Quand nous l’avons vu pour la première fois, nous marchions le long de la rue Papu. Oh, il n’était pas bien grand, à peine la dimension d’un autocollant Panini. On se rappelle surtout être passé devant sans trop y prêter attention et, allez savoir pourquoi, avoir fait demi-tour pour mieux le découvrir. Lui, c’est le visage de cet homme barbu, à la tignasse ébouriffée portant des lunettes rondes. Son portrait s’affiche partout en ville (murs, vitrines, mobiliers urbains…) et cela faisait plusieurs mois que nous nous étions mis en quête d’en savoir un peu plus sur son origine. Mais malgré nos recherches opiniâtres, rien n’a filtré. Zéro. Nada. Que dalle ! Nous commencions à nous faire à l’idée que le mystère ne serait jamais éclairci.
Et puis…
Et puis un jour, une notification nous avertit qu’une nouvelle personne vient de s’abonner à notre compte Instagram. Sa photo de profil ne laisse planer aucun doute, c’est LE « barbu à lunettes ». Agréable surprise ! Dans la foulée, on lui écrit et tout s’enchaîne rapidement. Un rendez-vous est fixé quelques jours plus tard. Confinement oblige, il se fera… par téléphone. Dommage, on aime bien mettre des visages sur des figures.
Comme on taira son prénom pour des raisons évidentes de confidentialité et puisqu’il n’a pas encore de blaze officiel, on appellera notre interlocuteur « Le Barbu ». Précisions-le de suite, c’est un homme, habitant Rennes, qui est à l’origine de ces collages. La conversation débute comme n’importe quelle interview, on essaye de cerner le personnage. Il nous présente son parcours. Sa voix calme et posée tranche avec ses fortes convictions politiques et son implication dans les milieux associatifs venant en aide aux personnes les plus fragiles ou les plus précaires (personnes réfugié·e·s, sans-papiers, peuples opprimés). Certain·e·s journalistes le qualifieraient sans doute d’ultragauchiste. Nous, ça nous plait bien. L’humain d’abord !
« L’art est un bien grand mot mais disons que je fais de l’art plastique depuis que je suis tout petit », nous avoue-t-il, presque timidement. Autodidacte, « Le Barbu » travaille d’abord aux crayons puis à la peinture. Il découvre le Posca et le pochoir… évolution classique du street-artiste ! Le collage viendra plus tard. « J’ai commencé le collage à travers mon engagement associatif, raconte-t-il. Comme tout militant de base, tu colles la nuit pour annoncer un meeting ou appeler à une manif… » Exposer ses œuvres dans la rue n’est finalement que le prolongement de ses activités militantes.
Mais au fait, qui est cet homme arborant cette barbe épaisse et ces lunettes rondes ?
« Ce gars-là, c’est mon père. C’était un farouche militant comme moi. Nous avons à peu près le même parcours. Je dis « c’était » car il est mort il y a trois ans maintenant, en 2017, à la suite d’une longue maladie. Il nous a quittés un peu avant la naissance de mon fils. Tu vois, il n’a même pas pu le connaître… » À cet instant, nous n’en menons pas large. Surpris par l’info, on se demande si notre curiosité n’était peut-être pas mal placée. Mais « Le Barbu » nous parle avec simplicité et nous autorise à en savoir plus. « Mes reproductions sont faites à partir de sa photo d’identité. À cette époque, il devait avoir entre 25 et 30 ans. Les collages sont inspirés d’une tradition palestinienne, pays que je connais bien pour y avoir vécu plusieurs fois. Elle consiste à afficher le portrait des personnes décédées qui nous sont chères. Mon idée était avant tout de pouvoir faire mon deuil et de pouvoir (re)garder mon père auprès de moi. Je colle souvent dans un secteur géographique proche de là où j’habite. Comme ça, à chaque fois que je me promène avec mon fils, lorsqu’on tombe sur un autocollant, il me le montre en disant « papy ». Ça peut paraitre bête mais sans l’avoir connu, il sait qui il est. Ça permet d’en parler, de lui raconter son histoire, des souvenirs… » On tente d’imaginer l’effet de voir son grand-père affiché sur les murs de Rennes tout en étant gosse. Et surtout les conversations à la cour de récré qui doivent s’ensuivre… Pas banal !
Sur certains stickers, le portrait est accompagné d’une phrase : « je suis libre seulement quand je rêve » Nous avions bien tenté d’en savoir plus avant ce coup de fil mais là encore, sans grand succès. Le mystère est levé : « Pendant un séjour berlinois, on m’a raconté que c’était un homme, arrêté par la Stasi, qui avait gravé cette phrase dans sa cellule. Elle m’avait beaucoup touché. Je la trouve forte, puissante ! ». Alors que nous discutons par téléphone pour cause de confinement et d’interdiction de sortie sans raison valable impérieuse, la question de la liberté prend un sens particulier à cet instant. Et c’est aussi cela qui nous plait chez le « Barbu », il nous interpelle.
Et depuis quelques temps, nous sentons une évolution dans sa pratique. Ses collages se situent dans des endroits de plus en plus visibles, comme celui sur la façade de l’immeuble juxtaposant la rue Vaneau. « À force de coller, tu te professionnalises (rires…) Tu repères les endroits stratégiques, tu maitrises mieux ton sujet ce qui te permet de tenter de nouvelles choses… » Il nous avoue d’ailleurs qu’une centaine d’endroits intéressants dans Rennes sont déjà répertoriés dans un bloc-notes. Comme quoi, le centre-ville n’est pas uniquement « the-place-to-be » pour l’art urbain.
Autre point intéressant, « Le Barbu » diversifie ses messages. Ses nouvelles illustrations sont plus percutantes. « Des potes m’ont rapportés certaines théories qui existaient au sujet du portrait de mon père. L’une d’entre elle évoquait un prisonnier palestinien… J’ai même surpris une conversation d’une personne âgée qui tentait d’en savoir plus. J’ai pris conscience de l’impact que cela peut avoir sur les gens. J’ai donc voulu contrebalancer ce mystère avec des propos plus politiques, en faveur des causes que je défends. » Chassez le naturel, il revient au galop, comme on dit !
Ainsi, rue Descartes, nous avons pu découvrir un immense portrait en hommage à Babacar Gueye, ce jeune homme tué par un agent de la BAC dans le quartier de Maurepas en 2015 ; place de Bretagne, un immense slogan « Grève générale ! » fut apposé sur les panneaux de bois protégeant les vitrines de la banque HSBC. Dernièrement, c’est Christophe Castaner, sinistre de l’intérieur, qui en a pris pour son grade avec une caricature à son effigie. De quoi déplaire aux autorités ! Et d’ailleurs, que se passerait-il s’il se faisait attraper ? « (rires…) je cours très vite, tu sais. Faut savoir que lors de mes anciennes actions militantes, j’étais chargé d’ouvrir quelques squats. J’ai donc une solide expérience pour me faufiler partout sans me faire repérer. Et avec mes notions d’escalades je suis plutôt confiant pour me sortir d’une mauvaise situation (rires)… »
L’avenir pour « Le Barbu » semble riche de projets. Depuis l’ouverture de son compte Instagram, de nombreuses sollicitations d’artistes lui parviennent. Nul doute que des collaborations verront le jour prochainement. « Les retours sont très positifs. Je reçois beaucoup de messages et ça m’encourage à poursuivre … », nous confirme-t-il.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, la fin du confinement se rapproche à grand pas. Cette période lui a permis d’avancer dans la préparation et l’assemblage de ses futurs collages, même s’il ne s’est jamais arrêté. « Quand je collais au petit matin, je croisais toujours du monde… joggeurs, cyclistes, flics. C’était étonnant (rires…) ». On trépigne donc d’impatience de pouvoir de nouveau observer les murs de la ville. En tout cas, un conseil, sachez garder l’œil alerte car la « touche personnelle » du « Barbu » pourrait se retrouver sur quelques pochoirs.
Mais peut-être que l’on en a déjà trop dit !
Compte Instagram du « Barbu »
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