PARTIE 3 – De nouvelles archives dévoilées sur le camp d’internement des nomades de Rennes

Passionné d’histoire et notamment celle de Rennes, on adore se perdre dans le labyrinthe virtuel d’Internet en surfant sur des sites tels que wiki-rennes, le portail documentaire du musée de Bretagne, et d’autres blogs plus confidentiels afin de découvrir d’anciennes photographies ou de vieilles anecdotes locales.
Plus sérieusement, nous avons appris récemment l’existence d’un camp d’internement des populations tziganes à Rennes
(Lire Partie 1 – Un camp d’internement des nomades à Rennes, NDLR) durant la Seconde Guerre mondiale, créé à la demande de l’occupant allemand, et surveillé par la police française. Après un premier travail de recherche documentaire, nous avons eu envie de pousser nos investigations en allant aux archives départementales. Et pour nous, c’était une première. Il n’est jamais trop tard pour bien faire !

PRÉCISIONS :
Arlette Dolo est l’une des premières personnes à avoir travaillé sur ce terrible sujet dès l’année 1986. Ses travaux en ont inspiré d’autres beaucoup plus tard, comme ici ou . Aussi, l’article qui suit n’est ni un travail d’historien, ni un travail d’archiviste. Nous n’en avons ni la prétention, encore moins les compétences, le but étant juste de centraliser des informations. Bonne lecture !

SITUATION HISTORIQUE

Rappelons le contexte, d’abord. Attention, on résume sévère !

  • En 1912, une loi impose une réglementation spécifique d’exception aux populations dites nomades. C’est l’apparition du carnet anthropométrique d’identité, qui deviendra plus tard carnets de circulation en 1969.
  • Le 6 avril 1940, le président de la république française Lebrun signe un décret-loi interdisant la circulation des nomades sur l’ensemble du territoire métropolitain et leur impose « une résidence forcée sous la surveillance de la police et de la gendarmerie ».
  • Le 04 novembre 1940, une ordonnance allemande exige leur internement systématique dans des camps administrés et surveillés par les autorités françaises. Action-réaction, dans chaque département, les préfets demandent à la gendarmerie de recenser, puis de regrouper les nomades et de les surveiller. Une multitude de camps s’ouvrent dans l’urgence, dont un à Rennes en novembre 1940 dans la périphérie Sud-ouest, rue Leguen de Kerangal, sous la tutelle de la Préfecture d’Ille-et-Vilaine.
  • Pendant la seconde guerre, entre 3 000 et 6 000 Tsiganes sont internés dans l’indifférence la plus totale, dans trente camps pour nomades. Parmi les plus importants : Poitiers, Montreuil-Bellay, Rennes, La Forge à Moisdon-la-Rivière, Choisel, Linas-Montlhéry, Mulsanne, Arc-et-Senans, Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes.

Plaque commémorative – alter1fo

Arlette Dolo, Historique du camp des nomades de Rennes.

Pour cette première visite aux archives départementales (lire PARTIE 2 : Entre Histoire et Mémoire, come as you archives ! , NDLR), nous avions sélectionné au préalable les dossiers que nous voulions consultés dans l’espoir innocent de pouvoir lire un maximum de choses en un minimum de temps. Bon, on vous alerte de suite, ç’est pas ouf comme technique : on s’éparpille et ça donne très vite mal à la tête !

Tout d’abord, nous avons lu « Historique du camp des nomades de Rennes, 1939-1945 »(1), le mémoire d’Arlette Dolo. Expliquant sa démarche en introduction, la jeune femme laissait ses interlocutrices et interlocuteurs évoquer le camp uniquement si iels le souhaitaient. Sans pression, ni dictaphone ou micro-enregistreur. Les souvenirs douloureux s’estompent peut-être avec le temps, mais ce dernier ne libère pas pour autant la parole.

Pourtant, même si le mémoire d’une cinquantaine de pages contient des informations précieuses, car inédites, Arlette Dolo écrit qu’il lui a semblé « qu’on ne désirait pas spécialement s’étendre sur ce sujet-là, touchant à l’intime des familles internées  […] peut être par prudence ou pour ne pas faire ressurgir d’anciens démons. »

On apprend aussi qu’Yves Milion (maire de Rennes, 1944 à 1953), et Henri Fréville (maire de Rennes, 1953-1977) ont été contactés par téléphone. Ces derniers affirment ne « strictement rien » savoir au sujet du camp. Cette méconnaissance illustre bien la complexité du travail mémoriel. Entre oubli, déni, désintérêt, et disparition des témoignages directs, il ne reste que très peu de traces, et surtout beaucoup de zones d’ombre.

Archives Départementales_2 J 614 – Extrait du Mémoire d’Arlette Dolo

Nous avons par un heureux hasard pu recueillir également ce témoignage d’un rennais, qui se souvient :

« J’ai bien connu dans ma jeunesse le camp des nomades entre la rue Prosper Proux et le Bd Albert 1er, on le traversait pour aller au bois de Bréquigny. Aussi, je me souviens du « bourdon » et de la « guêpe », mari et femme, lui en vélo, elle dans la remorque ; lui assez bien portant, elle assez maigre, d’où l’expression Bourdon et guêpe. Je me souviens aussi du marchand de peau de lapin. « Hi, Hi, Hi », disait-il en passant dans les rues avec son vélo, le conduisant d’un bras, l’autre était amputé. Ceux-là habitaient au camp des nomades, et ils vivaient des choses que les habitants leur donnaient pour aller les vendre chez Monnier route de Lorient (chiffon, journaux, peaux de lapin…).

J’ai souvent croisé les enfants, pas méchants du tout, écartés seulement, mais fiers. Les chiens loups nous faisaient peur et c’était normal pour des enfants, mais personne n’a été mordu par eux à ma connaissance. Il y avait également le camp Victor Rault avec ses baraques en bois, avec Coco bel œil… un surnom que les enfants n’aimaient pas qu’on donne à leur père. Mais quand on est enfant, on est dur avec les autres. Puis plus loin, le camp Marguerite, le champ des allemands etc… j’ai vécu à proximité durant ma jeunesse, une jeunesse heureuse, des voisins isolés certes, car rangés dans des conditions précaires, mais pas méchant du tout. Autre chose que ce que l’on connait de nos jours. Ceux-là étaient pauvres, mais nobles et on leur doit cette reconnaissance. Voila le témoignage que je voulais vous délivrer. toutes considérations faites, nous étions heureux dans ce voisinage. »


Internement des nomades, cote 134W18

Archives Départementales_134 W 18 · Internements. 1940-1942

Ensuite, nous avons feuilleté le lourd dossier du nom barbare de 134W18(2). Et là, on rentre véritablement dans le dur. À l’intérieur, il y a des noms, des instants de vie, de la détresse. Parfois, un visage. Nos premières lectures sont plutôt malaisantes. Comme une impression désagréable de ne pas être à notre place. Pire, on se sent aussi moite qu’un voyeur planqué derrière un arbre à regarder quelque chose sans y être invité. Et ça, pour l’instant, on se le prend en pleine face. Mais on fait avec.

On apprend que la prison de Vitré a été dans un premier temps envisagée pour devenir le lieu d’internement des populations tsiganes du département. Mais problème. Aucun terrain ne la juxtapose. Impossible pour les familles de stationner avec leurs roulottes. Les autorités allemandes renoncent donc à cette idée. C’est par défaut qu’elles jettent leur dévolu sur l’ancien camp servant aux réfugiés espagnols, situé au sud de Rennes, près du boulevard Albert 1er.

Archives Départementales_134 W 18 · Plan du camp

Après une visite des lieux par les autorités allemandes, la décision est confirmée. La Feldkommandantur (unité de commandement militaire) ordonne de « terminer pour le 12 novembre 1940 au plus tard l’installation prévue du camp. » La préfecture se met en ordre de marche, et s’exécute rapidement pour « rénover deux baraquements encore en mauvais état, acheminer du matériel de couchage, de cuisine et de chauffage ». Les archives départementales conservent encore quelques factures liées à ces travaux de rénovation. Quelques exemples ci-dessous :

  • Entreprise LEHON, pose de clôture de fils de fer barbelés d’une hauteur de 2 mètres tout autour du camp ;
  • Entreprise Drouin, chargée de l’aménagement des baraquements ;
  • Maison Colombo, travaux électriques.
Archives Départementales_134 W 18 · Bordereau – Maison Jobbé-Duval
Archives Départementales_134 W 18 · Bordereau Maison Colombo
Archives Départementales_134 W 18 · Avancement des travaux

Dès le 02 novembre 1940, la préfecture nomme Mr. Louis Martin, l’ancien commissaire central de Police à Rennes, comme directeur du camp. Par mandats de paiements réguliers, celui-ci dispose de crédits renouvelables tous les mois dans « la limite maximale de 20.000 Francs » pour assurer le fonctionnement du camp.

Archives Départementales_170 W 231 · Avances

Il a sous ses ordres un sous-chef comptable, un économe chargé de l’approvisionnement des stocks et de la gestion des flux, et six gardiens surveillants armés de révolvers, et « recrutés parmi des anciens sous-officiers en instance de pension d’invalidité ou de retraite proportionnelle. »


Louis Martin, Commissaire.

C’est en janvier 1938 que Louis Martin prend ses fonctions de commissaire central à Rennes, remplaçant Mr. Basilaire nommé à Lille. En mars 1939, au vu des circonstances exceptionnelles, François Château (maire de Rennes, de 1935 à 1944) nomme Mr. Martin, Régisseur d’avances, « pour assurer la subsistance des réfugiés espagnols recueillis dans les centres d’accueil du Camp de Verdun, du Moulin St-Cyr, de la Piletière et de tous les autres qui pourraient être créées par la suite ». Le 11 octobre 1940, Louis Martin prend sa retraite, et Fernand Morellon lui succède à la tête du commissariat.

Le camp, surtout des enfants.

Photo de Pierre Coïc, avec son accord

La majorité des personnes interné·e·s sont des enfants. Ce n’est pas une surprise : des familles entières vivent là-bas. Il y a même des nourrissons d’à peine quelques mois. On pense à Jeanne Z. , née quelques jours avant son internement. Ça choque forcément, mais c’est aussi ce qu’il se passe de nos jours au sein des centres de rétention administrative. Plus loin, une note policière nous apprend qu’une mère est décédée à la suite d’une « chute mortelle ». 4 orphelins de 17, 10, 6 et 2 ans se retrouvent livrés à eux-mêmes.


Quand le centre de rétention administrative de Rennes se prépare à accueillir des enfants


La vie à l’intérieur du camp reste floue, et peu précise malgré tout. Nous n’apprenons pas grand-chose de plus de ce qui a déjà été écrit ici → PARTIE 1 : Un camp d’internement des nomades à Rennes. Peut-être sommes-nous passés à côté de feuillets importants, c’est possible.

Il y a bien ici un témoignage qui évoque la présence d’un mirador (qu’on ne trouve pas sur le plan des architectes, NDLR) ; quelques carnets de vaccination, des certificats hospitaliers indiquant une présence médicale régulière ; des lettres de dénonciations ou des pétitions indiquant un rejet profond, voire de l’hostilité à l’encontre de la population non-sédentaire.

Archives Départementales_134 W 18 · Services Publics de Vaccination

Suite à une plainte du voisinage, on retient aussi qu’il a été exigé de faire tenir en laisse tous les chiens sous peine de fourrière, et que le directeur du camp n’hésitait pas à se montrer intransigeant envers certaines personnes. Quitte à prendre des décisions radicales, comme celle de les faire transférer vers des camps aux conditions plus difficiles. Voici l’extrait d’une lettre adressée au préfet : « Ne disposant pas de locaux disciplinaires […] j’ai l’honneur de vous demander de transférer cette famille vers le camp Moisdon-La-rivière »  

Archives Départementales_134 W 18 · Plainte d’un voisin au sujet des chiens errants (Mars 1942)
Archives Départementales_134 W 18 · Ordre est donné d’attacher tous les chiens (Avril 1942)

Allez si, un dernier point qui nous a marqué ! Il nous est arrivé de lire régulièrement  l’expression « camp de concentration ». Comme ci-dessous, cette lettre écrite par le directeur du camp qui se nomme lui-même « directeur du camp de concentration des nomades ».

Archives Départementales_134 W 18 ·

La grande évasion.

La privation de liberté, le manque de nourriture, et la malnutrition, la promiscuité, la sédentarisation forcée, l’ennui sont des souffrances permanentes. De fait, on espère quitter le camp le plus vite possible. Pour cela, on plaide sa cause auprès de la préfecture en envoyant des lettres manuscrites, bien souvent relues et annotées par le directeur du camp.

Certaines familles ne comprennent pas leur situation, d’autres estiment qu’il ne peut s’agir « forcément que d’une erreur » puisqu’iels possèdent une maison, et puis il y a les autres, ceux qui affirment vivre du fruit de leur travail, justifiant de leur statut de commerçants ambulants ou de forains. La préfecture répond parfois favorablement, comme ici en 1943 : « J’autorise le nommé D*** Charles à quitter le camp des Nomades, signé le préfet délégué. »

Archives Départementales_134 W 18 · Requête
Archives Départementales_134 W 18 · Requete

Mais si l’autorisation de sortie est refusée, et qu’il n’y a plus aucun espoir, alors, foutu pour foutu, on se sauve. On retrouve une dizaine d’avis de recherches suite à une évasion. Le directeur ira même jusqu’à écrire au Préfet pour lui demander de faire renforcer la clôture qui, selon lui, se montre insuffisante, et le prie d’installer un téléphone afin d’alerter au plus vite la police.

Archives Départementales_134 W 18 · Evasion (novembre 1940)

Chose amusante, si l’on peut dire, en 1946, on retrouve une facture de téléphone de 23 francs impayée, vivement réclamée par les P.T.T. Le directeur du camp de l’époque va alors signifier que puisque « ledit camp ayant été dissous à la libération au début d’aout 1944, le relevé dont il s’agit » ne le concerne pas.

Archives Départementales_134 W 18 · Facture de téléphone

Reconnaissance.

L’ordre est donné de fermer le camp en décembre 1944, bien après la libération de Rennes. Par la suite, le camp est occupé par des soldats russes-allemands. Dans les années 1970, le lieu est complètement détruit pour laisser place à un immeuble. C’est aussi au cours de cette période que de nombreuses lettres sont envoyées par des personnes souhaitant obtenir une attestation prouvant leur internement dans le camp des nomades de Rennes.

Archives Départementales_134 W 18 · Demande d’attestation d’internement (1962)
Archives Départementales_134 W 18 · Demande d’attestation d’internement (1967)

En 2012, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) et l’association AGV35 (Accueil des Gens du Voyage en Ille-et-Vilaine) demandent au conseil municipal d’apposer une plaque commémorative en souvenir de toutes ces personnes internées. En mai 2013, le maire de l’époque, Daniel Delaveau, dévoile officiellement cette plaque au 12 rue des Frères Louis et René Moine (face au centre social des Champs Manceaux, pourquoi cet emplacement ?, NDLR).

Ci-dessous, quelques articles de presse (Merci S.B. pour l’aide, NDLR)  :

En 2020, le Conseil d’État a rejeté la requête de deux associations de défense des gens du voyage visant à ouvrir la voie à un processus d’indemnisation pour les familles tsiganes victimes de spoliation durant la Seconde Guerre mondiale. Leur action devant la haute cour tendait à faire annuler le décret du 10 septembre 1999 instituant la commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) intervenues, comme le précise son intitulé, « du fait des législations antisémites mises en place par le gouvernement de Vichy ».

[1] Rédigé en 1986, il est si complet qu’il serait pertinent, selon nous, de le rendre exploitable et accessible au plus grand nombre (numérisation, reproduction, par exemple).

[2] W désignant des archives publiques postérieures au 10 juillet 1940, NDLR)

Retrouvez tous nos articles :

« L’internement des Nomades, une histoire rennaise (1940-1945) »

 

 

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