En 2008, Polaroid décidait de fermer sa dernière usine de production basée aux Pays-Bas. Face à la féroce concurrence du numérique, la marque américaine déposait les armes. Mais aujourd’hui, au contraire de ce que chantaient les Poppys, tout a bien changé. À l’instar de la cassette audio ou du vinyle, le bon vieux Polaroid est redevenu à la mode, en partie grâce à cette génération un peu hype élevée aux filtres Instagram.
À Rennes, il est juste impossible d’évoquer le Polaroid sans parler de l’artiste Alexandre Bouchon. À travers ses nombreux collages dans la ville, et l’organisation d’un festival dédié à la photo instantanée, il nous fait partager depuis plusieurs années sa passion. Et, nous, on adore ! Étonnamment, malgré nos différentes rencontres, souvent fortuites, et bien souvent dans des rades de la place Saint-Anne ou pendant des manifs pour la sauvegarde de nos services publics, nous n’avions jamais pris le temps de discuter avec lui. C’est chose faite à présent !
Quelque part, un soir de décembre, à Rennes.
« Je le dis souvent : je ne suis pas photographe. Je fais du polaroid ! », nous annonce-t-il d’emblée, après s’être prestement débarrassé de son casque de vélo et de son sac à dos rempli comme la hotte du Père Noël. « Mais dans ma famille, nous n’en avions pas. À l’époque, ça coûtait déjà extrêmement cher. » Le polaroid va entrer dans la vie d’Alexandre Bouchon beaucoup plus tard. Ce dernier va d’abord s’essayer à l’argentique en empruntant le bon vieux Canon Av-1 de son père. Sans grand succès. « Je ne savais pas développer moi-même, et quand on me causait obturation, profondeur de champ, focale, c’était clairement un autre monde. » Et puis par un heureux hasard, une occasion en or se présente à lui. « Alors que je déambulais dans les allées de la braderie du quartier Sainte-Thérèse, nous raconte-t-il, je suis tombé sur un gars qui vendait son polaroid à 7€50 ! Il en valait 150 peut-être 200. Une affaire ! »
Dès lors, l’aventure commence, et les emmerdes avec. Il faut trouver des films, qui coûtent généralement un bras, voire même les deux. Et ce n’est pas une mince affaire puisque même si à l’époque la production est relancée grâce à la société The Impossible Project (créée en partie par d’anciens salariés pour la faire courte, NDLR) la quantité et surtout la qualité ne sont pas au rendez-vous ; la formule chimique ayant été modifiée afin d’en ôter les composants classés cancérigènes. « Sur 8 films, quatre étaient inexploitables à chaque fois en moyenne, explique Alexandre Bouchon. J’ai réussi à trouver un contact en Allemagne, je lui achetais des films en très grosse quantité. Ensuite, j’en revendais une partie avec une petite marge ce qui me permettait de payer ma propre consommation. Ça fait un peu dealer dit comme ça, mais c’est exactement le même principe (rires…) Le troc me permet de m’en sortir financièrement, sans taper dans la tirelire familiale. »
De films en aiguilles, Alexandre Bouchon va rencontrer des personnes toutes aussi passionnées que lui. Souvent virtuellement via les forums internet. « Dans mes premières années, il y avait une grande communauté, observe le quarantenaire. À l’époque, le ‘Pola’ n’était clairement pas aussi tendance qu’aujourd’hui. On était quasiment considéré comme de vieux ringards ! Mais depuis que Polaroid a repris la fabrication, et que l’on trouve facilement de nouveaux films, les anciens groupes ont complétement été déstructurés. C’est dommage. »
Pour faire perdurer cet esprit un peu frondeur, et surtout artistique, Alexandre Bouchon va se rapprocher de l’association nantaise Expolaroid qui a pour objet de promouvoir des activités en lien avec la pratique de la photographie instantanée. « Avec mon scanner de merde, j’ai agrandi quelques polaroids que j’avais chez moi, et je les ai collés dans le centre-ville de Rennes à l’occasion du mois de la photo organisé par l’association. C’est finalement comme ça que j’ai pris goût au collage, et à exposer dans la rue. » Bon… Avouons-le, cette première tentative ne fut pas un échec, mais on dira que cela n’a pas marché. Les collages n’ont tenu qu’une seule nuit. Cela ne l’a pas pour autant découragé, et c’est tant mieux pour nous !
Ainsi, plus ou moins régulièrement, les rennais·es ont la jolie surprise de voir en fin de semaine un nouveau polaroid format XL. « Au début, tu es comme un chien fou, et tu en mets partout, dévoile l’artiste. Limite trop. Avec l’expérience, tu réfléchis beaucoup plus. Je préfère prendre mon temps pour trouver un coin sympa et imaginer l’association parfaite entre le spot et le polaroid. Mais j’ai de plus en plus de mal à trouver de nouveaux lieux intéressants, et comme je me concentre uniquement sur le centre-ville, je commence un peu à tourner en rond là… » Cela ne veut pas dire pour autant que c’est bientôt la fin puisque ces sessions de collages dominicaux sont devenues un rituel aussi pour sa p’tite famille, et notamment pour ses deux filles qui attendent à chaque fois son retour avec une grande impatience. « En vrai, elles sont un peu blasées de mes collages, et elles ont raison (rires…). Tout ce qui compte, c’est que je leur ramène des croissants tout chauds venant de la boulangerie de la place des lices. Les meilleurs de la ville ! »
Trop humble, l’artiste ne l’avouera jamais au cours de notre conversation, mais sa démarche redonne clairement ses lettres de noblesses à la pratique de l’instantané. Car cela n’a pas toujours été le cas. Dans l’histoire de la photo, le polaroid servait parfois de brouillon. Comme ces coups de crayon noir presqu’invisibles recouverts ensuite par la peinture que l’on admire. « La pratique du polaroid a souvent été minimisée, ajoute Alexandre. Avant l’ère du numérique, les plus grands photographes shootaient d’abord au polaroid, regardaient le résultat pour s’assurer que tout était parfaitement en place avant de shooter définitivement à l’argentique… » Sans oublier qu’à ses débuts, le polaroid traînait à ses basques une réputation sulfureuse, car utilisé par des personnes qui s’adonnaient au plaisir de la pornographie. Forcément, « tu n’avais pas besoin de donner ta pellicule à ton photographe pour la faire développer. C’était plus discret… », souligne Alexandre Bouchon. « Si tu avais de l’argent, tu pouvais vraiment te faire plaisir. »
Mais ici, pas de porno, pas de brouillon. L’univers d’Alexandre Bouchon oscille entre poésie et côtes bretonnes même s’il n’hésite pas à sortir les griffes de temps en temps lors de collaborations avec des artistes comme Le Justicier ou Jack Dempsey (alias Father Fucker). S’il ne fallait citer qu’une photo pour caractériser son travail, nous répondrions sans hésiter celle du slip de Superman. À ce sujet, ce dernier s’enthousiasme très vite. « J’en suis assez fier. Pour l’histoire, ce n’est pas parce que c’est un slip de super-héros que c’est forcément un p’tit garçon dedans, faut arrêter de genrer les choses, hein. C’est ma fille, qui devait avoir 4 ans, que l’on voit dans ce slip… Un matin, je l’observe en train de l’enfiler. Elle nage littéralement dedans. J’avais ce fond rouge à disposition, et sans hésiter, je lui ai demandé de ne plus bouger. C’était dans la boite ! » Allez savoir pourquoi, mais on imagine aisément ce cliché pris au cours d’une paisible matinée, après le petit-déjeuner. Les miettes de pain traînent encore sur la table, tout comme le beurre qui commence à faire la gueule et la cafetière ronronne dans la cuisine pour une seconde tournée. La petite s’amuse, gambade pieds nus dans l’appartement, et personne ne souhaite vaquer à d’autres occupations que celle de profiter de l’instant présent. Scène de vie banale, mais ô combien importante pour se construire des souvenirs. D’ailleurs, Alexandre Bouchon nous avoue s’inspirer de son quotidien. « Le polaroid me sert avant tout à me constituer un album de famille. C’est une démarche totalement anodine presque naïve… Je prends souvent mes filles en photo, de dos. C’est complètement con parce que comme elles se ressemblent de plus en grandissant, on ne sait plus qui est qui. (rires…) »
Tout comme son camarade de jeu Le justicier, Alexandre Bouchon ne recherche pas la notoriété, ni à se fondre dans un crew (collectif, NDLR). Et même s’il répond toujours présent quand il faut donner un coup de main ou un coup de brosse à encoller (comme avec le projet De l’Art en Bars), l’artiste se décrit comme un solitaire : « J’aime coller seul. Dans le milieu du street art rennais, je ne fréquente pas beaucoup de monde à part Le justicier et T-Tone. Mais eux tout comme moi, nous bossons à côté de notre art et n’avons pas envie d’en vivre. Cela nous assure une grande liberté. De plus, créer quelque chose spécialement pour exposer serait un contre-sens par rapport à ma démarche personnelle, et faire de jolis cadres ‘pour vendre’ me gave assez vite. Peut-être que ça viendra. Ou pas. ». Pas de plan sur la comète donc. Alexandre gère au jour le jour, selon les opportunités qui se présentent à lui, de manière aussi aléatoire que le développement d’un film instantané. « Ce que j’apprécie avant tout dans le polaroid, c’est ce côté-là justement, ce truc aléatoire, affirme-t-il avec force. Tant que la photo n’est pas terminée, on ne sait jamais à l’avance quel sera le résultat. C’est ce qui me fait triper. Par exemple, tu peux obtenir des taches, du flou, des couleurs hyper vives ou pastelles, presqu’effacées. J’ai récupéré des vieux films et je t’assure qu’au final, on dirait que la photo est un tableau tellement la matière se craquèle de partout… »
Malheureusement, exercer son art en extérieur ne se fait pas sans problème. Les collages sont parfois recouverts, déchirés, abîmés par les intempéries ou alors pulvérisés au karcher par les services de la ville quand ça se moque de Nathalie Appéré. La municipalité vient à ce propos d’augmenter le prix de l’amende pour le simple fait de coller un sticker ou une affiche. « Rennes quoi ! Ça communique beaucoup autour de l’art urbain et du street art, mais au final, ça nettoie tout quand même (rires…), s’amuse Alexandre Bouchon. Il n’y a qu’à voir la rue Saint-Michel qui a perdu pas mal de graffs assez chouettes. Pour la ville, il lui faut du‘ beau’ sinon ça ne reste pas, et ça dégage. Je me suis amusé une fois à suivre leur parcours street art organisé par l’office de tourisme, à 7€20 tout de même. Ben, ça parle de moi alors que je n’ai jamais eu aucun contact avec eux. Devant un de mes collages, j’entends la guide raconter un peu n’importe quoi, à inventer un jeu de regard entre une de mes photos et une œuvre d’un autre artiste. Bref, je n’ai rien dit sur le moment, mais ça m’a fait doucement marrer. »
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Puisque l’art urbain est éphémère, souvent malmené (et parfois maltraité), Alexandre Bouchon a eu envie de créer un rendez-vous récurrent à Rennes afin de mettre en valeur la photo instantanée. L’idée est vite trouvée : regrouper dans le cadre de l’événement Expolaroid différentes œuvres d’artistes français·es et étranger·e·s au sein d’un lieu unique. L’exposition Polaroid Is not Dead est ainsi née. « Polaroid Is not Dead a cette particularité d’exposer les œuvres dans un format particulier de 1 mètre carré, et surtout dans des lieux atypiques. Je me rappelle que pour la première édition, Sophie Ricard, la responsable de la permanence architecturale de l’Hôtel Pasteur nous avait fait totalement confiance. C’était assez fou, car à l’époque, il n’y avait qu’une seule et grosse clef. On pouvait donc se retrouver tout seul à l’intérieur de cet immense bâtiment. » Malgré leur solide réputation, l’association Tête de l’Art qui gère l’événement, fonctionne toujours en mode Do-It-Yourself. C’est-à-dire en grande partie grâce à ses adhérent·e·s avec de l’huile de coude, de la bonne volonté, et de la bonne humeur. « On ne demande jamais de subventions, on se débrouille très bien tout seul, martèle l’artiste. On demande aux personnes qui exposent une participation aux frais, mais pour le reste, on y va au culot. »
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Au culot, comme la fois où Alexandre Bouchon s’est retrouvé à devoir faire un test grandeur nature devant le personnel de Kéolis à seulement quelques heures de l’inauguration. Il fallait prouver que la colle utilisée n’allait pas salir les murs des stations de métro. « Ensuite, on a exposé à la piscine Saint-Georges. C’était aussi magnifique que flippant parce qu’à l’intérieur, il fait tellement humide qu’on se demandait tous les matins si les collages allaient tenir ou si nous allions les retrouver dans l’eau du bassin (rires…) » Au culot aussi lorsque l’association a préféré renoncer à exposer dans une ancienne usine de moutarde bien connue à Rennes, car en échange, il fallait louer les murs. « Et nous, on ne paye pas ! », profère Alexandre Bouchon. On rappelle que Polaroid is not Dead est totalement gratuit, ouvert à toutes et tous.
Nous aurions bien aimé finir cet entretien sur une note aussi légère et fruité qu’un vin de Val de Loire, mais parfois la réalité bouleverse les plans. Quand on lui a demandé s’il réfléchissait à d’autres projets, Alexandre est resté assez évasif dans sa réponse. Un peu désenchanté ; la faute à cette fichue crise sanitaire et ses conséquences concrètes sur notre quotidien. « Le confinement a été compliqué même si je ne suis pas à plaindre, loin de là, explique-t-il. Mais de ça, on n’en sort pas indemne. Il y a comme eu un point d’arrêt dans la créativité. Même aujourd’hui, retrouver une dynamique reste assez compliqué. Quand je compare l’expo à l’hôtel-Dieu par rapport aux autres, je trouve qu’il n’y avait plus ce même allant. Et puis c’est un tout, une accumulation de plein de choses. Rennes change de plus en plus vite. J’ai l’impression que tout s’accélère. Mon environnement se transforme. Au Gast, ça construit toujours plus, et de plus en plus haut. La gentrification est partout. Bref, j’ai l’impression de perdre cet esprit de quartier, ce lien avec des vrais gens… » Rennes se transforme, pour le meilleur, et bien souvent pour le pire. Impossible, pour nous, de le contredire, on ne cesse de le répéter par ici sur alter1fo. En tout cas, on rêve éveillé que des artistes comme Alexandre Bouchon puissent continuer à créer, à sortir des sentiers battus et des lieux institutionnels pendant encore longtemps, car comme l’écrit si justement Xavier Calais dans La mélancolie de la nasse, chaque collage ou chaque tag « est le signe visible que la vie et la résistance existent encore dans cette ville. » Et tant que y a de la vie…
Au moment de se quitter, la bonne humeur a vite repris le dessus quand innocemment, on lui a demandé de nous confirmer l’efficacité de secouer la photo sortie du polaroid pendant 5 minutes. Alexandre Bouchon s’est bien marré, d’un rire jovial et communicatif qui lui ressemble tant. En nous tapant amicalement le dos en signe d’un au-revoir-on-se-revoit-très-vite, il en rigolait encore : « Cela ne sert strictement à rien, c’est une légende urbaine ! » Pour l’avoir fait souvent, on se dit qu’on en a brassé de l’air pour rien ! Un peu comme ce gouvernement face à la crise sanitaire. Oui, cette attaque est totalement gratuite et assumée.
Pour le suivre sur Instagram : https://www.instagram.com/alexandre.bouchon/
Page FB de l’association Tête de l’Art : https://www.facebook.com/latetedelart
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