Il fut un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître où le 29 juin était un jour chômé dans les fermes situées en Ille-et-Vilaine et aux alentours. Sans mauvais jeu de mot, cette date était attendue de pied ferme car elle permettait à l’ensemble du personnel agricole de « monter » à la ville, comprendre à Rennes, afin de rencontrer petits et grands propriétaires en manque de main d’œuvre pour les récoltes à venir. De la Saint-Pierre (29 juin) à la Saint-Michel (29 septembre), la période était consacrée aux grands travaux fermiers (fenaison, moisson, chanvre…) et il fallait refaire son stock d’huile de coude ! « Moi, y a rien à faire pour travailler le jour de la Saint-Pierre, c’est congé ! Les patrons font comme moi, ils viennent à la ville. », relate un homme au journaliste du quotidien Ouest-Éclair.
Ainsi, une semaine après le solstice d’été (21 juin) se tenait chaque année « la foire aux domestiques », appelée aussi la « Louée » ou la « Louée de la Saint-Pierre » car le 29 juin, c’est sa fête, à Pierre !
Au cours de cette journée pleine d’effervescence, les hommes et les femmes, surnommé·e·s « les Perrins et les Perrinnes » (en référence à Saint-Pierre, l’Église catholique n’étant jamais très loin) se promenaient par petits groupes aux abords du champ de Mars et du boulevard de la Liberté. Les rues étaient noires de monde, tellement qu’on en venait presqu’à interdire aux enfants de venir jouer sur les trottoirs ou aux familles de s’y promener.
Pour se distinguer des simples badauds, celles et ceux qui étaient à la recherche d’une place arboraient un épi de blé ou d’avoine à la main, au chapeau ou à la boutonnière pour les hommes et une fleur au corsage pour les femmes, vêtues d’une robe noire et d’une coiffe paysanne. Les employeurs pouvaient ainsi plus facilement engager la conversation avec les interessé·e·s. On en rapporteune justement dans le journal : « Es-tu embauché ? – Pas cor ! – Alors combien demandes-tu, fais ton prix – 2 000 francs ! » En 1925, par exemple, 375 personnes ont ainsi été embauchées.
Chaque région avait d’ailleurs sa propre coutume. Lors de la « Louée de la Saint-Jean » à Issoudun, par exemple, les personnes cherchant à se louer arboraient une feuille de papier à cigarette à la boutonnière. Une fois d’accord avec le nouveau patron, la feuille était retirée et le patron donnait du tabac pour la rouler. source
Dans « La vie quotidienne des paysans bretons au XIXe siècle », Yann Brékilien raconte :
« A Rennes, à la Saint Pierre, le 29 Juin, jour de la foire aux gages, valets et servantes qui cherchent une place s’y rendent dès le matin. Les garçons ont mis à leur chapeau un épi ou une fleur de bruyère. Ils tiennent à la main une baguette blanche, ce symbole d’émancipation du temps de l’esclavage pour bien montrer que, si la veille encore, ils étaient subordonnées, ils sont, ce jour-là, les égaux de leurs maîtres. Les charretiers, eux, ont leur fouet autour du cou…»
Le salaire des 3 mois estivaux équivalait quasiment aux mois du reste de l’année. En effet, les longues journées d’été ensoleillées doublaient le nombre d’heures et les travaux, plus pénibles qu’en hiver, étaient mieux payés. Par contre, pas de surprise. La somme variait selon l’âge et le sexe. Les meilleures années, il était possible de réclamer 2 500 francs pour les femmes et jusqu’à 4 000 francs pour les jeunes hommes. Les plus résistants et expérimentés comme les charretiers (bras droit du fermier) s’aventuraient à réclamer d’autres avantages.
Le « deal » entre les deux parties était souvent conclu sous l’ombre d’un platane de l’avenue Janvier par une simple poignée de main ou par le don de quelques pièces d’argent – parfois proportionnel au salaire – à titre d’arrhes, qu’on appelait le « denier de Dieu ». Et gare à celui qui n’honorait pas son contrat !
Certain·e·s retrouvaient rapidement leurs ancien·ne·s patron·ne·s. Ce simulacre de réengagement était aussi un prétexte pour s’en aller boire un coup : il n’y a pas que le blé dans la vie ! De toute manière, chaque accord se finissait par une bolée de cidre dans les cafés voisins et par un bon gueuleton. On l’appelait « la soupe honteuse » car à peine embauché·e, le ou la salarié·e se mettait à table avant même d’avoir commencé à travailler !
Sans en faire tout un foin, certains esprits racontent que cette tradition de la « Louée » fut empruntée aux marins d’autrefois qui, à leur retour sur la terre ferme, se « louaient » en attendant de pouvoir repartir sur les flots. Mais que l’on ne s’y trompe pas ! Même si cela ressemble vaguement à des entretiens d’embauche à ciel ouvert, cette façon de procéder traduisait des rapports sociaux totalement inégaux. A cette époque, la théorie du ruissellement ne fonctionnait déjà pas ! Entre exploiteurs et exploités, il y avait un fossé infranchissable. On imagine bien quelques patrons en train de tâter les muscles saillants des jeunes hommes pour « valider » la marchandise ou jeter un regard lubrique sur les jeunes femmes qui viendront s’occuper de leur habitat.
Maurice Aghulon (Historien spécialiste de l’histoire contemporaine de la France du XIXe et des XXe siècles) raconte cette scène :
« les filles qui veulent embrasser l’état de domestique se présentent à la louée vêtues de leurs plus beaux atours, portant au côté un bouquet qui les distingue tandis que les hommes, pour le même motif, y tiennent une branche de verdure. Notre homme, cherchant servante, s’approche d’un groupe de jeunes paysannes en regarde une sous le nez, examine si les callosités de ses mains sont une garantie de travail, la fait marcher quelques pas pour juger si des défauts corporels ne font obstacle à une activité puis, avec un signe d’approbation, lui mettant dans la main une pièce de monnaie, conclut le marché. »
En plus, les dés étaient souvent pipés et les règles du jeu biaisées. Certains patrons peu délicats se réunissaient entre eux quelques jours avant le 29 juin pour fixer les prix et étouffer, en somme, toute velléité de meilleures rétributions.
Mais pour finir sur une touche plus joviale, il faut dire qu’une grande fête accompagnait la « Louée ». Depuis l’avenue Janvier jusqu’à la place de Bretagne, de nombreux stands et autres étalages de bric et de broc envahissaient les trottoirs. Ici, un marchand de statuettes, là, un marchand de tissus et plus loin, une vendeuse de chaussettes à 10 francs les 4 paires. Des manèges tournaient pour le plus grand plaisir des enfants à grand renfort de sons cacophoniques. Pour les plus mélomanes, il fallait écouter le jazz-band sous une tente installée près de l’école de communalesource. Toute la jeunesse et les forces vives de la nation bretonne, qu’elles soient embauchées ou simplement curieuses, venaient ainsi s’encanailler en ville, le temps d’une journée, pour danser, chanter et s’amuser ensemble. La bamboche, quoi !
La Louée déménagera sur le mail dans les années 60, conséquence de la construction de la salle omnisports sur le Champs de Mars selon Kristian Hamon source. Le musée de Bretagne possède quelques clichés de celle de 1961 (à voir ici). La modernisation des outils agricoles et la professionnalisation des métiers de l’agriculture mettront fin, petit à petit, à cette tradition des « Perrins et Perrines ».
Dictons pour la Saint-Jean (24 juin) « bon berger n’est plus à louer ». A la Saint-Lambert (17 septembre) « Qui quitte sa place la perd. »