« Honteux », « scandaleux », « inacceptable », les adjectifs ne manquent pas pour qualifier l’action abjecte de la police rennaise. En cette belle matinée du mois de mai, toute la ville ne parle que de ça et ne décolère pas… Mais revenons quelques mois en arrière pour comprendre la situation.
En 1903, l’importante maison Forioso, située rue Legraverend, est une usine d’apprêtage de soie. A l’intérieur, on y travaille les poils de porcs. On les lave, les nettoie, les passe dans des bains spéciaux avant de les vendre en brosserie. Rien de bien glamour, me direz-vous, mais l’apprêtage de soie est utilisé pour la confection d’objets divers comme des pinceaux ou des brosses.
Fin mars, une ouvrière souhaite s’informer du montant de sa paie suite à sa nouvelle affectation. Conseillée par son mari, ouvrier lui aussi chez Forioso, la discussion avec le contremaître va dégénérer et prendre un vilain tour. Sans autre forme de procès, le couple est renvoyé sur le champ ! Illico presto. A cette époque, le dialogue social n’est qu’illusion. Choqué par cette réaction excessive, l’ensemble des salarié⋅e⋅s (une soixantaine) improvise une réunion sur le pont Saint-Martin dès le soir même. La décision est alors prise de reprendre le travail seulement si les époux sont réintégrés à l’effectif.
Le lendemain, promesse tenue, personne n’est venu travailler. L’usine reste vide. Certain·e·s voient là une belle occasion pour constituer une véritable force face à l’adversité des patrons brossiers[+ d’1fos]. En effet, depuis longtemps, on ne cesse de réclamer de meilleures conditions de travail. Dans une lettre adressée au quotidien Ouest-Éclair, Mr Bachelot, secrétaire du comité de la Grève, décrit « la situation malheureuse » qui a poussé au conflit. Salaire de misère pour un travail insalubre. Les employé·e·s passent en effet la journée dans l’humidité et dans des lieux infestés « de poussières malpropres qui irritent la gorge ». Les conséquences sur la santé sont désastreuses puisque « beaucoup se retrouvent à l’hôpital à cause de la tuberculose… » Une grande réunion à laquelle participe l’ensemble des salarié·e·s de tous les apprêtages et des fabriques de Rennes se tient justement à la bourse du travail ; un appel à la solidarité est lancé !
Après une fin de non-recevoir des patrons brossiers, c’est au tour des travailleu·r·se·s des maisons Maury, Guibert et une partie du personnel de la maison Largeault d’imiter leurs camarades et de grossir les rangs du mouvement. Un seul mot d’ordre : la grève ! Seule la maison Oberthûr, proche du cimetière de l’Est refuse de s’impliquer. Malgré cette étincelle, les employeurs ne se laissent pas impressionner et plutôt que de répondre aux attentes légitimes de leurs salarié·e·s, ils menacent de fermer leurs usines si tout ne rentre pas dans l’ordre rapidement. « Les usines ne restent ouvertes que par raison d’humanité et pour ne pas débaucher les ouvriers. Si la grève continue, les ateliers seront obligés de fermer et risqueront de ne plus ouvrir » ose écrire le patronat dans une déclaration commune[+ d’1fos] . Prévoyant·e·s, les ouvrier·ère·s se constituent une caisse de grève. Le combat risque de durer. Ils·elles avaient raison.
Le 15 Avril, une cinquantaine de personnes se poste devant l’usine Oberthûr, avenue du cimetière de l’Est dans le but d’empêcher leurs camarades de se rendre au travail. Les grévistes leur reprochent de ne pas se solidariser. Malgré quelques pourparlers, les grévistes finissent par crier « A bas Oberthûr », « A bas les feignants » en regardant tout ce petit monde rentrer bien sagement à l’usine une fois la cloche sonnée.
Et malheureusement, au fil des jours, la misère gagne les foyers. Pas de travail, pas d’argent ! Le découragement et la crainte d’une grande précarité divisent. Une anecdote illustre ces propos. René Blanchet et Louis Ménard, deux ouvriers de la maison Forioso se décident à reprendre le travail. Cette malheureuse idée est aussitôt connue de leurs camarades, qui, outré·e·s de cette trahison viennent à leur rencontre à l’entrée du pont Legraverend. Forcément, le ton monte assez vite. Ici, comme partout ailleurs, on n’aime pas les « jaunes », ces briseurs·euses de grève. Une fois les premiers arguments exposés, il a suffi d’une parole malvenue ou d’un geste mal interprété pour qu’une bagarre éclate. Louis Ménard frappe le premier selon son propre récit mais se fait rapidement molesté(+d’1fos). En tombant, il se fracture la jambe. De son côté, Blanchet s’en tire avec quelques contusions. Cet incident sera jugé en septembre 1903 ; des peines allant de 6 à 30 jours de prisons avec sursis seront prononcées contre les grévistes ayant participé à la rixe.
Le 05 mai, c’est l’escalade. En début d’après-midi, un rassemblement est vite dissipé par la police devant l’usine Forioso. Sans être découragé·e·s, les grévistes prennent la direction du quartier Saint-Hélier. En chantant des airs révolutionnaires comme l’Internationale ou la Carmagnole, toutes et tous se postent devant la fabrique de Mr. Largeault. Des salarié·e·s sont encore en train de faire tourner la machine capitaliste. Vers 19 heures, à l’heure où l’on troque sa blouse de travail pour des habits plus confortables, la tension est palpable. Cependant, la police toujours bien informée est venue en nombre aux alentours. Face à face, sommation et puis c’est la charge. L’ordre est donné de disperser l’attroupement. Quelques cris « Mort aux Vaches !», « Vive la grève ! », « A bas les exploiteurs ! » n’y changeront rien. Flics et patrons, même combat !
Treize personnes sont arrêtées. Après une nuit passée au poste, les 7 hommes sont libérés au petit matin. Il n’en est pas de même pour les 5 femmes qui sont inculpées de « délit de vagabondage » par la police des mœurs. Ces dernières, mères de famille ou jeunes filles, sont conduites aussitôt au dispensaire où l’outrage d’une visite sanitaire leur est infligé. A l’époque, seules les prostituées ou les « filles publiques », selon l’expression de l’époque, subissent cet affront. Cette visite sanitaire a lieu, séance tenante, dans un local contigu au bureau des mœurs, pratiquée par les soins du médecin inspecteur désigné. A rennes, il s’agissait du Docteur Perrin de la Touche. Cela ne s’invente pas. D’ailleurs, rien n’a été épargné à ces ouvrières qui, selon les propos rapportés par Mr Bachelot, ont du subir des plaisanteries grossières et des paroles outrageantes… bref, le sexisme ordinaire !
On apprendra plus tard que deux d’entre elles avaient été expulsées de chez elles puisqu’elles ne pouvaient plus payer leur loyer. Une fois mises à la porte, certains malotrus se sont empressés d’alerter les autorités comme le rapporte Les Temps Nouveaux, ce journal anarchiste fondé par Jean Grave. « Les ouvriers et ouvrières brossiers de cette ville se sont trouvés, à la suite d’une grève, dans un état de profonde misère. C’est au point que des femmes et des jeunes filles, n’ayant plus d’abri, furent réduites à passer la nuit dans les corridors des maisons, quelques-unes même dans la rue. Les propriétaires ont mis à la porte de leur domicile quelques malheureuses ouvrières que la police, prévenue, s’est empressée d’arrêter pour « délit de vagabondage ».
« Honteux » , « scandaleux », « inacceptable »… c’est donc cette nouvelle qui indigne la population rennaise en ce 07 mai 1903. Même le Ouest-Éclair prend fait et cause pour ces femmes en lançant une souscription afin de leur venir en aide financièrement. Des lettres de soutien sont envoyées au journal pour publication. Face à cet abus, il devait y avoir des sanctions. C’est chose faite quelques jours plus tard et cela n’est pas pris à la légère ! Des hommes politiques remontent l’affaire aux oreilles du Président du Conseil, Emile Combes. Ni une ni deux, une enquête est demandée auprès du préfet de l’Ille-et-vilaine. Les conclusions du rapport sont sans surprise et un décret est vite signé. On ordonne ainsi la mise à la retraite anticipée du commissaire central, Mr Laffite. Le commissaire de police du 2ième arrondissement, Mr Gondelle, n’est pas en reste puisqu’il est muté dans le Nord, à Halluin et l’agent Tribodet est disgracié, transferé dans un autre service(+d’1fos). Enfin, les trois jeunes femmes seront aussi reçues par le Préfet et l’incident, discuté au sein de la chambre des Députés. C’est dire l’
Malheureusement, les semaines passent et rien ne bouge malgré une demande de conciliation des ouvrier·ère·s auprès du juge Cuault. Le patronat joue la montre et laisse pourrir la situation. Méthode habituelle mais efficace. Le destin collectif rentre souvent en conflit avec l’immédiateté de certaines problématiques personnelles. « Tous les camarades blâment et réprouvent énergiquement la conduite des jaunes qui sont restés au travail […] La non-réussite incombe à ceux qui n’ont pas quitté leur travail » écrira la commission syndicale. C’est donc avec une certaine frustration et le cœur serré que la grève se termine sans victoire ni avancée. Le 24 mai 1903, après plus de sept semaines de lutte inégale, les ouvriers et les ouvrières en brosserie reprennent le travail.
Source : Ouest-Éclair Avril/Mai/Septembre 1903