« Ça se passe bien, les enfants ? » À l’étage d’un bar de la rue Duhamel, tout près de la gare, quinze gamins organisent l’effondrement du capitalisme et l’avènement des jours heureux – sans partiels, sans maître et sans État. Avec sa tête blanche et sa barbe fournie, le patron monte s’enquérir de leur sort. Avec aussi les mains pleines de coupelles d’anchois, et avec l’âge d’être leur grand-père ; ça compte. Avec encore, dans sa bienveillance naturelle, une leçon de choses : fraternisez, les enfants. Faites la révolution, mais restez bons copains.
C’était à la fin des années 1990 et c’est le premier souvenir qu’on a de Pedro – qui était déjà une figure de la vie rennaise quand on souillait nos couches. Son bar – Chez Ramon et Pedro – a ensuite continué, comme il l’a toujours fait, d’accueillir tout ce qu’il se faisait de rêveur et de subversif ; et aussi les gens qui n’avaient pas d’avis, et ceux qui jouaient de la guitare, chantaient en breton, taquinaient la fléchette ou levaient simplement le coude en riant très fort. Un endroit pour tous les âges, pour toutes les conditions et toutes les opinions – même si le navire accusait un fort gîte à bâbord. Un endroit simple et joyeux, qui a fini aussi par abriter les réunions d’alter1fo.
Ça tournait comme ça depuis des décennies, on aurait cru que ça ne changerait jamais, et puis voilà : Pedro a pris sa retraite, il y a quelques semaines. Ça n’est pas triste: elle est bien méritée. Ça n’est même pas vraiment une fin : Willy, le galettier de la rue St-Hélier, a repris l’affaire (rebaptisée Le chat bavard).
Alors que le nombre de licences IV a été divisé par deux à Rennes en 10 ans, que le patrimoine immatériel de la fête rennaise semble en voie d’aseptisation mortifère, nous avons demandé à Pedro de nous raconter l’histoire de son bar – qui est celle de la ville. Lui et Marie, sa femme, nous ont offert leur table et leur temps pour nous conter cette épopée. Elle éclot dans les soubresauts tragiques du XXe siècle européen, opère une plongée saisissante dans l’après-guerre rennais, épouse joyeusement le virage estudiantin d’après 68 ; mais tout commence à Vallibona, petit village du Levant espagnol.
No pasarán : du rêve espagnol à la guerre perdue
C’est là, en 1909, que naît Ramon Mestre, le père de Pedro et fondateur du bar. Dans cette région agraire de grands propriétaires terriens, la misère est le lot commun des journaliers et de la grande armée des forçats de la terre. Comme d’autres, Ramon émigre à l’âge de 14 ans : il rejoint un oncle électricien à Montpellier, chez qui il reste 4 ou 5 ans.
De retour à Valence, il se met au service d’un marchand de fruits et légumes, dont il fréquente la fille. À cette date, il semble qu’il a déjà rejoint les anarcho-syndicalistes de la CNT – la Confédération Nationale du Travail –, qui rassemble plus d’un million de travailleurs.
À cause, peut-être, d’une histoire de cœur, Ramon retourne à Montpellier ; tandis qu’en Espagne, les oppositions politiques se radicalisent et qu’une première tentative révolutionnaire est violemment réprimée dans les Asturies.
En juillet 1936, un soulèvement militaire nationaliste tente de renverser le gouvernement de Front populaire, tout juste élu avec le soutien de la CNT. Il faut sauver la République : immédiatement, Ramon rejoint l’Espagne sur une mobylette que son oncle lui a fournie.
La suite appartient aux livres d’histoire. En Catalogne, en Aragon et dans la Communauté valencienne, ouvriers et paysans s’attellent à la construction d’un socialisme anti-autoritaire, aux antipodes de la Grande Terreur stalinienne qui fait rage à l’est. Le vent d’espoir qui souffle alors sur Barcelone inspirera l’Hommage à la Catalogne de George Orwell, présent sur les lieux à partir de décembre 1936 ; de ce récit, le réalisateur Ken Loach fera le principal matériau de son film Land and Freedom (1995).
Hélas, la république espagnole est abandonnée à son sort par les démocraties européennes, y compris le front populaire français, au prétexte d’éviter l’embrasement continental – tandis que le général Franco bénéficiera du soutien des régimes totalitaires italien et allemand. Le seul allié des forces progressistes espagnoles est soviétique, et son aide – très mesurée – prend la forme d’un coup de poignard dans le dos. Les communistes espagnols, portés par l’appui russe, imposent l’arrêt de l’expérience révolutionnaire. Rien ne doit gêner Staline dans sa quête de respectabilité diplomatique : le courant révolutionnaire est écrasé par les armes dès 1937, ce qui accélère la défaite finale du camp républicain.
Comment Ramon, le petit commis de Valence, a-t-il vécu l’effondrement tragique de ce rêve espagnol ?
On sait qu’il se bat, sur le front du Levant et en Catalogne ; guère plus. « Le faire parler de ça, je n’ai jamais pu », raconte Pedro. « J’ai appris des choses plus tard, quand d’autres Espagnols ont fréquenté le bar ». Le père garde, c’est sûr, une solide rancœur contre les communistes.
En 1939, c’est la débâcle finale : il faut fuir devant l’avancée des nationalistes. « Mon père a traversé l’Ebre sans savoir beaucoup nager, il a été sauvé par deux copains qui l’ont aidé ». Les parents de Ramon, restés à Vallibona, sont fusillés. Deux de ses trois frères, enrôlés de force par les nationalistes et déserteurs malchanceux, avaient déjà été passés par les armes ; l’aîné, que Ramon n’a jamais revu, était resté fidèle à l’armée franquiste.
Dans l’enfer des camps de concentration français.
En 1939, Ramon et 450 000 autres Espagnols passent la frontière française. Le gouvernement radical-socialiste Daladier, qui a très vite reconnu Franco, tente de contenir l’afflux de réfugiés dans des camps de regroupement.
« Mais très vite, raconte Pedro, tous les camps provisoires étaient pleins. Comme ils étaient débordés, ils ont parqué mon père et 80 000 autres à Argelès, le long d’une plage… Il faut s’imaginer : ils s’étaient battu pour un changement, un idéal et tout ! Et du jour au lendemain, ils se retrouvent derrière des barbelés, sur le sable, sans rien. On les désarme ! Et pas de nouvelles, pas de courrier… Les femmes étaient souvent passées en premier, dispatchées dans d’autres camps ». La faim et la dysenterie tourmentent les ventres des combattants vaincus, la promiscuité et l’ennui met leurs esprits au supplice ; 216 hommes, selon le décompte officiel, trouveront la mort à Argelès.
Le premier convoi de pain qu’envoie la Croix-Rouge est protégé par des gardes à cheval. « Mais les gens avaient tellement faim que les gardes sont repartis sans les chevaux. Tu te rends compte, un cheval, c’est de la nourriture pour 50 personnes ! » Les cravaches claquent, les fusils tirent, des hommes tombent…
Dans cet enfer, Ramon rencontre ses premiers Bretons. « Pour éviter les fraternisations de part et d’autre de la barrière, les autorités avaient notamment envoyé des gardes bretonnants, qui ne parlaient pas français [ainsi que des tirailleurs sénégalais, ndlr]. Sauf qu’eux-mêmes, ils manquaient de tout… Les Espagnols avaient de l’argent sur eux. Il y avait des démerdards qui arrivaient à faire rentrer des cigarettes, les mecs fumaient et le pauvre gars qui les gardait dehors n’avait rien à fumer ; alors il s’est instauré une entraide, le garde fermait les yeux sur plein de choses. »
Les semaines passant, la vie au camp se structure progressivement : « Ayant une culture révolutionnaire importante, ils se sont organisés dans la lutte et la dignité. Ils ont construit des latrines, des baraques ; mon père a appris à jouer aux cartes, aux échecs, il y avait toutes sortes d’activités. »
Certains Espagnols trouvent à s’employer dans les fermes avoisinantes. Un travail non rémunéré, bien sûr, mais c’est l’occasion de voler de la nourriture pour permettre à ceux restés au camp de subsister. Ramon, qui parle bien français, trouve une place chez un châtelain des environs : il est chargé de garder son fils, revenu fou des colonies. Le garçon est armé ; l’Espagnol manque d’y laisser sa peau, mais ramène au camp de nombreuses victuailles.
Sauver sa peau : un anarchiste espagnol dans la France occupée
L’histoire de Ramon se serait-elle arrêtée là, qu’on l’aurait jugée convenablement traversée par les tragédies de son temps. Mais la guerre civile espagnole n’est qu’un prélude au second conflit mondial ; en juin 1940, c’est la défaite française et tout recommence.
Pedro raconte : « On les a sortis du camp pour aller travailler : les Allemands avaient besoin de main-d’œuvre ». Comme beaucoup d’Espagnols jugés dangereux, Ramon est d’abord promis au travail dans les camps allemands ; par deux fois, il s’échappe des wagons à bestiaux qui devaient l’y acheminer. « Il tenait un mois, deux mois, il était caché par des braves gens…. Il a été repris à chaque fois ». La troisième fois, il est affecté à la construction des bases sous-marines du mur de l’Atlantique. Il faut absolument s’enfuir : dans ces chantiers confinés en caisson sous-marin, les ouvriers qui survivent échappent rarement à la surdité et à la folie. Ramon saute à nouveau du train et parvient à intégrer l’arsenal de Saint-Malo. Il s’emploie alors, comme beaucoup de ses compagnons, à travailler le moins possible et à voler tout ce qu’il peut – au péril du peloton d’exécution.
On est en 1944. Déjà 8 ans de guerre, de camps, de privations ; huit années consacrées à sauver sa peau, le prix d’une révolution vaincue. Le 6 juin, les troupes alliées débarquent en Normandie ; la fin prochaine d’un long calvaire ?
Il faudra d’abord qu’un beau jour du mois d’août, un obus laisse Ramon éventré, gisant les tripes à l’air au milieu des décombres. Alors que les frappes alliées se poursuivent sur Saint-Malo, c’est au bord de l’agonie qu’il est évacué vers l’Hôtel-Dieu de Rennes.
Ramon à Rennes : seconde vie, nouveau départ
Au service de Saint-François, où une centaine de grands brûlés de guerre partagent le même dortoir, le salut de l’anarchiste espagnol viendra d’une religieuse portant cornette ; sœur Denise, entrée dans les ordres par dépit amoureux. Cette femme autoritaire, régnant sur son mouroir du haut de son mètre quatre-vingt, contrevient à l’avis des médecins en obligeant Ramon à ingurgiter des litres d’eau ; elle finit par le remettre sur pied.
Aux côtés de la religieuse, un ange costarmoricain officie comme aide-soignante : « Ma mère l’a soigné à l’hôpital, raconte Pedro. Ils n’ont jamais fêté leur mariage civil, ils ont toujours fêté une autre date bizarre, quelque chose a dû se passer un autre jour… Ils se sont mis en ménage avec la bénédiction de la bonne sœur, qui a dit à mon père : ‘ Si tu la rends malheureuse, t’auras affaire à moi Ramon ! ‘ »
Le couple hispano-breton s’installe impasse de la Crèche, rue Saint-Hélier, où une nouvelle vie commence alors. Tout ne sera pas facile ; mais enfin, ce n’est plus la guerre. C’est un quotidien de travail harassant et de joies simples, dans une ville où beaucoup gardent en mémoire le vieil espagnol et sa femme qui tenaient toujours table ouverte ; c’est l’histoire de Ramon à Rennes, et c’est demain sur alter1fo.
Chez Ramon et Pedro, histoire d’un bar rennais:
2-Le temps des ouvriers (1945-1969)
3-Renaissances (1969-2014)
Les soirées chaloupées chez Pedro… Que de formidables rencontres au bar de ce qui restera mon meilleur souvenir de Rennes… Une façon fraternelle d’éviter les auges à étudiants du centre ville. Et la fierté d’avoir connu le bar et Pedro au tout début des années 90 puis d’avoir été fidèle jusqu’au dernier soir…
Ah que de souvenirs de soirées de sangria et de bière pendant mes années estudiantines. Tout compte fait, je me demande si je n’ai pas passé plus de temps chez Pedro qu’à la Fac de Sciences Eco!
On y croisait des ouvriers venus avec leur panier casse-croûte, les serveurs des restaus du coin, et nous étudiants joyeux…
Avec l’arrosage de la mort de Franco, hénaurme!!!
Une bise à Pedro avec le regret de n’avoir pas pu être présent lors de cette dernière soirée…
Quel regret de n’avoir pas pu répondre présent pour la dernière soirée…Que de bons souvenirs!
Merci!
Merci de faire un aussi long et chouette papier sur cette belle épopée et ces grands personnages rennais! Un grand merci à Pedro et Marie pour tout ce qu’ils ont pu nous transmettre d’humanité! Je vais tellement regretter de ne pas avoir mangé de leur paella une dernière fois!
Que de souvenirs immémorables dans la caverne de Pedro, pendant dix années. Les amis, la pêche et les soirées hautes en couleurs…
J’aurai aimé connaître Ramoneur et Pérou dans leur bar et refaire le monde
Ramon et Pedro saleté d’écriture intuitive !
merci et bonjour si il y a unesuite je veux la connaitre pour toutes ces années passées ensemble bisess mes meilleurs souvenirs !
C’est vrai qu’on y a beaucoup bu ri chanté joué dans les années70/ 80 ,nous c’était l’époque « renaissance de la Bretagne »et chansons en kan ha diskan (chantées ou braillées???) C’est aussi là qu’on s’est rencontré il y a 40 ans maintenant …..
Pedro a toujours eu l’art et la manière d ‘accueillir comme s’il t’attendait depuis longtemps !!!!et le plus fort c’est que nos propres enfants ont pris la relève et ont été accueillis de la même manière chaleureusissime…. Merci pour tout Pedro Mestre .
Le meilleur endroit jamais rencontré…
Partis à Nantes après les études, « Ramon et Pedro sera ce qui nous a le plus manqué…et nous manque encore aujourd’hui.
Merci Pedro pour ton humanisme exceptionnel et les assiettes de paella que tu nous déposais parfois !!!
Bon vent à toi !
Christelle et Erwan.
C’est en 1978 que j’ai découvert le bar « Chez Ramon et Pedro ». Ah, les soirées à jouer aux fléchettes, à refaire le monde dans cette ambiance si chaleureuse et tellement humaine. On était parfois bien nombreux dans ce bar, mais on y faisait des rencontres extra.
Il y avait la sangria et les paëllas… Et bien d’autres souvenirs.
Je découvre ce site seulement aujourd’hui (14/01/2023).
Porte-toi bien Pedro et belle retraite à toi.
Mikael