[Fresque murale rue de Saint-Malo] [3] : « Un appel à projets mal conçu génère un gaspillage de créativité » (Mathieu Tremblin)

La ville de Rennes, en partenariat avec le bailleur social Archipel Habitat, a lancé un appel à création d’une fresque sur le mur d’un immeuble de la rue de Saint-Malo. Et puis, malgré la centaine de candidatures locales, nationales, parfois même venant d’outre-Atlantique, c’est encore WAR!, l’homme à la perche télescopique le plus célèbre de l’ouest, qui a remporté la mise.
Oui, oui…  notre ton est légèrement taquin
, car nous espérions la victoire d’un·e artiste moins connu·e par ici, à l’univers singulier, capable de proposer une approche différente du muralisme. Le comité artistique en a décidé autrement, tant pis pour nous, tant mieux pour les autres.
Le non moins talentueux Mathieu Tremblin (artiste, docteur en Arts Visuels) a suivi depuis le début le processus de sélection. Il a gentiment accepté de répondre à nos questions sur les coulisses de cette commande publique, et à bien d’autres encore !

La définition de l’art urbain – (Rennes, 2016) / Politistution

►► Bonjour Mathieu, comment t’es-tu retrouvé dans le comité artistique de l’appel à projets de la rue de Saint-Malo ?

C’est une histoire amusante. L’année dernière, avec Arzhel Prioul (Mardi Noir, NDLR) nous exposions nos travaux autour des pratiques d’affichage libre. Le soir du vernissage, Fatima Salhi, chargée de Mission Art Urbain de la ville de Rennes, est venue me proposer de manière informelle de faire partie d’un jury dans le cadre d’un appel d’offre pour la réalisation d’une peinture murale sans plus de précisions. J’ai donné un accord de principe en attendant le courriel de confirmation.

Elle m’a sollicité en tant qu’ « expert de l’art urbain ». Ce n’est pas totalement absurde : je suis un des rares artistes en activité en France à avoir écrit une thèse sur le sujet. Je connais bien le milieu, sa scène, ses acteurs et son fonctionnement. Je peux revendiquer une certaine forme d’expertise sur ce champ de pratiques.

Les mois passent. Je parle à Arzhel d’un appel à projets pour une fresque rue de Saint-Malo qui pourrait m’intéresser. Cela fait longtemps que j’ai envie de proposer une peinture murale en lien avec le tourisme et cela pourrait très bien pu fonctionner sur cette immense façade. Arzhel me coupe dans mon élan en me disant que je fais déjà partie du jury. Ce n’est qu’à ce moment-là que je commence à réaliser et à redérouler le fil (rires…)

►► Tu as donc accepté les conditions, et le déroulement de l’appel disons… par défaut, finalement ?

En quelque sorte, oui ! Si on m’avait demandé de confirmer ma participation, j’aurais évidemment tenté de prendre part à la rédaction de l’appel à projets. Je n’en ai pas eu l’opportunité.

►► Peux-tu nous expliquer le processus de sélection ?

Le principe était assez simple et bien pensé. Fatima et moi devions retenir une quinzaine de candidatures parmi la centaine reçue. Ensuite, le jury (composé du  directeur du fond régional d’art contemporain, de 2 élus de la ville, de 2 agents de la direction de la culture, de 2 salariés d’Archipel habitat, et de la principale du collège d’Echange et enfin de 5 habitants, NDLR) devait choisir une œuvre parmi cette pré-sélection.

Copie écran twitter

►► Cette pré-sélection a-t-elle été difficile à faire ?

Pas vraiment difficile, plutôt laborieuse. À dire vrai, je n’avais retenu que huit œuvres qui me semblaient pertinentes pour ce site. Et quand je dis pertinent, je veux dire que ces huit-là dépassaient le registre purement décoratif où les motifs seraient en quelque sorte interchangeables. Ce décalage d’avec le contexte vient de la formulation de l’appel à projets.  Il a été rédigé par des personnes non spécialistes avec un langage plus politique qu’artistique. Cela manquait d’exigence en terme d’imaginaire pour générer le type de réponse attendue. Du coup, on s’est retrouvé avec plein de propositions qui auraient bien pu être peintes sur n’importe quel mur de Rennes comme dans une autre ville.

Cette présélection a malgré tout demandé du temps et de l’investissement. Tout cela de manière bénévole. Je ne regrette absolument pas de l’avoir fait, au contraire, mais pour que l’implication de l’ensemble d’un jury soit optimale, je reste persuadé qu’il faudrait une rémunération !

Note de la rédaction :
Par exemple, à Rennes, les jurys citoyens sont indemnisés pour leur engagement selon leur présence effective aux différentes séances de travail au même montant d’indemnités que celui qui est versé aux jurés d’assises – égale à 88 euros pour une intervention journalière de 7 heures.

►► Annie Hamel, arrivée deuxième au classement après WAR!, nous a avoué avoir passé également du temps pour finaliser son dossier de candidature (lire Présentation de l’artiste peintre Annie Hamel, NDLR). L’administratif est-il devenu le cauchemar une étape inévitable dans le parcours d’un·e artiste ?

C’est là où ça devient problématique. On demande aux artistes de produire un projet pour candidater. Ils vont, pour la plupart, passer du temps dessus, s’investir. Au final, une seule proposition sera retenue. Le reste des propositions écartées est rarement recyclé par leurs auteurs ! C’est du gaspillage de créativité.

Cette façon de faire entretient la précarité des artistes, les logiques de concurrence et un nivellement par le bas. Certains vont prendre moins de risques ou tout simplement ne pas candidater du tout. Arzhel Prioul m’avait soumis une idée qui était, selon moi, une des meilleures parce qu’elle travaillait avec l’histoire de l’appropriation spontanée du mur. Mais il n’a pas candidaté parce qu’il s’est dit qu’il n’allait pas être sélectionné, en tant qu’artiste local ou parce que sa proposition serait trop conceptuelle.

Bref, on retrouve des caractéristiques d’un système libéral et ce n’est clairement pas comme cela qu’il faudrait faire — d’autant plus quand c’est le service public le donneur d’ordre. Le fonctionnement des marchés publics n’a rien à voir avec les dynamiques créatives à l’œuvre dans la ville.

►► Comment aurais-tu procédé ?

Il aurait été plus judicieux de fonctionner selon une logique du bas vers le haut. C’est-à-dire de sélectionner dès le départ entre 3 et 5 artistes maximum sur portfolio. De partager équitablement une large part de la somme globale du projet entre eux (21 000 €, NDLR). Avec cette enveloppe financière, ces derniers auraient pu mettre en place des ateliers (avec un lycée, un collège, des habitant·es du quartier) — ateliers qui correspondaient d’ailleurs au volet médiation de l’appel, mais dont la forme n’était pas un critère premier de la sélection. Ceux-ci auraient débouché sur des propositions artistiques qu’il aurait ensuite fallu départager en s’appuyant sur les acteurs et publics impliqués sur une échelle de temps plus conséquente. Ainsi, le temps de créativité aurait été mis au service du territoire, et non pas uniquement de la fonction communicante de ce type de commande.

Copie écran – twitter

►► Faut-il comprendre que l’appel à projets était mal ficelé dès le départ ?

Comme je l’ai dit précédemment, l’énoncé trop évasif a amené des personnes à candidater alors qu’elles ne connaissaient pas le lieu. Avec autant de candidatures, une proposition qui ne prend pas en considération le contexte urbain, les propriétés architecturales du site ou l’histoire sociale et culturelle rennaise, c’est rédhibitoire. Peu d’entre eux ont pu se déplacer, venir sur place, découvrir l’environnement autour du mur.

De plus, des artistes ont tenté d’appréhender les attentes de la municipalité en proposant des choses plus décoratives que créatives, en lien avec un marketing territorial pas très subtil : une vision clichée de la Bretagne avec des Gwenn ha du et des bigoudènes

Entre la formulation de l’appel et la grille de critères de sélection que nous avons établi, il y avait un écart. Il y en a toujours, mais à mon avis, les enjeux de l’œuvre attendue n’étaient pas assez lisibles. C’est une conséquence des logiques de bureaucratisation qu’on trouve partout ailleurs. Désormais, la gestion techniciste donne l’impression que le sensible est une variable d’ajustement. Néanmoins, malgré le protocole, certains artistes arrivent à tirer leur épingle du jeu.

►► Un jury composé de personnes issues d’horizons culturels divers ne risque-t-il pas non plus de sélectionner une œuvre disons populaire, dans le sens « plaire au plus grand nombre » au détriment d’œuvres plus intéressantes ?

Le problème est plus global. En France, nous avons un véritable problème : notre éducation artistique est médiocre. Nous sommes formés aux arts visuels jusqu’au collège et puis après, ce sont les médias de masse et les politiques culturelles qui prennent le relais et définissent ce qu’est « la culture pour tous ». Du coup, les gens deviennent moins curieux, moins éveillés et on reproduit le capital culturel qui correspond à notre classe.

Dans une démarche comme celle qui nous intéresse aujourd’hui, il faut un accompagnement. On parle d’art urbain, mais qu’est-ce que l’art urbain tel qu’il est présenté par les institutions, les galeries ou les médias ? Comment un jury peut-il comprendre la démarche d’un ou une artiste, juste en se basant sur une réalisation et quelques lignes de présentation ?

Racines vandales – (Rennes, 2022) / Politistution

►► WAR! remporte la mise. Quelle a été ta réaction ?

C’était la proposition qui m’apparaissait la plus juste à la première lecture. La plupart des autres propositions fonctionnaient comme des tableaux et ne prenaient pas en considération la possibilité d’un repeint : la bande de 3 mètres de hauteur au-dessus du magasin de fleurs va continuer d’être graffée. On ne fait pas disparaitre un spot prisé avec la peinture d’un artiste reconnu, pas plus qu’on ne pacifie une scène graffiti avec du muralisme ! C’est à mon sens un point essentiel qui aurait dû apparaître dans l’appel à projets. Les meilleurs propositions auraient résisté à l’intervention parce qu’elles prenaient en compte  la présence de graffs qui viendraient la recouvrir ultérieurement. War! l’a compris avec son arbre, car il joue sur une lecture de l’image qui fonctionne de manière égale sur toute la hauteur de la façade. Son motif est à même d’intégrer comme de la mauvaise herbe toute tentative de parasitage.

►► Suite à l’annonce du résultat, des réactions parfois blasées, ou déçues, un peu comme nous (rires…), voire carrément hostiles ont pu naitre sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce que cela t’inspire ?

Je savais que cela allait jaser.  War! est un des artistes les plus présents et le plus connus aussi à Rennes sans pour autant avoir réalisé de commandes publiques. Il séduit en grande partie grâce à ses animaux « mignons ». Le recours au bestiaire est un peu comme le cheval de Troie du muralisme. C’est une manière d’interpeler des passants non initiés de 7 à 77 ans. Roa ou Bonom l’ont bien compris et ils utilisent le même thème, tout en introduisant un registre ou un imaginaire un peu plus macabre dans la technique de réalisation et dans le choix des couleurs.

ROA – (Berlin, 2015) / Politistution

Avec les années, War! a développé des stratégies pour mettre en valeur ses peintures dans un environnement déjà existant, en diversifiant son vocabulaire plastique. Certains diront que c’est un vendu, mais soyons sérieux : il est très présent et la plupart de ses productions sont illégales même si elles donnent l’impression d’être officielles. Parce qu’elles sont placées en hauteur, peut-être parce qu’elles sont considérées comme moins « agressives » que les graffitis, elles sont moins effacées. Considérer War! comme illégitime, c’est comme si on disait que l’artiste italien Blu a été récupéré par le système parce qu’il a répondu à une invitation d’un metteur en scène sur le TNB.

►► À travers des commandes publiques, la mise en place de murs autorisés, l’achat d’œuvres d’art urbain, Rennes communique sur sa volonté de valoriser le street-art. Pourtant, un pan entier de ce mouvement (tag, graff, pochoir, stickers etc.) reste toujours illégal à ses yeux. La ville emploie d’ailleurs quotidiennement 10 agents pour effacer ce qu’elle considère comme des « souillures ». C’est paradoxal, non ?

rue des Innocents, Rennes* By °WYZ° / CC BY-NC-SA 2.0

Même si Rennes met en place des dispositifs en faveur de l’art urbain, cela reste une démarche marginale, un palliatif qui ne comblera pas quarante années de pénalisation des pratiques. Comme l’a justement fait remarquer le chercheur portugais Pedro Soares Neves, il faut comparer le budget dédié au soutien à celui des dépenses consacrées au nettoyage des graffitis. Ce jeu d’échelle indique le pli politique adopté vis-à-vis de l’art urbain.

Tant que la ville ne considèrera pas la nature sociale des pratiques artistiques urbaines, elle se confrontera aux mêmes problématiques. La  tolérance-zéro à l’anglo-saxonne ne sert strictement à rien. Elle requalifie les praticiens et les praticiennes en criminels, alors qu’à la base la pratique du graffiti est inoffensive et ne porte préjudice à personne — sinon au concept de propriété, ce qui dans une société capitaliste pose problème, mais c’est un débat pour une autre fois.

Note de la rédaction :
En 2019, on comptabilisait deux œuvres d’art urbain présentes dans les collections du Fonds communal d’art contemporain de Rennes (source ‘Étude nationale sur l’Art Urbain – Ministère de la Culture), celle de BREZ, Sans titre, 2018, aérosol sur toile, 300 x 196 cm, achetée le 14 novembre 2018 et une de WAR!, War was here ! (War ! in Rennes 2010-2017…), plan de Rennes taché de peinture, acheté en 2018.

►► Pourtant, la presse ne cesse de rapporter les propos de celles et ceux qui réclament « la tête de ces bandits », au motif qu’ils enlaidissent la ville, tout en acclamant Banksy ou C215. 

Dès lors que le discours dominant sur l’art urbain est produit majoritairement par des médias de masse et les salles des ventes qui relaient des logiques propriétaires, les gens auront tendance à juger les œuvres urbaines au prisme de ce qui est vendable ou pas. Or l’art urbain est une des rares pratiques créatives accessible sans médiation marchande et sans intermédiaire institutionnel — c’est d’ailleurs cette horizontalité et cette quotidienneté qui fait son attrait.

S’il est une récupération, elle est du côté de la redéfinition de la légitimité de certaines pratiques à exister plutôt que d’autres. Les formes décoratives qui servent les intérêts capitalistes seront par essence plus facile à instrumentaliser et permettront de fustiger celles qui sont ancrées dans une histoire locale et dont l’adresse ne peut être détournée — le graffiti en premier lieu. Heureusement, de plus en plus de personnes, notamment dans la recherche, valorisent ces autres pratiques, situées, généreuses et désintéressées, qui ont depuis la fin du 19e siècle été considérées comme vandales.

Par Elsa Quintin / Le dessin Observé (avec autorisation, NDLR)

►► On en revient à ce que tu disais au début. La boucle est ainsi bouclée : tout ne serait donc qu’une question de pédagogie ?

On dit souvent que l’art urbain est populaire, car les gens n’ont pas besoin de faire de démarches ou ni d’efforts pour y avoir accès. Cette vision tient du stéréotype, voire de la démagogie. Il y a autant de codes culturels qu’ailleurs, comme dans la musique, par exemple : on n’écoute pas du jazz ou de l’ambiant sans avoir exercé un minimum son oreille avant, et assimilé les structures qui ont permis d’aboutir à ces styles.

Cependant, le graffiti et l’art urbain comme les musiques actuelles sont plus présents dans notre quotidien que l’art contemporain. Cette omniprésence favorise une sorte d’auto-émancipation, un cheminement à la fois personnel et interpersonnel qui se construit par accoutumance. La curiosité est exponentielle, elle se nourrit  de l’inconnu et de l’inattendu qui peut surgir à tout instant au coin de la rue, comme dans notre fil de réseau social.

Et il y a encore beaucoup à expérimenter pour accompagner et transmettre cette lecture créative et collective de la transformation du paysage urbain. Avec mon camarade David Renault, nous avions lancé l’idée il y a une dizaine d’année d’organiser un comité avec des habitants, des techniciens, des élus, des artistes qui se réunirait tous les mois pour choisir de conserver certaines interventions graphiques présentes dans l’espace urbain, plutôt que de systématiquement tout effacer. Cette démarche obligerait  à changer le regard sur ces pratiques et à développer un esprit critique qui ne soit pas réduit au simpliste : « le graffiti c’est moche, le street-art c’est beau ».

►► Merci beaucoup !

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1 commentaires sur “[Fresque murale rue de Saint-Malo] [3] : « Un appel à projets mal conçu génère un gaspillage de créativité » (Mathieu Tremblin)

  1. Journou maryvonne

    Notre ville est défigurée par ces œuvres d’une laideur qui n’a rien à voir avec l’art.d’autre part il serait intéressant d’en connaître le coût pour le contribuable!

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