De 1936 à 1939, la guerre d’Espagne provoque l’exode de plusieurs centaines de milliers d’Espagnol·es vers la France. L’assaut mené par les troupes Franquistes contre la Catalogne aggrave cette émigration, avec près d’un demi-million de personnes franchissant les cols enneigés des Pyrénées dans des conditions épouvantables. Cet épisode, communément appelé Retirada, demeure un traumatisme pour celles et ceux qui fuient les bombardements, le fascisme, et la répression, mais considérées comme indésirables par les autorités françaises. Il faut dire que dès 1938, le gouvernement Daladier édicte plusieurs décrets durcissant les conditions d’entrée et de séjour des personnes étrangères, prévoyant même leur internement administratif. Les hommes valides sont alors escortés vers des camps d’internement tandis que les femmes, les enfants, les personnes âgées ou malades sont dirigé·es vers de nombreux départements de l’intérieur, région parisienne exceptée, dans des centres d’hébergement improvisés (anciens hôpitaux, casernes, prisons, écoles salles des fêtes…+d1fos).
Actuellement et jusqu’au 25 avril, les archives départementales d’Ille-Et-Vilaine proposent une exposition de Lydie Turco sur ce pan de l’histoire inconnu. À travers dix lieux et dix récits familiaux, l’artiste-photographe rappelle les difficiles conditions d’exil subies par les familles espagnoles hébergées sur le territoire français. Parmi ces lieux, figure notamment le camp de Verdun, vestige de la première guerre mondiale, aujourd’hui disparu, mais sur lequel s’est construit l’écoquartier la Courrouze, à Saint-Jacques-de-la-Lande.
ALTER1FO : Bonjour Lydie Turco, pouvez-vous nous parler de votre exposition « La stratégie de l’effacement » ?
Lydie Turco : L’exposition présente un travail photographique documentaire sur une réalité encore très méconnue : la vie des femmes et des enfants réfugié·es espagnol·es en 1939 à leur arrivée en France, lors de la Retirada. Dans l’urgence de l’exode, les familles sont séparées : les hommes sont enfermés dans des camps dans le sud de la France, citons les plus connus comme le camp d’Argelès-sur-Mer, de Saint-Cyprien, de Rivesaltes ; les femmes et enfants sont envoyé·es en train vers des structures d’hébergement répertoriées par les préfets des différents départements Français, mais qui ne sont absolument pas adaptées. L’exposition s’appuie sur le sensible et le visuel. Chaque lieu mis en avant s’accompagne de deux photographies (l’une numérique et l’autre créée avec une chambre photographique), d’une archive et d’un récit très brut racontant l’exode d’une famille Espagnole.
Pourquoi avoir utilisé deux médiums photographiques différents ?
J’ai souhaité utiliser le numérique et la couleur pour figer la trace contemporaine de ce qui reste ou non de ces lieux dans le présent. Ces derniers sont souvent ignorés, sans plaque commémorative, sans traces justement des événements qui se sont déroulés en leur sein.
En parallèle, j’ai choisi de réaliser en noir et blanc, et en argentique, les portraits des familles sur lesquels se trouvent les descendant·es des personnes ayant été placées dans ces lieux d’« hébergements ». Les photos de famille participent activement à l’écriture du récit familial. Elles contribuent à lui donner corps. J’utilise ici les codes du portrait de famille du début du 20ième siècle, d’où l’utilisation de la chambre photographique, avec une spatialisation et une hiérarchisation qui donne à voir l’histoire et la lignée familiale.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce sujet, et quelle a été votre démarche ?
Je suis d’origine espagnole, c’est l’histoire de ma famille ! Mon arrière-grand-mère et ma grande tante ont été internées au camp de Verdun, situé à Saint-Jacques-de-la-Lande, près de Rennes. Je suis littéralement tombé des nues en l’apprenant. J’ai d’abord fait des recherches personnelles, puis j’ai collaboré avec Maëlle Maugendre, historienne, qui a consacré sa thèse à la résistance de ces femmes réfugiées espagnoles, à l’intérieur de ces centres d’hébergement.
Pour cette exposition, nous avons choisi dix lieux afin de montrer la diversité de ce qui a été mis en place. On trouve ainsi une prison, le camp de Verdun, une ferme dans l’Indre, ou la forteresse Vauban à Belle-Île-en-Mer… Bref, c’est très varié.
Est-ce que cette histoire était facilement évoquée au sein de votre famille ?
Non, absolument pas ! Pendant longtemps, je savais seulement que mon arrière-grand-père était républicain, et qu’il avait fait la guerre d’Espagne. Quand je suis devenu mère, je me suis interrogée sur la transmission de mon histoire familiale. À l’époque, j’avais la chance d’avoir à mes côtés mon arrière-grand-mère qui a pu répondre à toutes mes interrogations. Elle m’a alors raconté le récit complet de son exode depuis l’Espagne, avec les premières tentatives infructueuses par bateaux, le retour forcé encadré par les autorités françaises, le passage de la frontière en plein hiver, l’un des plus froids que la France ait connu…
Comment s’est déroulée l’inauguration de votre exposition aux archives départementales à Rennes ?
Il y avait du monde, et comme à chaque fois, les personnes sont toujours très touchées. Forcément, pour celles d’origine espagnole, cela résonne d’autant plus intensément, mais l’exposition a un fort impact, notamment à travers la lecture des différents récits, qui sont – on peut le dire – des récits de guerre. En effet, les conditions d’accueil étaient plus que précaires ; les gens dormaient sur de la paille répandue à même le sol, dans une promiscuité absolue. Il n’y avait pas assez de nourritures, on mourrait du typhus…
On comprend que les autorités préfèrent ne pas mettre en avant ce pan de l’histoire française, d’où le titre de votre exposition « stratégie de l’effacement » ?
C’est ça. À quoi jouent les pouvoirs publics en éludant cette histoire que très peu connaissent ? Il est nécessaire que celle-ci soit préservée et qu’elle ne disparaisse pas.
Lydie Turco est autrice réalisatrice de documentaires et photographe. Elle a réalisé trois documentaires audiovisuels, et un cinéma (sortie prévu en 2023), ainsi que plusieurs projets photographiques, dont l’avant dernier, « Paraître et être », qui a circulé en musée, bibliothèque, centre culturel…
Stratégie de l’effacement : du 15 mars au 25 avril 2024 – Hall des Archives départementales –
Entrée libre et gratuite du lundi au vendredi de 8h30 à 17h30 –
Fermeture le lundi 1er avril
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