L’idée d’une interview avec « le Justicier » nous trottait dans la tête depuis quelque temps. Ses multiples interventions urbaines nous avaient tapé dans l’œil (et même les deux) et aiguisé notre curiosité. On ne se refait pas. Mais voilà, nos agendas respectifs étaient jusqu’à présent peu compatibles. Quand l’un pouvait être disponible, l’autre ne l’était pas ou plus, et réciproquement… Cela a duré des mois comme cela sans trouver de créneau satisfaisant. On se serait cru devant le site Doctolib pour choper un rendez-vous chez l’ophtalmo. Et puis, bonne nouvelle, la semaine dernière, nous avons réussi à nous voir. Enfin !
13 heures 12, dans un bistrot du quartier de Bourg-L’Évêque.
Arrivé en avance, on s’attarde sur l’écriteau du troquet qui énumère les (trop) nombreuses marques de bières disponibles en pression. Elle est loin l’époque où l’on demandait simplement d’un air bougon, « un d’mi ». Le bip d’un texto interrompt cette lecture dilettante. « J’arrive ! », prévient notre invité. On sort à l’extérieur pour l’accueillir. On attend posté devant l’entrée tel un videur d’une discothèque… la carrure bodybuildée et le teeshirt moulant en moins. Le voilà qui arrive, casquette vissée sur la tête, et léger sourire aux lèvres. Un échange de regards malicieux permet de nous reconnaitre. « ′lut, désolé pour le retard. – T’inquiète. C’est moi qui suis en avance. »
Le temps de commander nos pintes, d’installer notre matériel d’enregistrement sur cette table ronde un peu bancale comme nous, et nous voilà lancés à parler pendant presque une heure d’art de rue, de graffiti, de politique, de cette société qui part à vau-l’eau, et aussi de Macron (juste pour dire du mal !). Il existe des personnes avec qui le courant passe spontanément, et la conversation semble naturelle. « Le Justicier » fait partie de ces gens-là. Et c’est tant mieux ! Trinquons.
Sans lien avec un hommage à la mémoire de Charles Bronson ou du cavalier-qui-surgit-hors-de-la-nuit, « le Justicier » est un vieux blaze (nom en argot, NDLR) qu’il traine depuis pas mal d’années. C’était son nom de scène quand il jouait il n’y a pas si longtemps encore de la guitare au sein de diverses formations musicales. Il faut dire que le tout jeune quadra est tombé bien vite dans la marmite du punk-rock et de la scène alternative qui gravite autour. Pendant vingt ans, il va user ses cordes électriques et vocales en jouant un peu partout. Vingt ans de répétitions, de concerts, et de tournées laissent forcément des souvenirs mais également quelques traces. Et pas qu’au mur. Au corps aussi. « Atteint d’hyperacousie, j’ai dû stopper du jour au lendemain la musique, lâche-t-il. Il fallait rebondir. Et vite. Faire quelque chose de mes mains, de créatif, d’artistique tout en gardant un lien avec cet esprit libertaire du milieu punk… »
Inspiré par des artistes comme POCH ou Bleck-Le-Rat, « le Justicier » va alors jeter son dévolu sur le pochoir. Comme une évidence. Cette technique ne serait-elle pas au street-art ce que le punk est à la musique ? À savoir un truc que l’on fait par et pour soi-même, de manière brute et instinctive ? « J’ai commencé à en faire chez moi, tranquillement, à expérimenter. Mes potes m’ont alors poussé au cul pour que j’aille directement les faire dehors. Exposer dans son salon, c’est bien, mais vite chiant (rires…). La rue reste la plus grande galerie à ciel ouvert, et un espace de jeu infini ! »
C’est en 2017 que ses premiers pochoirs vont commencer à émerger dans les rues rennaises. Il les signera avec son pseudo d’antan, qui lui colle désormais à la peau comme un patch de nicotine ou un sticker sur un lampadaire. Son activité est donc relativement récente, à peine 4 ans, même si sa productivité prolifique à rendre jaloux un dirigeant d’Amazon nous fait croire le contraire. Pour autant, sans qu’on le lui demande, notre interlocuteur l’affirme d’emblée. « Je fais ça avant tout pour le plaisir. Je n’appartiens à aucune Crew (équipe, bande… ndlr) et je n’ai absolument pas envie d’en faire mon métier. »
Désintéressé, le garçon ne recherche pas la notoriété. Ce n’est pas demain qu’on le verra peindre sur un mur instagramable. Seul·e·s ses proches, quelques potes, et un animateur de Canal B, savent ce qu’il manigance tard la nuit ou tôt le matin. Même son fils s’oblige à ne pas dévoiler « le secret de Papa. » À l’heure où Rennes bichonne son centre-ville gentrifié pour cadres supérieurs et touristes friqué·e·s, ses travaux manuels ne font pas rire tout le monde. La discrétion garantit une certaine tranquillité et longévité, même si, lui, ne se considère pas comme un « gros vandale ». « Je n’investis le centre-ville qu’avec mes collages. Si on me chope, j’suis bon pour payer une grosse prune, mais pas plus qu’une personne qui colle ses affiches politiques n’importe où, nous explique-t-il. À l’extérieur de l’hypercentre, on retrouve plutôt mes pochoirs faits cette fois-ci à la bombe de peinture. »
Son mode opératoire est rodé. « Le plus souvent, je repère un lieu en avance, je prends les mesures pour ensuite créer chez moi le collage ou le pochoir. » Derrière son écran, à partir d’un logiciel de retouche d’images, il crée ses photomontages. Ne reste ensuite plus qu’à imprimer, découper et à revenir sur le lieu du crime pour terminer le travail. Simple. Efficace. Mais pourquoi choisir tel endroit plutôt qu’un autre ? Tout est une question de ressenti, d’humeur et principalement d’opportunité. On repense à ce collage représentant un flic demandant à ne pas être pris en photo, posé à quelques mètres du poste de police, rue Penhoët. « Je ne comprends même pas qu’il soit resté aussi longtemps, rigole-t-il, faisant chavirer dangereusement son verre à la main. Les gars passaient là devant tous les jours ! »
Au cours de notre discussion, l’actualité des derniers jours revient de manière récurrente sur la table, comme ces miettes de tabac ramenées par le vent. Et pour cause. Tout est politique chez lui. De ses fringues jusqu’aux choix professionnels. « Le Justicier » n’est pas là pour rendre la ville plus jolie ou plus attractive. Ses pochoirs, ses collages et ses différentes collaborations donnent matière à réfléchir, à interpeller. À bousculer parfois. On reconnait une filiation avec l’esprit frondeur d’Hara-Kiri, ce journal « bête et méchant » crée par Cavanna et le professeur Choron. Citons, par exemple, ce Macron grimé en amish, ce jeune homme en train de mendier tenant dans ses mains une pancarte « En marche ou crève », ou ce Fillon, torse nu en slip de bain. « Cet engagement citoyen a toujours été présent chez moi. Cela fait partie de mon ADN, analyse-t-il. De par mon éducation, et mon parcours universitaire, j’aime comprendre ce qu’il se passe autour de moi. Mes pochoirs et mes collages peuvent être alors considérés subversifs. Ils peuvent faire rire, comme pas du tout. Certains sont vite arrachés, ou recouverts de messages par des fafs (fascistes, NDLR) qui vont me traiter d’islamo-gauchiste. Forcément, ça fait réagir. C’est le jeu. Aujourd’hui, l’actualité est devenue une source d’inspiration inépuisable… »
Inépuisable est le mot. On a dû hocher la tête à ce moment-là, et sourire cyniquement en balançant un « tu m’étonnes ! » avant de replonger goulûment dans notre boisson houblonnée. Entre les discours fascistes décomplexés entendus dans les médias, les lois liberticides votées par nos dirigeant·e·s, le racisme et l’islamophobie, la hausse des violences faites aux femmes, les voyous en col blanc qui nous font la morale à longueur de journée, oui, il y a de quoi être en colère. Chaque heure, chaque minute, chaque seconde. Toutefois, gare au burnout militant. « Franchement, à un moment donné, j’étais pris dans un rythme effréné et je produisais de manière très régulière. Au bout d’un moment, cela m’a pesé. Le plaisir n’était plus vraiment là et j’ai donc pris du recul. Tant pis. Tu rates parfois des trucs, des bons plans, de bonnes occasions pour secouer un peu tout ce merdier ou pour rire d’une situation, mais ce n’est pas bien grave. »
« Le Justicier » ose, tente des trucs. Quitte parfois à se planter. Il ne s’en cache pas. « J’ai fait pas mal de merdes, je me suis souvent craqué, mais c’est bien de se planter, on apprend ! » Modeste et humble, sans doute. Il nous avoue malgré tout qu’au fil des ans, il se sent plus à l’aise avec la technique du pochoir. Ses expériences lui permettent d’éviter des erreurs toutes bêtes de débutant, de savoir choisir le bon type de bombes et de caps, ce p’tit capuchon qui se place dessus, selon le lieu, et le support. « Mon travail reste encore fragile. Je suis loin de la maitrise parfaite comme celle de l’artiste Goin, par exemple. Lui, tu sens directement qu’il a de la bouteille et un savoir-faire. Une vraie signature. J’en suis loin. » Pas si loin que ça…
Avec sa croix noire en forme de X, la sienne de signature reste bien identifiable, et identifiée à Rennes. « Regarde n’importe quel album des Bérus. Il y a toujours une croix quelque part, nous fait-il remarquer. C’est rattaché à l’univers Punk. J’ai rajouté une flèche qui tourne autour dans le sens inverse des aiguilles d’une montre… Comme pour évoquer le fait que je ne vais pas suivre la même direction que tout le monde. » La métaphore est plaisante. On le répète, tout est politique chez lui. Jusqu’au moindre détail.
On aimerait volontiers l’accompagner encore un peu sur ses chemins de traverse, malheureusement nos routes doivent se séparer pour aujourd’hui. Nos verres sont déjà vides et chacun doit vaquer à ses occupations. Après un shooting photo improvisé, des derniers mots prononcés sur le généreux Bouchon et la talentueuse SimOne Pictures Factory et nous voilà déjà en selle, laissant « le Justicier » derrière nous. Finalement, cela valait le coup d’attendre pour le rencontrer. Tout comme ses pochoirs ou ses collages, le personnage, en chair et en os, nous plait décidément beaucoup !
Son insta → https://www.instagram.com/lesgraffsdujusticier/
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