Dans les années 30, la ville de Rennes est bouleversée par un crime sordide : un vieil homme est retrouvé mort étouffé chez lui. Cambriolage qui tourne mal ou meurtre prémédité ? Tandis que la police mène une enquête implacable, les coupables sont déjà en fuite. Une traque haletante de dix mois s’ensuit, dévoilant peu à peu les sombres secrets d’un crime qui hantera longtemps la capitale bretonne et au-delà. Ce récit est basé sur une histoire vraie, telle qu’elle a été rapportée par la presse locale de l’époque.
■ Dans l’épisode précédent : Au matin du 13 novembre, on découvrait, à Rennes, dans la petite maison qu’il habitait au faubourg d’Antrain, le cadavre de M. Alphonse LeMordant (ou Mordent, ou Lemordent, NDLR). Le pauvre quinquagénaire gisait sur son lit, les deux bras étroitement liés derrière le dos. Il portait à la nuque une large et profonde blessure. Une somme relativement importante avait disparu… le jardinier venait d’hériter d’une tante. L’enquête débute et rapidement, Gustave Cotto, ouvrier-peintre, est démasqué grâce aux nombreux témoignages recueillis par les enquêteurs.
Du 17 au 18 novembre 1931
L’après-midi s’écoule lentement sur la ville. À l’abri des regards, l’ouvrier-peintre Gustave Cotto, escorté par les inspecteurs Lemarchand et Lemonnier, pénètre dans le bureau feutré du chef de la Sûreté. Son visage, fermé comme un coffre-fort, et ses yeux fuyants, trahissent sa méfiance. Cotto n’a pas l’intention de se livrer si facilement. Lhuillier, chef de la Sûreté, s’installe derrière son bureau, l’air résolu. Avec une patience méthodique, il s’attache à amadouer Cotto, tout en distillant subtilement quelques provocations. À chaque évocation des preuves accumulées par les inspecteurs de la Brigade Mobile sur le lieu du crime — des empreintes digitales, des traces de pas dans le jardin, une marque indiscutable d’un genou pressé contre le sol, un cache-col ayant servi de bâillon, une ficelle formellement reconnue par son propriétaire — il observe la réaction de Cotto, prêt à faire craquer.
Les minutes, les heures s’égrènent, et le fil du récit, d’abord confus, se déploie lentement. « Oui, je connais ceux qui ont organisé ce cambriolage qui a mal tourné », avoue enfin Cotto d’une voix basse. « Mon camarade, celui qui était avec moi rue de Penhoët, les connaît aussi. » Il marque une pause, évitant le regard des inspecteurs, comme pour peser ses mots. « Quelques jours avant le drame, Bouvier et Lelièvre, deux compagnons de misère, m’ont proposé de participer avec eux. J’ai refusé. » Cotto raconte alors cette soirée dans un bistrot enfumé avec Bouvier, Lelièvre et un troisième complice, Hervault, livreur de pain pour le boulanger situé rue Saint-Malo. Ils ont parlé du cambriolage chez Lemordant. Une affaire simple, rapide, sans risque… « Je ne voulais pas y toucher » insiste Cotto, presque pour se convaincre lui-même. Mais Bouvier, que les autorités vont bientôt identifier sous le nom de François-Eugène Franc, un repris de justice notoire, n’en démord pas et insiste auprès du garçon. « Dans cette maison, il n’y a qu’un vieux de cinquante ans et une vieille encore plus âgée ! Ils sont riches, de plus de 800 000 francs. Une fortune ! » Hervaut, qui a travaillé chez le cousin du jardinier, boulanger de l’avenue du Guy de Baud, confirme lui aussi la richesse de Lemordant et de sa tante – décédée depuis.
Cotto continue son récit. « Je ne voulais pas participer à ce coup, mais quand ils m’ont demandé de leur prêter un diamant de vitrier, je n’ai pas osé refuser. » Un silence lourd de sous-entendus s’installe. « Je leur en ai prêté un le jour de l’Armistice. Je n’aurais jamais imaginé qu’ils l’utiliseraient pour découper les fenêtres et entrer dans la maison. » Les enquêteurs échangent un regard complice. C’est entendu ! La vérité se dessine enfin, les auteurs démasqués. Cotto explique pour finir « qu’il avait prêté à Lelièvre son foulard », celui-là même qui a servi à bâillonner la victime.
La journée est loin d’être finie. De son côté, l’agent Hamon met la main sur André Hervault, garçon de 17 ans, au détour d’une rue. Un nouvel interrogatoire commence. À 23 heures, les aveux du garçon éclairent encore un peu plus l’affaire, bien que les détails de l’effraction dans la maison de Lemordant restent flous. « Il y a environ un mois, j’ai travaillé comme livreur de pain chez M. Berder, boulanger au 44, avenue du Gué-de-Baud, explique le jeune homme. M. Berder est le cousin de Lemordant. C’est ainsi que j’ai connu Lemordant, car je lui livrais le pain régulièrement. Je ne suis resté que huit jours chez M. Berder, car le travail était trop dur. Un soir, alors que je n’avais pas de ressources, et que je n’avais pas mangé, j’ai rencontré dans la salle des pas perdus de la gare un individu que je ne connaissais pas. Tout comme moi, il était sans travail. Nous avons discuté, et l’un de ses camarades lui ayant donné cent sous, m’a envoyé acheter un pain et un quart de beurre que nous avons partagé. Ensuite, il m’a emmené dormir dans un hangar à foin, connu des clochards pour son confort relatif, situé avenue de Coetlogon, au milieu d’une prairie appartenant à M. Salmon, marchand de chevaux à Rennes. En cours de route, Lelièvre, car c’était son nom, m’a proposé de faire ce qu’il appelait une affaire. Je n’ai pas cédé à ses conseils. » Quelques jours plus tard, Lelièvre présente un ami à lui, Francois-Eugène Franc, à Hervault. « C’était le 29 octobre, un jeudi soir. Franc, ayant de l’argent, nous a hébergés dans un café. Il a alors évoqué l’idée de cambrioler la maison de la rue d’Antrain, affirmant que Lemordant et sa vieille tante possédaient plus de 800 000 francs et que le coup était sans danger. Je leur ai alors dit que je connaissais déjà la maison, ayant livré du pain là-bas. Franc m’a demandé de la leur montrer. J’ai refusé de nouveau. » Après divers travaux agricoles les éloignant de la capitale bretonne, André Hervault explique que le 6 novembre, le trio rencontre alors Cotto. « Franc a de nouveau proposé de réaliser le cambriolage de la rue d’Antrain. Le lendemain, vers huit heures, nous étions sur place. Après avoir examiné les lieux, Franc et Lelièvre voulaient déjà passer à l’action, mais je m’y suis opposé. Nous avons donc passé la nuit dans une prairie voisine, où Franc et Lelièvre ont discuté de la possibilité d’attaquer le jardinier et sa tante, dont nous ignorions alors la mort. »
Selon le regroupement des déclarations de Cotto et Hervault, voici ce qui se passa le soir du crime. Lelièvre, Franc, Cotto et Hervault se retrouvent dans un café discret du 158, rue Saint-Malo, tenu par Mme Carré. Ensemble, ils dînent. Une tension est palpable, et les quelques éclats de rire peinent à couvrir le bruit des assiettes. Hervault et Cotto soutiendront plus tard qu’aucun mot sur le cambriolage ne fut échangé ce soir-là. Mais tandis qu’ils savourent leur repas, Franc et Lelièvre, regards furtifs et sourires entendus, quittent le café précipitamment sans attendre Hervault, et adressent à Cotto une requête : acheter une boîte d’allumettes au bureau de tabac. Cotto acquiesce et lorsqu’il ressort du magasin, découvre avec étonnement que ses deux compagnons ont disparu dans la brume naissante. C’était une ruse pour le semer. Ce n’est que plus tard, en lisant les journaux, que Cotto comprend l’horreur de la situation.
Après avoir exécuté leur forfait, Franc et Lelièvre se rendent de nouveau chez Mme Carré, où une valise a été soigneusement cachée. Mme Carré, dans sa déposition, confirmera avoir vu Lelièvre vers 5 heures et demie du matin. Ce dernier lui expliquera, avec assurance, que « sa femme est malade » et qu’il doit « rentrer au pays ». Sans se douter qu’elle a devant elle un assassin, Mme Carré lui remet la valise, et les comparses se volatilisent dans l’obscurité. À cette heure matinale, de nombreux trains sont en partance depuis la gare de Rennes, et le butin, estimé à cinq ou six mille francs selon la sœur de la victime, offre la possibilité d’un long et lointain voyage. Il est donc fort probable que les deux principaux suspects soient déjà en cavale, lorsque le jeune Hervault termine son récit.
Présentation des principaux suspects
Tout d’abord, François Franc, né le 25 mars 1890 à Roanne, est âgé de 41 ans à l’époque des faits. C’est un repris de justice jugé dangereux. En janvier 1911, le Conseil de guerre le condamne à 18 mois de prison avec sursis pour désertion. Le 20 de ce même mois, il se retrouve devant le Tribunal correctionnel de Roanne, qui le condamne cette fois à 2 ans de prison pour vols. Son casier judiciaire affiche également une troisième condamnation : cinq années de réclusion prononcées par la Cour d’Assises de la Loire pour divers attentats à la pudeur. Passons maintenant à Gustave Lelièvre. Né le 30 mars 1907 à Ernée, en Mayenne, il a aujourd’hui 24 ans. Lelièvre a déjà un lourd passé criminel : il est titulaire de cinq condamnations pour vols et vagabondage. Actuellement, il est en instance de divorce avec sa femme, qu’il a laissée à Fougères avec un enfant. Ces deux individus sont les principaux suspects dans le meurtre du jardinier.
12 décembre 1931
Gustave Cotto, le jeune ouvrier peintre, arrêté sous l’inculpation de complicité d’assassinat, à la suite du crime de la rue d’Antrain, bénéficie à la mi-décembre de l’année 1931 d’un ordre de mise en liberté provisoire. Il s’en est retourné vivre auprès de sa mère, dans une baraque installée dans les jardins ouvriers de la route de Lorient.
■ La suite → [Le meurtre de la rue d’Antrain] (Chapitre 3) : la cavale de Lelièvre s’arrête à Paris
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