En ces douloureux temps de confinement, la place des Lices a troqué ses rendez-vous festifs et ses célèbres « soirées cartables » du jeudi soir pour les non moins bruyants travaux du complexe hôtelier luxueux, coiffé d’un anachronique « roof top », bientôt aménagé dans l’ancien hôtel des monnaies voisin. Dès la réouverture des bars, gageons que les Lices verront le retour des jeunes fêtards et de leurs modernes bacchanales. Mais les bambocheurs les plus assidus savent-ils qu’ils perpétuent lors de leurs incartades nocturnes une tradition bien ancrée à Rennes, peut-être même depuis l’Antiquité, et ce dans le même quartier ?
En 1926 déjà, si l’on en juge par un éclairant courrier au maire publié dans l’Ouest-Éclair, un habitant des Lices se plaignait de la récurrence des bals : « Croyez-bien, Monsieur le Maire, qu’il me serait pénible d’être considéré, après cette lettre, comme un empêcheur de danser en rond… Je respecte, si je ne partage, l’engouement pour la danse des “disciples modernes de Terpsychore (sic)” ; encore faut-il que cet engouement ne soit une gêne pour personne. Voici venir, avec la saison d’hiver, la saison des bals sous les Lices. D’ici quelques jours nous en aurons deux, si ce n’est trois par semaine (…)1 ».
Terpsichore, la muse antique de la danse, dites-vous ? Les mauvaises langues ou les lucides en appelleront plutôt à la grande figure des bambochades classiques, l’empereur de l’ivresse, l’alter-ego romain de Dionysos, l’inénarrable et divin Bacchus ! (Vous noterez d’ailleurs que le culte bachique possède de longue date ses temples ou ses prêtres et prêtresses à Rennes, si l’on en croit le nom d’un célèbre cabaret local ou la terminologie de la scène rock du crû, qui fait régulièrement référence à l’art de la dyonisie, depuis les fameux Marquis de Sade jusqu’aux récentes Bacchantes (chroniquées par nos soins ici), NDLR).
Oui, mais alors « nous ne sommes pas à Rome !», ou « la bacchanale rennaise n’a rien d’antique !», diront les plus sceptiques. Loin de nous l’idée de dresser ici la liste encombrante des évènements rennais liés de près ou de loin à l’abus de boisson. Nous aimerions seulement citer, prenez-le comme une pièce à conviction, la plus célèbre œuvre d’art antique découverte près de la Vilaine ; J’ai nommé : la grande « Patère de Rennes » !
Découvert, donc, en 1774 (nous reviendrons sur les circonstances de sa découverte dans le prochain épisode, NDLR), le fameux plat en or, conservé sous très haute sécurité au cabinet des médailles de la Bibliothèque Nationale de France possède, de l’avis de tous les spécialistes qui se sont penchés sur son cas, une iconographie très « particulière », puisqu’il s’agit d’un concours de beuverie entre Bacchus et Hercule. Oui, vous avez bien lu : un « concours de beuverie », et le constat fait consensus.
Selon ces chercheurs, la patère de Rennes est même l’une des cinq seules œuvres d’art au monde ayant pour sujet « le concours de beuverie entre Bacchus et Hercule » ; les quatre autres sont des mosaïques turques ou syriennes (l’une d’elles, à Antioche, porte le nom évocateur de « House of the drinking contest », NDLR).
Alors donc, très bien : la ville de Rennes comptait un ou une dignitaire qui possédait, dans l’Antiquité, un plat luxueux de libations orné d’aurei (monnaies d’or à l’effigie d’empereurs romains, qui ont permis une datation très précise de l’objet : vers l’an 210 de notre ère) avec pour emblèma (le relief sculpté au centre, constitué lui même d’une scène centrale et d’une frise autour, NDLR) un concours de beuverie entre Bacchus et Hercule. Selon vous, qui remporte la joute ?
Et bien, c’est Bacchus, il va sans dire, vainqueur haut la main de ce balourd d’Hercule. La victoire du vin sur la force. L’illustration antique du slogan détourné : Rennes, (v)Ivre en intelligence. À croire que Bacchus préside toujours en ces lieux.
Là encore, pas de querelles d’érudits (ou d’arbitres) : assentiment de tous sur la victoire de Bacchus. Selon tous les travaux, il triomphe au centre de l’image en levant son verre (un rython, selon l’expression consacrée, NDLR), moqueur et sans aucune pitié pour son vaincu, accompagné de ses fidèles bacchantes, de sa panthère qui tourne la gueule vers les éventuelles gouttes de vin, le tout égayé par les notes de musique du satyrique Pan. L’ancien maître de Bacchus, Silène, fait l’arbitre, pendant qu’Hercule, qui ne s’en remettra pas, laisse tomber l’affaire, les yeux dilatés et la bouche béante, incapable de retenir sa massue qui tombe sur le côté. Il ne fait pas le fier, Hercule : complètement bourré. Dans la frise, c’est bien pire : Bacchus célèbre sa victoire sur son char, les doigts dans le raisin, alors qu’Hercule est déjà dans le vague, en plein coma éthylique, soutenu par deux éphèbes qui portent son corps et sa massue. En voilà, un bel exemple pour la jeunesse.
Et bien justement, à propos d’exemple, à qui pouvait bien appartenir cet objet scandaleux ?
Là encore, plus guère de débats : on a abandonné l’idée grandiose du trésor de la campagne d’Angleterre, égaré à Rennes dans son transfert vers Rome, vers 275 ; on a abandonné l’hypothèse d’une offrande votive à un temple ou celle du stockage de l’objet en vue de la récupération du précieux métal. Non, tout porte à croire, selon les archéologues, que ce trésor a été enfoui comme un… trésor, pour le protéger, pendant une période de troubles intenses qui secouaient la région dans les dernières années du IIIème siècle.
Il semblerait que sous les Sévères, au début du IIIème siècle, le culte à Bacchus ait retrouvé de sa vigueur : les mosaïques moyen-orientales et la patère de Rennes en sont des témoins. Les fêtes dionysiaques, en Grèce, on les donnait en février. Des auteurs comme Aristophane en parlent, on a même découvert la traduction en grec classique pour cul sec, c’est amustin exelapsa (toujours classe, en soirée). Comme d’hab’, les Romains ont repris le projet…
Mais alors, pour nos bacchantes, quelle est la fin de l’histoire ?
On a laissé Bacchus frimant et Hercule comateux. Rien de mieux pour elles : usées par la fatigue et les abus, elle se sont endormies. Tiens, voilà la preuve, le Musée des Beaux-Arts l’a acquise il y a peu : la bacchante endormie. Le peintre Jean-Baptiste-Marie Pierre (1714-1789) l’a peinte dans son sommeil, presque au moment où l’on mettait la main sur le trésor. Elle dort dans le soleil. Nature, berce là doucement, elle a du vin rouge sur son côté.
Suite → « Les Tribulations du Trésor de Rennes #2 » : Rue des Trésors
[1] L’Ouest-Éclair, 17 septembre 1926.
Merci à notre fidèle et talentueux collaborateur Cyb Cyborga pour les dessins de couverture.
Il nous faut les bacchantes
Dansant pour Dyonisos
Des mélodies scotchantes
Un allez simple pour le cosmos.