[Histoire] : Au 23 de la rue d’Inkermann, on feignait d’oublier la guerre d’Espagne…

Nous sommes en 1937. Quartier Arsenal-Redon… Le long de la rue d’Inkermann, il n’est pas rare d’entendre des injonctions dans la langue de Miguel Hernández. Et pour cause ! Au numéro 23, la vieille bâtisse est réquisitionnée par la préfecture d’Ille-et-Vilaine pour héberger une centaine de personnes, principalement des femmes et des enfants, qui ont fui l’Espagne alors en guerre. Poussées sur les routes de l’exil, elles font parties de la première vague de réfugié·e·s accueillie  dans notre département avant la terrible ′Retirada′ de 1939. Ainsi et dès que le temps le permet, les enfants ne se privent pas pour aller jouer dehors dans le jardin. Crier, courir, se défouler sont des étapes bien utiles pour essayer de retrouver un semblant d’innocence malgré les horreurs vécues et perpétrées par les adultes de l’autre côté des Pyrénées . Retour sur une histoire trop peu connue.

Un bébé de 14 jours dans les bras de sa mère espagnole // Ouest-Eclair – 10/06/1937

« Il est urgent de ne rien faire »

Eté 1936. Tandis que les Français·es s’apprêtent à polluer toutes les plages savourer leurs premiers congés payés, la démocratie Espagnole vit ses dernières heures. Le général Franco, depuis le Maroc Espagnol lance un « pronunciamento » et somme toutes les garnisons militaires à prendre le contrôle du pays en lieu et place du gouvernement légitime, élu par le peuple lors d’élections libres en février dernier. Mais la tentative de coup d’Etat échoue grâce notamment aux milices ouvrières très vite mobilisées. Depuis, c’est l’embrasement. Sans utiliser le terme de « guerre civile », trop réducteur, le pays entre en guerre. (NDLR : de manière schématique), d’un côté, le camp progressiste et révolutionnaire emmené par les camarades anarchistes de la CNT et de la FAI et de l’autre côté, celui des nationalistes et des fascistes avec à leur tête des généraux félons.  La guerre va durer 3 ans, sorte de grande répétition avant la seconde guerre mondiale.

REGARDS – Edition Mai 1937

Et même si Léon Blum souhaite la victoire des républicains, il acte le principe d’une non-intervention en étroite relation avec les britanniques. L’opposition de la droite française et les divisions internes ont cruellement pesé dans la balance. Les premières exactions et la violence des affrontements vont jeter des milliers d’espagnol·e·s sur la route de l’exode et les pousser à tout abandonner pour  venir se réfugier en France et ce, dès la fin Août 1936, comme l’indique Jeanine Sodigne Lostau dans sa thèse(1). Le président du conseil met toutefois un point d’honneur à organiser leur accueil. En tout cas, dans les premiers mois. Des instructions sont données aux préfets afin de recenser les locaux susceptibles de les recevoir. Cependant, tout n’est pas si rose, et encore moins ′rouge′ comme les affiches du Front Populaire. L’historienne Geneviève Dreyfus-Armand décrit l’embarras des pouvoirs publics : « la politique d’accueil est définie par tâtonnements et ajustements successifs et les instructions générales sont parfois difficilement répercutées et appliquées au niveau local. Le droit d’asile est affirmé et pratiqué mais devant les flux répétés des exodes deux comportements récurrents s’affirment : les limitations à l’entrée sur le territoire et les incitations aux retours. Bien que plus de 13 millions de francs de crédits aient été votés pour l’aide aux réfugiés espagnols sous le gouvernement de Léon Blum et 55 millions au cours du second semestre de 1937, le souci constant est de réduire les coûts entraînés par l’assistance aux plus nécessiteux. »

Photo de groupe de la centaine de réfugié·e·s // Ouest-Eclair

Primeros pasos (les premiers pas…)

Nous sommes en juin 1937. La situation en Espagne devient de plus en plus dramatique au sein du camp républicain. Le courant modéré largement influencé par les communistes sacrifie l’élan révolutionnaire et on assiste à la répression brutale des anarchistes et des militants de l’organisation du POUM (parti ouvrier d’unification marxiste). A des centaines de kilomètres de là, escorté par des navires de guerre anglais comme le destroyer « Fortune » ou « Royal Oak » jusqu’à la Rochelle puis acheminé en train, un groupe de réfugié·e·s arrive en gare de Rennes dans la nuit. Alertée et prévenue par les autorités de la Charente-Maritime, la Préfecture a déjà réquisitionné la grande demeure du 23 de la rue d’Inkermann. Situé entre deux petits parcs, celle-ci est assez vaste pour les accueillir. Et puis, elle n’était pas habitée, autant qu’elle serve à quelque chose ! De menus travaux dirigés par les services municipaux permettent d’installer rapidement plusieurs chambrées. Gabrielle Garcia et Isabelle Matas, dans le livre « La mémoire retrouvée des Républicains espagnols », nous apprend que le groupe se compose de 41 femmes et de jeunes filles et de 63 enfants. Le plus grand a tout juste 13 ans, le benjamin, un bébé d’à peine 14 jours. On n’ose imaginer les conditions sanitaires de l’accouchement. Un seul homme est présent : un grand-père, vieux de 83 ans qui a pu suivre sa fille et ses petits-enfants.

Façade de l’immeuble, du 23 Rue d’Inkermann – Ouest-Eclair / Juin 2017

Les réfugié·e·s viennent de la région de Bilbao et de la ville de Guernica, ravagée par les bombardements de l’aviation de la Légion Condor, envoyée le 26 avril 1937 par Hitler et Mussolini afin de soutenir Franco. Après avoir pris quelques nourritures, une soupe pour les adultes, du lait pour les plus petit·e·s, tout ce petit monde s’est endormi de fatigue et d’émotions. Enfin, certains ont sans doute mis plus de temps à trouver le sommeil que d’autres comme ces 5 orphelins, rescapés des bombardements grâce au courage d’une voisine du village. « Que d’angoisse dans leurs regards » écrit le journaliste de Ouest-Eclair.

Dès le lendemain matin, les docteurs Baderot(2), Thanoux et Andrieux, des services municipaux d’hygiène, procèdent à la visite médicale afin de s’assurer que personne n’est atteint d’une quelconque maladie contagieuse. La gale, la fièvre typhoïde ou rougeole sont fréquentes et le souvenir de la pandémie de la très-mal-nommée grippe espagnole, responsable de 25 à 50 millions de morts à la fin de la Première Guerre mondiale, est encore bien présent dans les esprits.

Pendant ce temps, l’office municipal de placement (NDLR : l’ancêtre de notre pôle emploi) représenté par son directeur Mr Fouglet répertorie l’ensemble des professions exercées par les femmes et jeunes filles susceptibles de pouvoir travailler. La famille Lopez, connue des rennais·es pour leur commerce de glaces et des altéristes pour avoir fait la misère à la famille Mestre (lire ici), se met spontanément à la disposition des autorités pour servir d’interprètes. Certains soldats des régiments des alentours (10ième et 41ième R.A.C.) viennent aussi grossir les rangs de l’entraide. Chacun·e commence donc à prendre ses marques et la vie s’organise au fur et à mesure. Mais le traumatisme de la guerre n’est jamais bien loin. A chaque fois que résonne dans le ciel la sirène de la caserne de l’Arsenal, situé à deux pas d’ici, c’est la panique générale dans tous les étages ! La sirène ressemble à celle qui annonçait l’arrivée des avions larguant leurs bombes meurtrières aux populations civiles espagnoles.

Mr Lopez et le vieillard espagnol de 83 ans // Ouest-Eclair

Quelques jours plus tard, par la voix de Mr Basilaire, le commissaire central, un appel au don est lancé à la population rennaise, preuve d’une certaine improvisation dans l’accueil. On pare au plus pressé. Le groupe manque de tout. Il n’a pu emporter avec lui que peu d’affaires personnelles. La demande, pompeuse et ampoulée, relayée par la presse est entendue et de nombreux colis sont envoyés par la population quand d’autres viennent directement les déposer rue d’Inkermann. Des manifestations s’organisent également en soutien : kermesses (notamment par le comité rennais du front populaire), bal de bienfaisance (NDLR : la recette de celui du 14 juillet est partagée entre la caisse des écoles et les réfugié·e·s). Des dons financiers sont envoyés de la part de la ligue des droits de l’Homme, des dons de nourriture, de la part de l’Ecole d’agriculture, des commerçants, et des primeurs de la ville. Mr Martin, directeur de la blanchisserie du Progrès, rue de Nantes et accessoirement adhérent au club breton de cyclisme, le « Véloce-Club », fournira des torchons, des serviettes et autres toiles et tissus pour améliorer le quotidien.

L’accueil semble donc des plus chaleureux même si la solidarité entre les peuples reste fragile. L’exemple de ce qu’il s’est passé à Vitré est assez révélateur. Fin juillet, le bruit court dans toute la ville que l’aide aux refugié·e·s se ferait au détriment des enfants de la cité. Selon la rumeur, les ressources financières destinées aux colonies de vacances seraient détournées pour subvenir aux besoins des familles espagnoles. Le maire est obligé de démentir cette allégation lors d’un conseil municipal. Les fake-news ne datent pas d’aujourd’hui.

« La France, tu l’aimes mais elle te quitte »

Avec la saison de l’automne, c’est une nouvelle attitude qu’adoptent les autorités. Les réfugié·e·s sont désormais persona non grata et fortement incité·e·s à retourner chez elleux. « S’il y en a que ça gêne d’être en France, […] qu’ils ne se gênent pas pour quitter un pays qu’ils n’aiment pas » scandait le  petit-nicolas Sarkozy, sinistre de l’intérieur sous Villepin en 2006. Mais bien avant lui, en 1937, on pouvait rêver d’y rester et être obligé de partir quand même. Marx Dormoy, ministre de l’intérieur SFIO, se défend pourtant de toute volonté d’expulsion ou de refoulement comme indique le communiqué ci-contre. On joue sur les mots. L’ambiguïté demeure. Déjà ! « Cette mesure a pour cause une mesquine question d’économie » dénonce le journal l’Humanité.  « En effet, seuls les réfugiés espagnols dont les frais de subsistance sont à la charge des collectivités ou de l’Etat français, sont invités à regagner l’Espagne par la frontière de leur choix… »

Ainsi, le 07 octobre 1937, 6 mois après le bombardement de Guernica, des femmes, des enfants, des nourrissons, des vieillards sont renvoyé·e·s dans un pays en guerre. Cet après-midi-là, un train est spécialement affrété. Il est divisé en deux convois. Bien séparés. L’un ira jusqu’en Espagne gouvernementale tandis que l’autre s’arrêtera en Espagne Franquiste. Des pleurs, des rires, des chants de l’internationale se font entendre sur les quais. L’ambiance est électrique. « Pauvres femmes, pauvres gosses. Vers quel destin sont-ils partis ? » s’interroge le journaliste de Ouest-Eclair venu observer la journée. Vers quelles représailles, pouvons-nous ajouter. A 18h12 précisément, le  train quitte la gare. « Puissent les malheureux qu’il emporte trouver encore quelque joie à retourner chez eux ? » Ce sont par ces mots que s’achève l’article du quotidien régional.

Jour du départ – Ouest-Eclair

Depuis, les portes de l’immeuble de la rue d’Inkermann se sont refermées, emportant avec elles les rires des enfants. Le vide et le silence ont repris leurs places d’autrefois. Sur les 600 réfugiés en Ille-et-Vilaine de l’année 1937, il n’en reste plus que 21 fin décembre(3). Lorsque Rennes fera face de nouveau à l’exode espagnol de plus en plus important, le camp militaire de Verdun près de la route du polygone, actuel boulevard Volney, deviendra le principal point de chute (avec l’hospice de La Piletière et la minoterie de Saint Cyr). L’ambiance y sera beaucoup moins accueillante et chaleureuse. Pour ne pas dire le contraire.

Cette histoire est aussi la nôtre. Il est impossible de ne pas voir de similitudes avec la situation actuelle. Les associations venant en aide aux personnes migrantes ne cessent de dénoncer la politique française. Des états généraux des migrations s’organisent pour alerter, discuter et montrer que la prise en charge des réfugié·e·s peut se faire avec humanité… Malheureusement, il semble que nous n’apprenons pas de nos erreurs. L’histoire est un perpétuel recommencement. Et ce n’est pas rassurant !


L’attitude de la France face à la Guerre d’Espagne 

1937 : l’arrivée des premiers réfugiés espagnols

Les fantômes de Franco hantent encore Madrid

Réfugiés espagnols : quand la France choisissait l’infamie

CHEZ RAMON ET PEDRO, HISTOIRE D’UN BAR RENNAIS


(1) : L’IMMIGRATION POLITIQUE ESPAGNOLE EN REGION CENTRE (CHER, EURE-ET-LOIR, INDRE, LOIR-ET-CHER, LOIRET) DE 1936 A 1946

(2) Le docteur Batherot – 1942 :

(3) Cf. page 340 du livre La mémoire retrouvée des Républicains espagnols 

Ils ne passeront pas. Le fascisme veut conquérir Madrid. Madrid sera le tombeau du fascisme !

1 commentaire sur “[Histoire] : Au 23 de la rue d’Inkermann, on feignait d’oublier la guerre d’Espagne…

  1. Joseph Gonzalez

    Ce ne sont pas deux Espagne qui s’affrontent. Le pronunciamiento est mis au pas dès le 20 juillet.
    Il n’y aura pas de guerre civile mais l’invasion du territoire espagnole par des forces ETRANGERES (Maures, italiens, Allemands, Portugais). En face la République et les Brigades internationales;
    cessons de jouer le jeu du fascisme espagnol et des gens de la non intervention en vehiculant cette notion réductrice de guerre civile…

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