C’est un marronnier dans la vie locale rennaise. Tous les ans, sans bruit, ils reviennent. « Ils », ce sont ces dizaines de propositions du budget participatif ayant pour finalité de pouvoir se « soulager » plus facilement, une fois à l’extérieur de chez soi (voir quelques exemples par ici, NDLR). Preuve qu’à Rennes, bien qu’on en compte 96 (soit une pour 2 300 habitant·es, NDLR), le nombre de toilettes publiques accessibles à toutes et tous reste encore insuffisant. Leur organisation nécessite d’être incluse dans la gestion pérenne de l’aménagement urbain et ne devrait pas être tributaire d‘une votation dans le cadre d’une fabrique citoyenne, aussi honorable soit-elle. Malheureusement, la municipalité n’apprend pas de ses erreurs et semble s’endormir sur ses lauriers…
Au lieu de prendre des mesures pour répondre concrètement à cette exigence de santé publique, nos élu·es la comble avec parcimonie et du mobilier à l’usage des seuls hommes qui pissent debout, entretenant ainsi le privilège du mâle dominant. En effet, en plus des 5 urinoirs mobiles camouflés en fruits exotiques, la ville se félicite d’investir dans 3 nouveaux uritrottoirs (sorte d’urinoir surmonté d’un bac à fleurs, NDLR). En 2018 à Paris, leur installation avait provoqué de saines contestations et d’instructives polémiques. On se souvient des mots éclairants de Chris Blache(1)(2), anthropologue et co-créatrice du laboratoire « genre et ville ».
Aujourd’hui, à Rennes, peu de réactions ont suivi cette annonce (dont nous, mais ça ne compte pas vu qu’on gueule tout le temps, NDLR). Est-ce par fatigue et lassitude de devoir répéter la même chose ou bien, uriner en pleine rue pour les hommes est-il devenu la norme ? Après tout, faire ses besoins dans un urinoir avec des fleurs ou directement dans des fleurs sans urinoir, quelle différence ?
Pour se défendre de toute inégalité de traitement, la ville aime rappeler qu’elle a proposé un équipement adapté exclusivement aux besoins féminins pendant quelques soirées l’été dernier entre deux confinements. Malheureusement, trop peu utilisé, la municipalité met fin promptement à cette expérience.
Ce n’est, hélas, pas une surprise. Tous les jours, des femmes sont victimes de harcèlement sexuel et de rue. Dans un sondage IFOP, 40 % d’entre elles déclarent avoir renoncé à fréquenter certains lieux publics pour ne pas avoir à subir d’attitudes sexistes. Dans ce contexte du « MEN ARE TRASH », il est facile de comprendre que venir s’assoir, fesses et vulve à l’air, en plein milieu de cette jungle urbaine testostéronée parfois alcoolisée, est loin d’être un acte naturel et anodin. Il en deviendrait presque militant. Et malgré la forme en hélices de bateaux et ses parois hautes de 1,65 m, l’urinoir rose fluo n’a pas empêché d’ôter ce sentiment de vulnérabilité et d’insécurité pour ses utilisatrices.
Certes, « ça n’a pas marché mais ce n’est pas un échec » conclue l’adjoint au maire écologiste Cyrille Morel sur le ton de la boutade. La municipalité se veut rassurante. A la place, un nouveau système de toilettes fermées élaboré par WeCo prendra forme au printemps 2021 sur le mail Mitterrand. Sauf que ce dernier sera mixte. Les femmes perdent donc un rare espace urbain qui leur était réservé. Cela confirme les études menées par la professeure émérite Clara Greed. « Les femmes sont celles qui ont le plus besoin de toilettes publiques propres sécures et bien aménagées, mais paradoxalement, ce sont aussi celles qui en ont le moins. »
Yves Raibaud, géographe à l’université Bordeaux-Montaigne, venu il y a fort longtemps présenté une conférence qui a fait date à Rennes sur le partage de l’espace urbain vu à travers le prisme du genre (lire notre article sur le sujet, NDLR), fait le même le constat(1).
Inciter les femmes à « faire comme les hommes » est une démarche que Rennes souhaite explorer. En effet, l’équipe de Noz’Ambule distribuera gratuitement au printemps prochain des pisses-debout jetables pour que celles qui le souhaitent puissent les expérimenter. Promouvoir des tubes en plastique qui permettent d’uriner sans s’accroupir « laisserait apparaître ces uritrottoirs comme du mobilier mixte », souligne Yves Raibaud. Toujours et encore, c’est donc aux femmes de s’adapter au monde masculin.
Mais l’incantation du « Lève-toi et marche pisse » ou du « Tout le monde debout » si malaisant de François Feldman (référence compréhensible uniquement par les quarantenaires et plus, NDLR) n’est pas pour demain. Premièrement, le dispositif Noz’ambule s’adresse principalement aux jeunes rencontré·es au cours des soirées estudiantines. Que fait-on pour les personnes en journée et/ou plus âgées ? Ensuite, si l’urinoir féminin n’a pas eu le succès escompté, pourquoi cela changerait avec ce procédé ? Aux mêmes causes, les mêmes effets, non ? Chris Blache a déjà envisagé le scénario.
Jouer à celui qui pisse le plus loin reste quand même l’un des derniers bastions des « mascus fragiles ». Ces derniers ne vont pas le céder aussi facilement ! L’anthropologue Agnès Giard précise que « la norme des toilettes séparées nous a formaté au point que toute forme d’intrusion est perçue comme une menace. L’existence même des WC séparés induit les individus à se conduire de façon agressive quand leur espace est pénétré. » On a quand même l’impression qu’on tourne un peu en rond. Mais alors, que faire ?
Dans le monde d’avant, l’empathie de certain·es patron·nes de bars pouvaient venir au secours de certaines femmes en leur permettant d’utiliser leurs toilettes, sans les obliger à consommer. Un label rennais pour mieux identifier ces commerces était même en cours de création, selon les propos tenus par Nathalie Appéré en 2019. Malheureusement, avec cette fichue pandémie, tous les établissements sont fermés. (Lire l’article réservé aux abonnés de Libération qui explique que la fermeture des bars et des restaurants a fait fortement chuter le nombre de toilettes accessibles dans les grandes villes, mettant dans l’embarras certaines catégories de la population, comme les livreurs ou les personnes atteintes de maladies intestinales, NDLR)
Finalement, l’adoption de toilettes neutres ou non-genrées semble être le seul moyen de réduire les inégalités. Du coup, chiche ! Déboulonnons toutes les pissotières, de celles présentes dans nos cours de récré (voir à ce sujet la conférence d’Edith Maruéjouls, docteure en géographie et géographe du genre : « L’égalité dans la cour de récré » disponible ici, NDLR), présentes dans nos établissements publics et bien sûr dans nos rues. Recyclons-les, revendons-les à prix d’or aux fétichistes d’une époque révolue et, avec l’argent récolté, construisons des toilettes publiques digne de ce nom ! Et comme l’écrit si justement la journaliste Virginie Enée dans un édito, « probablement que cela prend plus de place et que c’est moins ludique qu’un urinoir déguisé en pastèque ou en kiwi mais justifier une inégalité par l’incivilité de certains, c’est ni plus ni moins qu’une discrimination. » Dernier argument, selon l’architecte Matt Nardella de Moss Design à Chicago, les « WC unisexes sont même plus économiques à construire que les toilettes ségrégationnistes par le genre du fait du partage d’équipements en commun. » Bref, qu’est-ce qu’on attend ?
(1) : Propos rapportés dans l’article publié en août 2018 (de Anaïs Condomines) disponible ici.
(2) : Nous avons tenté, sans succès malheureusement pour nous, de joindre Chris Blache afin d’évoquer directement avec elle ce sujet des toilettes publiques. Ses travaux sont précieux, son éclairage aurait été utile et pertinent. Ce n’est que partie remise !
- Chris Blache : consultante en Socio-Ethnographie – Co-fondatrice et Coordinatrice de Genre et Ville. http://www.genre-et-ville.org/chris-blache/
- Edith Maruéjouls : géographe du genre, a soutenu sa thèse en 2014 : « Mixité, égalité et genre dans les espaces du loisir des jeunes. Pertinence d’un paradigme féministe ». Elle est qualifiée maîtresse de conférences dans sa discipline. Elle a créé le bureau d’études L’ARObE (Atelier recherche observatoire égalité) et ses travaux portent sur l’égalité réelle et opérationnelle dans la cour d’école, les loisirs des jeunes et l’espace public.
- Des urinoirs végétaux contre les pipis sauvages
- Rappel : Depuis le confinement et la fermeture des bars, toutes les toilettes installées sur l’espace public dans le centre de Rennes sont ouvertes non-stop, à l’exception des toilettes gardiennées, qui ferment la nuit, et celles en travaux. Ailleurs, elles sont ouvertes de 6h à 23h, en général.
- Un coup d’œil dans les autres grandes villes, par le journal 20 minutes
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