À Rennes, depuis une semaine, les abords de la place Jeanne Laurent, nichée au cœur du quartier Courrouze, se sont métamorphosés sous l’impulsion d’une intervention artistique inédite. Une initiative portée par Rennes Métropole et Territoires Rennes, structure dédiée à l’accompagnement des communes dans leurs projets d’aménagement. Une soixantaine de panneaux de signalisation ont ainsi été revisités par l’illustrateur Wood Campers. Parés de couleurs vives, et de visages dessinés aux feutres épais semblant tout droit s’échapper des pages d’une bande dessinée, ils dénotent dans ce décor minéral. Ilta studio, maître d’œuvre de ce projet audacieux, habitué à redéfinir les espaces publics, explique que l’initiative vise à « alerter passants et automobilistes de manière décalée dans un espace où les piétons se sentent peu en sécurité. » Une approche volontairement atypique… Peut-être trop, diront certain·es ? Car si l’artiste rennais a reçu en très grande majorité de nombreux éloges pour son travail, l’installation n’en a pas moins suscité quelques réactions moins enthousiastes notamment sur les réseaux sociaux. Entre étonnement, incompréhension, voire même rejet.
Mais avant tout, un petit retour en arrière s’impose.
La place Jeanne Laurent fut, il n’y a pas si longtemps encore, une zone de rencontre. C’est-à-dire, selon le code de la route, un espace où les personnes piétonnes peuvent circuler librement sur l’ensemble de la chaussée en ayant la priorité sur tous les véhicules. Par conséquent, aucune matérialisation d’un quelconque passage protégé n’est visible, puisque non-nécessaire. Dans ce secteur, dont les entrées et sorties, sont annoncées par une signalisation, la vitesse est limitée à 20 km/h.
Malheureusement, vu-mais-pas-pris, les incivilités répétées des automobilistes ont forcé l’aménageur à prendre des mesures pour éviter un hypothétique, mais probable, accident de la circulation. « C’est très dangereux aux heures de sorties scolaires […] avec tous les enfants qui traversent la route en courant pour rejoindre la boulangerie. Les voitures ne laissent pas du tout la priorité aux enfants et aux familles ! » témoigne cette riveraine. À Rennes, et plus largement en Ille-et-Vilaine, le nombre de victimes sur la route, parmi les piéton·nes et les cyclistes, est malheureusement en hausse depuis le début de l’année. C’est pourquoi, en avril dernier, la signalétique introduisant la zone de rencontre a été retirée. Fini. Terminé ! Oust ! Sous les pavés, la plage, mais désormais, sur les pavés, un passage piéton a vu le jour.
Les mauvaises habitudes ayant la peau dure, et la police peu présente pour verbaliser, plusieurs semaines plus tard, rebelote. Même cause-toujours, même effet ! Ça roule toujours trop vite. La limitation des 30 km/h n’est pas ou peu respectée (même la peinture blanche au sol commence à s’effriter, NDLR), et trop souvent les personnes piétonnes doivent prendre leur mal en patience, et la main de leurs enfants pour traverser. « C’est tellement insupportable lorsqu’on souhaite traverser cette route et qu’aucun automobiliste ne s’arrête… la courtoisie au volant ça ne leur parle pas trop. », regrette cette riveraine.
Aujourd’hui, la démarche artistique composée d’une soixantaine panneaux, mêlant graphisme, impression et installation in-situ, a pour « vocation à interpeller piétons et automobilistes sur la problématique de la rue qui traverse ce quartier où les automobilistes respectent peu les priorités et la vitesse autorisée. » L’emplacement de chaque panneau a été validé collégialement, en l’occurrence avec une personne du service voirie de la ville de Rennes, et les panneaux de signalisation réglementaires restent toujours bien visibles. Pourtant, cette initiative artistique ne semble pas fédérer à 100 %. Certes, il y a, et aura, toujours des mécontent·es, mais pour quelques un·es, elle n’est juste pas comprise, et semble parfois infantilisante, pire perçue comme un gaspillage financier. Petit florilège de commentaires récupérés ici ou là.
Ces panneaux artistiques et inutiles sont un comble. Peut-être après le premier accident grave on aura droit à des dos d’âne ou des chicanes, plus chers mais les seules options efficaces.
Je trouve ça tellement condescendant. Pourquoi on a droit à ces choses ridicules plutôt que des mesures efficaces bien que plus chers ?
Interpeller c’est bien, faire ralentir c’est mieux non
A contrario avec l’espace de cohabitation piétons vélos automobilistes précédent, où on pouvait traverser ou on le souhaitait… Désormais autant piétons qu’automobilistes on ne sait plus qui on doit laisser passer et où. Dommage cette régression
Derrière ces critiques parfois virulentes se cache souvent un sentiment d’inadéquation entre l’art, perçu à tort comme élitiste ou éloigné des préoccupations quotidiennes, et les attentes pragmatiques des habitant·es du quartier. Et pour cause ! Ces dernier·es réclament depuis des mois des solutions concrètes pour améliorer leur quotidien, ne serait-ce que la possibilité de traverser la place en toute sécurité. Pourtant, il ne devrait pas y avoir d’opposition entre les 2 formes des luttes. Bien au contraire ! Face à la « surcharge d’informations » provoquée par l’installation d’une soixantaine de panneaux disposés sur seulement quelques mètres, comment une personne derrière son volant pourrait-elle réagir, sinon autrement que par ralentir pour comprendre ce qu’il se joue ? À moins, bien sûr, qu’isolée dans son habitacle motorisé, celle-ci ignore délibérément son environnement — auquel cas, rien ne pourrait y remédier, sinon un retrait de permis immédiat. Enfin, cette intervention artistique suscite et relance la réflexion sur le partage de l’espace public à travers les médias qui sont nombreux à avoir repris l’information. « Si déjà cela permet de prendre conscience que cet endroit est à risque, ce serait déjà un bon début », conclut l’artiste Wood Campers sur un célèbre réseau social. L’art est sans doute politique, mais son rôle n’est pas de légiférer ou de régner : il est avant tout là pour comprendre, comme disait l’autre.
+ d’1fos : À Rennes, la marche représente 43 % des trajets quotidiens, loin devant la voiture, et les transports en commun, ou le vélo d’après la dernière enquête déplacements datant de 2018. En 2023, le Baromètre des villes et villages marchables a classé Rennes en première position des villes de plus de 200 000 habitants où il fait bon marcher.
+ d’1fos : Ce n’est pas la première fois qu’Ilta s’invite à La Courrouze. Le studio de production a déjà prouvé son engagement pour des projets artistiques qui sensibilisent les habitant·es aux questions contemporaines d’urbanisme et de mobilité, comme ci-dessous avec l’artiste Vincent Broquaire.
Rue des Munitionnettes, une guerre des territoires qui n’en finit pas…