[Le meurtre de la rue d’Antrain] (Chapitre 1) : la découverte du crime et l’enquête.

Dans les années 30, la ville de Rennes est bouleversée par un crime sordide : un vieil homme est retrouvé mort étouffé chez lui. Cambriolage qui tourne mal ou meurtre prémédité ? Tandis que la police mène une enquête implacable, les coupables sont déjà en fuite. Une traque haletante de dix mois s’ensuit, dévoilant peu à peu les sombres secrets d’un crime qui hantera longtemps la capitale bretonne et au-delà. Ce récit est basé sur une histoire vraie, telle qu’elle a été rapportée par la presse locale de l’époque.

13 novembre 1931

En ce matin du 13 novembre 1931, un épais brouillard s’attarde sur Rennes, serpentant silencieusement le long des rues comme pour masquer un drame en devenir. Les rares réverbères peinent à percer cette épaisse couche grise, et l’atmosphère, déjà lourde de l’automne, semble peser encore plus sur la ville endormie. Traversant le Boulevard Volney, Paul Fouilleul chemine tranquillement comme à son habitude, fidèle à son rituel quotidien. Le pas tranquille, il se dirige vers la petite maison du 153 de la rue d’Antrain, celle de son vieil ami laitier, Alphonse Lemordant (différentes écritures sont utilisées dans la presse, Lemordant, Lemordand, Mordant, ou bien Mordent à partir de 1932, NDLR). Chaque matin, Paul s’arrête pour y récupérer son litre de lait, échanger quelques mots et profiter de l’amitié simple qui les lie. Mais ce jour-là, quelque chose cloche. La modeste maison, habituellement animée à cette heure reste étrangement calme. Trop calme.

Arrivé devant la maison, Paul remarque d’emblée un détail qui ne lui plaît guère : la porte d’entrée est fermée à clé. Ce n’est pas dans les habitudes d’Alphonse. Paul frappe à plusieurs reprises, appelle son ami. Le silence comme seule réponse. Un frisson d’inquiétude commence à lui courir le long du dos. Hier soir, en fin de journée, le laitier a refusé de partager un verre avec lui prétextant une grosse fatigue. « Est-il souffrant au point de ne pas ouvrir ? », se demande Fouilleul. Alors qu’il s’efforce de manipuler la poignée sans succès, Angèle Perussel, la voisine d’à côté, apparaît à l’angle de la rue. Elle non plus ne comprend pas pourquoi la porte reste close. D’ordinaire, Alphonse est sur pied bien avant l’aube, et les bruits familiers de ses activités matinales devraient résonner déjà dans tout le quartier. D’ailleurs, il lui arrive régulièrement de réveiller le voisinage par ses chansons et sifflements dès 4 heures du matin. Courageux à l’ouvrage, c’est lui qui assure l’entretien du vaste jardin qui entoure la maison dont les produits, joints à la vente du lait qu’il tire de trois vaches, lui permettent de vivre. Pourtant, ce matin, rien. Le silence est rompu par les seuls beuglements des vaches attachées dans l’étable, et laissées sans soin.

Déterminés à découvrir ce qui se trame, Paul et Angèle décident de contourner la maison. Iels se faufilent par une brèche dans la haie, se retrouvant devant la porte arrière. Paul jette un coup d’œil à travers les carreaux. Rien ne semble inhabituel au premier abord. La table est mise, des poireaux reposent là, le lit est à moitié visible dans la pénombre… Mais il faut en avoir le cœur net. C’est Paul qui, d’un coup de bâton, brise un carreau. Sa main tremblante déverrouille la porte, et à peine a-t-il pénétré dans la maison qu’il découvre un spectacle de désordre. Les tiroirs sont renversés, l’armoire grande ouverte, des boîtes à bijoux brisées gisent au sol, éparpillant leur contenu sans valeur. « Ils ont cambriolé ici », murmure Paul, la voix éraillée par l’angoisse. Pourtant, l’horreur n’a pas encore totalement révélé son véritable visage. Paul avance lentement, jusqu’à ce que son regard tombe sur le lit. Là, une forme humaine se distingue sous les draps froissés. Le cœur battant à tout rompre, Paul s’approche et découvre avec horreur le corps sans vie d’Alphonse Lemordant, bâillonné et les mains liées dans le dos. Un cri qu’il ne peut retenir s’échappe de sa gorge. Paul se précipite dehors, hurlant pour appeler à l’aide et prévenir les autorités. En quelques minutes, le quartier est envahi par les forces de l’ordre, leurs manteaux sombres se mêlant à la brume épaisse. Une enquête commence. Le froid du mois de novembre semble soudain plus perçant.

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Le 16 novembre, les langues se délient…

Du 13 au 16 novembre 1931

En ce matin du 13 novembre 1931, c’est l’effervescence autour de la petite ferme du 153 rue d’Antrain. Après la découverte du corps, la scène du crime est déjà bouclée, et encerclée par une foule de curieuses et curieux tenu·es à bonne distance par la maréchaussée. Car beaucoup s’approchent au plus près de l’horreur, comme pour se faire peur, défilant en grand nombre devant la maison du crime. Celle-ci se compose de deux pièces attenantes. Il y a là une cuisine qui sert également de chambre, car c’est dans le lit situé dans cette pièce que le corps de Lemordant a été découvert. La seconde est une chambre à proprement parler, où se trouvent deux lits, deux armoires, et une commode. L’entrée de la maison se fait par deux portes donnant toutes deux sur la cuisine, l’une du côté de la route, l’autre du côté du jardin. C’est la première porte que Fouilleul et Perussel ont dû forcer pour entrer, car le ou les meurtriers se sont enfuis après avoir fermé derrière eux la porte côté du jardin et en emportant avec eux la clé, probablement dans l’espoir de retarder la découverte du crime. Aucun signe de lutte n’est visible sinon cette chaise qui semble avoir été renversée lors de l’attaque. Mais rien n’indique que le jardinier ait opposé une résistance farouche à son ou ses agresseurs.

Les autorités, convoquées en urgence, se pressent autour de la demeure, cherchant à comprendre l’horreur qui vient de s’y dérouler. Il y a là, le procureur de la République, M. Guillot. À ses côtés, M. Ricaud, le juge d’instruction, un homme méthodique, qui prend des notes, tandis que M. Valérie, le greffier, tente de suivre le flot des conversations avec un air concentré. Non loin de là, M. Lelièvre, le substitut du procureur, qui échange à voix basse avec Le Bihan, le commissaire central. Un peu à l’écart, près de la porte arrière où le carreau brisé laisse encore filtrer un souffle glacé, M. Lhuillier, chef de la Sûreté, discute discrètement avec M. François, le commissaire du 1er arrondissement. Leur ton est grave, empreint de cette solennité qui accompagne toujours les affaires les plus sordides. On relève déjà la découverte de traces de vomissements à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Les vêtements du célibataire endurci sont retrouvés, soigneusement posés sur le lit, et ne portant aucune trace de souillure.

Pendant ce temps, le docteur Baderot, médecin légiste réputé pour son calme olympien, s’affaire déjà autour du corps inerte d’Alphonse Lemordant. Après un examen rapide, et ne pouvant constater que le décès, ses sourcils se froncent légèrement, il relève la tête vers les enquêteurs, sa voix tranchante comme un scalpel : « Mort par asphyxie, due au maintien du visage enfoui dans l’oreiller… Sur le cou, ici, des traces d’ecchymoses qui indiquent que la victime a été serrée à la gorge, et là des égratignures » L’autopsie, menée quelques heures plus tard par le docteur Millardet, précisera qu’on avait en outre tenté d’étrangler le jardinier, et qu’enfin, il avait reçu un coup-de-poing en plein visage.

L’enquête de voisinage le confirme rapidement : Alphonse Lemordant n’a jamais eu d’ennemis. Bien au contraire, c’était un homme serviable, apprécié de tout le monde. Un grand enfant, diront certains, malgré son penchant pour la boisson. D’un naturel jovial, Alphonse accordait facilement son amitié, trop vite peut-être ? Cette confiance excessive l’a-t-elle conduit à sa perte ? Ce qui est certain, c’est qu’Alphonse Lemordant a été attaqué dans la nuit de jeudi à vendredi par quelqu’un qui en voulait à son argent. C’est la conviction des enquêteurs après avoir recueilli le témoignage de la sœur de la victime, Mme Pain, boulangère à Médréac, arrivée elle aussi en hâte à Rennes avec son mari après avoir été prévenue par télégramme. « Mon frère avait hérité de notre tante, Mme Lemordant née Grasland, décédée voici trois semaines, avec qui il avait toujours vécu. Il devait avoir chez lui un minimum de cinq à six mille francs en billets de banque. » déclare-t-elle, la voix teintée d’amertume. Lorsque le commissaire François appose les scellés sur la maison du crime, il ne trouve qu’une maigre somme : 105 francs en pièces de 5 francs, dissimulés derrière une pile de draps, deux livrets de Caisse d’Épargne avec des montants dérisoires, un billet de 10 francs, et quelques francs en petite monnaie cachés sous une armoire. La preuve est faite. Tout cela laisse penser que le ou les malfaiteurs, après avoir trouvé ce qu’ils cherchaient, ont rapidement pris la fuite, satisfaits de leur butin.

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La foule devant la « maison du crime »

Dans ce quartier d’habitude si paisible, l’annonce d’un meurtre fait l’effet d’une déflagration. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Cette agitation fiévreuse n’échappe pas aux enquêteurs, qui, quelques jours plus tard, recueillent des témoignages d’une importance capitale. En effet, trois jours après le drame, deux hommes au comportement suspect ont été aperçus aux abords de la maison le jeudi soir. Ce témoignage vient des jeunes sœurs Martin, âgées de 14 et 12 ans. En rentrant chez elles aux alentours de 19 heures après leur travail, elles remarquent, devant la demeure d’Alphonse Lemordant, deux individus au comportement étrange. L’un d’eux porte un trench-coat clair. Tous deux semblent chercher une brèche dans la haie qui entoure la propriété. Inquiètes mais intriguées, les jeunes filles se dissimulent dans l’ombre, observant la scène. Elles entendent même un fragment de conversation : « Cette nuit », murmure l’un des hommes, comme un signal à peine voilé. L’une des sœurs voit l’un des hommes enjamber le fossé bordant la route, prêt à escalader la haie. Ce détail glace les enquêteurs, MM. Lemarchand et Lemonnier, qui se lancent alors dans une traque implacable.

Les jours suivants, l’enquête prend un nouveau tournant. Décisif cette fois, grâce au témoignage d’une habitante de la rue de Penhoët. Une nouvelle pièce du puzzle se met en place. Dans la nuit de vendredi à samedi, cette dernière surprend, dans le couloir de son immeuble, une conversation chuchotée entre deux jeunes hommes. Mme C., attentive malgré l’heure tardive, saisit une phrase inquiétante : « Surtout, pas un mot, ne dis rien ; ce sont eux qui ont fait le coup. » Il n’en faut pas plus pour qu’elle fasse le lien avec l’assassinat qui agite toute la ville. Elle se rend dès le lendemain chez les enquêteurs pour leur rapporter ces mots troublants. Ces informations permettent avec l’aide d’un voisin de palier de Mme C. de mettre un nom sur l’un des suspects : Gustave Cotto, ancien ouvrier peintre, désormais sans emploi ni domicile fixe, et malheureusement connu des services de police pour quelques menus larcins. Un nom qui s’inscrit désormais en lettres capitales dans les registres de la police, marquant le début d’une chasse à l’homme qui tient toute la ville en haleine.

■ La suite → [Le meurtre de la rue d’Antrain] (Chapitre 2) : les premières arrestations…


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