[Le meurtre de la rue d’Antrain] (Chapitre 3) : la cavale de Lelièvre s’arrête à Paris

Dans les années 30, la ville de Rennes est bouleversée par un crime sordide : un vieil homme est retrouvé mort étouffé chez lui. Cambriolage qui tourne mal ou meurtre prémédité ? Tandis que la police mène une enquête implacable, les coupables sont déjà en fuite. Une traque haletante de dix mois s’ensuit, dévoilant peu à peu les sombres secrets d’un crime qui hantera longtemps la capitale bretonne et au-delà. Ce récit est basé sur une histoire vraie, telle qu’elle a été rapportée par la presse locale de l’époque.

■ Dans l’épisode précédent : Au matin du 13 novembre, on découvrait, à Rennes, dans la petite maison qu’il habitait au faubourg d’Antrain, le cadavre de M. Alphonse LeMordant (ou Mordent, ou Lemordent, NDLR). Le quinquagénaire gisait sur son lit, les deux bras étroitement liés derrière le dos. Il portait à la nuque une large et profonde blessure. Une somme relativement importante avait disparu… le jardinier venait d’hériter d’une tante. L’enquête permit rapidement d’identifier les meurtriers. Il s’agissait de deux dangereux repris de justice. François Franc, 43 ans, et Gustave Lelièvre, 24 ans. Le « coup » leur avait été indiqué par un jeune ouvrier-boulanger de 17 ans, André Hervault, et un peintre en bâtiment Gustave Cotto. Mais Franc et Lelièvre sont toujours en cavale… Enfin toujours… 

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APRÈS L'ASSASSINAT DE LA RUE D'ANTRAINGUSTAVE LELIÈVRE, L'UN DES MEURTRIERS DU « PERE ALPHONSE », EST ARRÊTÉ A PARIS, AU QUARTIER LATIN

27 Novembre 1931

Le journal - 27/11/1931
Le journal – 27/11/1931

C’est une de ces nuits d’automne où la ville Lumière n’a plus que le nom. La brume épaisse se glisse dans les ruelles sinueuses, enroulant les silhouettes errantes et pressées, les transformant en des fantômes mystérieux. Au commissariat du quartier de la Sorbonne à Paris, M. Vesperini, secrétaire de service, se prépare à affronter une nuit ordinaire, sans se douter que le hasard va lui faire croiser le chemin de l’un des criminels les plus recherchés de France.

Vers deux heures du matin ce soir-là, trois agents, parcourent à vélo les ruelles sombres du quartier universitaire où étudiant·es, prostitué·es et marginaux se croisent sans se voir. Ils aperçoivent deux silhouettes dans le renfoncement d’une porte cochère, rue de la Bûcherie. Les hommes, se croyant sans doute invisibles, se reculent pour mieux se cacher à l’approche des policiers. Saisissant le malaise, les agents, intrigués, descendent de leurs montures et les interpellent pour une simple vérification d’usage. Le premier homme présente ses papiers sans protester. Le second, plus nerveux, balbutie une histoire alambiquée, prétendant avoir oublié son portefeuille dans un autre veston laissé dans un hôtel dont il a oublié le nom. C’est louche. « Vos moyens d’existence ? » demande l’agent. « Pas un sou en poche », répond l’homme, le regard baissé. Cet homme, c’est Gustave Lelièvre, mais les policiers ne le savent pas encore. Les deux hommes sont emmenés au poste de la rue de la Huchette pour vagabondage, et se retrouvent coincés avec d’autres individus ramassés à la sortie des estaminets louches.

Au poste de police, l’atmosphère est lourde et moite. Très vite, l’angoisse de Lelièvre, et son accent régional attirent l’attention. Deux agents originaires de la Mayenne, surpris par ce patois qui leur est familier, commencent à l’interroger. Sous la pression, Lelièvre lâche de vagues détails mais suffisamment suspects. Les agents décident alors de passer à la vitesse supérieure, et le font conduire devant le secrétaire de service du Commissariat de la Sorbonne. Le bâtiment est situé à 300 mètres du poste, et c’est déjà sous bonne garde et menottes aux poignets qu’il y est conduit. Il est 5 heures du matin. Certains fêtard·es sortant des cabarets connus du quartier, notamment du Caveau des Oubliettes et de l’ Auberge Rouge, s’amusent du spectacle. Iels ne se doutent pas un instant que c’est l’assassin rennais que les agents encadrent.

Devant M. Vesperini, le secrétaire de service, Lelièvre comprend que sa fuite touche à sa fin. « Pourquoi n’as-tu pas de papiers ? » commence M. Vesperini. Lelièvre s’accroche à sa première version, qu’il a changé de veston avant de se rendre dans le quartier. Mais comme l’individu porte un costume marron pas trop défraîchi et entièrement assorti, le secrétaire du commissaire n’y croit pas, et rétorque « Tu mens ! D’ailleurs, où est ton autre veston ? ». « Je l’ai jeté » répond Lelièvre.  « Où ? ». – « Dans la rue ! » – « Pourquoi ? », demande Vesperini. Acculé, celui-ci finit par parler d’une voix froide et détachée. « Je m’en suis débarrassé parce que je suis traqué. Je suis Lelièvre, recherché pour le meurtre du laitier de la rue d’Antrain, mais je vous dirai tout de suite que je ne suis que le complice de François Franc. Moi je n’ai fait que le guet. », avoue-t-il. Il se met à table et raconte : un coup planifié lors d’une nuit de débauche, une rencontre décisive avec un autre complice, au nom de Cotto, qui leur a fourni le diamant pour découper la vitre du vieil homme. Le soir du meurtre, seul Franc est entré chez Lemordant et en est ressorti les poches pleines d’or. « Quand il sortit, Franc me dit avoir étranglé le vieux. II avait trouvé une partie de son magot et des pièces d’or qui d’ailleurs sonnaient dans ses poches. Sans faire le compte du vol, il m’a remis une somme de 2.300 fr. avant de disparaître dans la nuit. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Moi, j’ai pris le train de 6 heures pour Le Mans, puis Rouen, et enfin Paris, où j’ai été arrêté, sans un sou, affamé et gelé. » À la question de savoir pourquoi il a pris part à ce crime, Lelièvre répond sans hésitation : « On crevait de faim. » Les aveux de Lelièvre sont consignés, il est reconduit au poste pour y passer la journée. À la tombée de la nuit, encadré par deux agents solides, il traverse les rues silencieuses du vieux Paris, escorté jusqu’au Dépôt, en attendant son extradition vers Rennes. Quelques jours plus tard, la lourde porte de la Maison d’arrêt de la capitale bretonne se refermera sur ce nouveau pensionnaire.

9 décembre 1931

Après avoir refusé de répondre au premier interrogatoire au lendemain de son arrivée à Rennes, Gustave Lelièvre, accompagné de son avocat, accepte finalement de se soumettre aux questions de M. Ricaud, le magistrat de la première chambre d’instruction de la ville de Rennes. Cette confrontation s’annonce déterminante. Lelièvre est bien conscient que les failles de son récit ont déjà été repérées, et que ses mensonges ne tiendront pas longtemps face à l’examen scrupuleux du juge. Jouer au plus malin ne servirait à rien. Le moment des révélations est arrivé.

Devant le magistrat, Gustave Lelièvre nie être l’instigateur du « coup » et rejette toute intention de tuer. Pourtant, il accepte de prendre la part de ses responsabilités, il décrit ainsi les événements avec une clarté troublante. Affolé par les cris du père Lemordant et craignant de perdre le contrôle de la situation, il avoue avoir frappé le vieil homme. Il le terrasse sur son lit et maintient sa tête enfoncée dans l’oreiller jusqu’à ce que sa respiration cesse, tandis que Franc le bâillonne et lui attache les mains dans le dos. « J’ai contribué au meurtre, admet-il. Je ne le nie pas, mais c’est Franc qui a porté les coups décisifs. Oh, combien je regrette ce que j’ai fait. Je n’ai jamais voulu tuer. »

Quelques jours plus tard, lors de la reconstitution, Lelièvre guide les autorités vers un coin reculé, derrière un petit tas de fumier, où il s’est agenouillé, attendant nerveusement le signal. C’est précisément à cet endroit que, le jour même de la découverte du crime, le substitut Bouriel avait remarqué sur la terre humide la marque nette d’un genou. « Je m’étais accroupi derrière ce tas de fumier, mes yeux perçant l’obscurité, fixant la porte que mon complice devait ouvrir » raconte-t-il. Il poursuit son récit : « Quand j’ai atteint la porte que Franc venait de déverrouiller, j’ai entendu Lemordant crier à l’aide. Franc était déjà sur le lit, il maintenait le vieux sous lui, essayant d’étouffer ses cris de ses mains. Alors, je me suis approché, lentement. J’ai saisi la tête de Lemordant entre mes mains, son visage enfoui dans l’oreiller. Et là, je l’ai enfoncée de toutes mes forces. Cinq minutes. Cinq longues minutes, jusqu’à ce que les cris s’éteignent… jusqu’à ce que plus aucun son ne sorte. »

28 mai 1932

Le 26 mai 1932, la Cour d’Assises d’Ille-et-Vilaine ouvre les débats sur le drame de la rue d’Antrain. L’instruction, menée avec détermination et habileté par le juge Ricaud, a conduit Gustave Lelièvre à admettre sa pleine responsabilité dans le meurtre. Il a même confessé être celui qui a serré la gorge du père Lemordant, lui donnant ainsi la mort. Quant à Gustave Cotto, qui n’a pas pris part au crime et semble n’y être impliqué d’aucune manière, a bénéficié d’une ordonnance de non-lieu. En revanche, André Hervault, dont la complicité est plus solidement établie, puisque c’est lui qui aurait désigné le « coup à faire », est retenu par l’accusation. Il comparaît donc, aux côtés de Lelièvre, devant le jury. François Franc, toujours en cavale, est jugé par contumace.

Au cours de l’audience, Lelièvre se lève. Il est très pâle, les lèvres serrées comme pour retenir un souffle qu’il n’ose plus expirer. Et c’est d’une voix à peine audible qu’il entame son récit, celui de son crime.

« C’est Franc qui passe le premier à travers la haie, pénétrant dans le jardin comme une ombre qui se faufile entre les feuilles. Je le suis, nerveux, le cœur battant. Nous atteignons le cellier. Franc s’arrête, boit un coup de cidre comme si de rien n’était. Puis, ensemble, nous faisons le tour de la maison. Nous comprenons rapidement qu’entrer dans la maison ne sera possible que si Lemordant lui-même vient nous ouvrir. Alors, nous prenons la décision d’attendre. C’est le 12 novembre, la nuit est bien avancée. Inutile de risquer de tout faire échouer en réveillant le jardinier à cette heure. Nous montons dans le grenier à foin et là, tapis dans l’ombre, nous guettons. Toute la nuit du 12 au 13 novembre s’écoule ainsi, et la journée qui suit semble s’étirer à l’infini. Le 13 novembre, vers 18 heures, une occasion se présente. Lemordant s’éloigne pour traire une vache dans un pré voisin. Franc saisit une barre de fer, prêt à frapper. Je comprends alors qu’il veut assommer le vieux. Mais je l’en empêche. Voler, oui, mais tuer… non, pas ça. »

« Lemordant revient, rentre chez lui, reprend ses habitudes. Vers 19 heures, il sort encore, cette fois pour aller chercher un pot de cidre dans son cellier. C’est à ce moment que Franc s’infiltre dans la maison, se glissant sous les couvertures d’un lit dans une pièce attenante à la cuisine. Il attend, patiemment, que Lemordant revienne et s’endorme. Dehors, je reste dans le jardin, prêt à bondir au signal de Franc. L’attente est longue, pesante. Puis, soudain, je vois la lumière de sa lampe électrique à travers la fenêtre. C’est le signal. Je me précipite vers la maison. Je ferme la porte derrière moi. L’obscurité est totale, oppressante. Pourtant, je distingue Franc, déjà accroupi sur le lit, luttant avec Lemordant qui se débat, tentant de crier. Franc a réussi à ligoter les mains du vieux, et pour le réduire au silence, il lui assène un coup-de-poing en plein visage. Mais Lemordant, loin de se taire, hurle de plus belle, appelant à l’aide. Franc, le tenant fermement entre ses jambes sur le lit, se tourne vers moi. Je m’approche, mes mains trouvent le cou de Mordent, et je le force à enfoncer sa tête dans l’oreiller. »

« Je sens que je vais m’évanouir. Je sors, je m’effondre dans le fossé, à la lisière de la haie du jardin, sur le chemin de la Motte-Brûlon. Je reste là, à attendre Franc, qui est resté pour chercher l’argent dans la maison. Franc est venu me retrouver, apportant l’argent et une bouteille de Calvados dont je bus une gorgée pour me donner du courage.. Nous avons fui et c’est près du canal que Franc m’a remis 2.000 francs un billet de 1.000 francs, un billet de 500 francs et le reste en billets de 50 francs. »

Lelièvre se défend, et charge François Franc le plus possible. Les absents ont toujours tort. Quand le président d’audience M. Borel de la Rivière pose à Gustave Cotto cette question embarassante : « Qui vous a demandé le diamant ? » – « C’est Lelièvre ! » affirme l’apprenti. – « Encore une fois, c’est faux, rétorque Lelièvre C’est Franc qui a demandé ». Le président fait bien comprendre à Cotto la gravité de la situation. « Vous avez juré de dire toute la vérité, lui dit-il, il ne faut pas mentir, sinon, vous vous exposeriez aux rigueurs de la loi ». Cotto, pour finir : « Je jure que je dis la vérité. » Enfin, voici un témoin appelé par la défense, Jean-Marie Hervault, oncle d’André. M’ Chotard-Barbot l’ayant fait venir pour lui demander de faire devant le jury un tableau de l’enfance malheureuse de son neveu. « C’est un gosse qui a été élevé dans le laisser-aller. »

La Cour d’Assises d’Ille-et-Vilaine condamne Gustave Lelièvre à la peine des travaux forcés à perpétuité, André Hervault à la peine de 4 ans de prison, et François Franc est condamné à mort par contumace par  le 28 mai dernier, à la suite de l’assassinat du jardinier Alphonse Mordent, commis le 13 novembre 1931.

L'assassin de la rue d'Antrain a sauvé sa tête
L’assassin de la rue d’Antrain a sauvé sa tête

La suite → [Le meurtre de la rue d’Antrain] (Chapitre 4) : de l’échappée à l’échafaud (ou presque)


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