Ouvrir sa boutique est un exploit en soi. En plein hypercentre de Rennes en est un autre. Mais le réaliser alors que le pays commence à peine à sortir du confinement et que le covid est encore sur toutes les lèvres et – un peu aussi – dans les miasmes dispersés dans l’air, c’était audacieux ! Mais il l’a fait. Lui, c’est Grégory. Greg’ pour les intimes. Ce grand gaillard aux yeux rieurs et malicieux, passionné de bande dessinée et de boissons houblonnées, a relevé le défi de devenir son propre patron dans un secteur où chaque journée ressemble à un acte de résistance et d’abnégation.
En effet, classées en 2021 comme commerces essentiels, les librairies restent cependant colosse aux pieds d’argile. Le boom de la vente en ligne, les grandes enseignes écrasant prix et concurrences, le contexte économique actuel mettent en péril beaucoup d’entre elles. Mais tel un capitaine naviguant en mer agitée, Grégory tient bon la barre. Traversant vents et marées, et parfois… inondation, la Livrerie des Jacobins souffle en cette fin d’année ses trois bougies. Dans un monde où désormais l’on consomme sans modération en un clic de pouce ou de souris, on a eu envie de dire « bravo », et surtout « bon anniversaire ! »
Question : Bonjour Grégory, peux-tu nous rappeler le concept de ta librairie ?
Réponse : Il y a trois ans, j’ai souhaité créer ma propre librairie, afin de proposer un espace convivial mêlant deux de mes passions : la bande dessinée et la bière artisanale. L’idée était de concevoir un lieu d’échange où l’on peut découvrir une multitude d’univers, aussi bien ceux liés au houblon qu’à l’illustration.
À Rennes, la « Livrerie des Jacobins » ou la première gorgée de BD
Peux-tu nous partager un souvenir marquant lié à l’ouverture de ta boutique ?
Déjà, l’ouverture était initialement prévue il y a quatre ans, mais le COVID est passé par là. J’ai donc attendu patiemment la fin du confinement pour être sûr qu’il n’y aurait pas de nouvelles fermetures. Et puis, tout s’est fait d’un coup, de manière imprévue, presqu’inopinée. Fin octobre, alors que j’étais dans la boutique en train de faire du ménage, laissant la porte d’entrée ouverte, plusieurs personnes sont entrées notamment pour savoir si la BD Le droit du sol, que beaucoup attendaient, était disponible. À partir de là, j’ai dit : « Allez, c’est parti ! » Pourtant, l’ouverture officielle au départ n’était prévue que mi-novembre.
Si je te demande trois adjectifs pour décrire ces trois années ?
Passionnant : il y a tellement de choses à apprendre ou à améliorer, notamment dans des domaines que je ne maîtrisais pas du tout, comme la comptabilité. Et puis, dans un projet comme celui-là, il y a énormément de possibilités pour faire, et il faut aussi savoir orienter le gouvernail en fonction de ce qu’on veut vraiment.
Dévorant : cela demande énormément de temps, d’énergie et d’investissement. Ce n’est pas toujours simple, surtout sans historique, ni repères, et il est parfois difficile de savoir quand s’arrêter, et quand prendre des pauses.
Pour le troisième adjectif, j’hésite un peu… Disons enrichissant – même si ce n’est peut-être pas tout à fait le mot juste (rires). À la fois par les rencontres avec des auteurs et autrices, que ce soit dans le domaine de la BD ou de la bière, et par la transmission d’envie et de savoir. Il y a aussi les échanges avec les client·es, qui sont vraiment inspirants.
Comment décrirais-tu justement ta clientèle ?
Il y a ici, dans cet hypercentre de Rennes, un véritable esprit de quartier, chaleureux et convivial. J’ai la chance de bénéficier d’une vraie proximité qui favorise un sentiment de communauté, presque communard. Les différentes générations s’y côtoient naturellement. C’est une clientèle engagée et citoyenne, qui choisit délibérément de soutenir une petite librairie indépendante comme la mienne, plutôt que de se tourner vers de grandes enseignes.
Et puis cela évolue aussi en fonction de l’année, des saisons touristiques et de la programmation du centre des congrès situé en face. Parfois, il y a davantage de personnes de passage, venant de l’extérieur de Rennes. Les touristes français.es, en particulier, sont agréablement surpris.es par la densité du réseau de librairies à Rennes. Ils ne s’attendent pas à en trouver autant dans une ville comme Rennes.
En parlant des autres librairies, la Nef des Fous va fermer fin d’année. La presse en a parlé et souligne aussi que beaucoup des commerces de centre ville restent vacants. Qu’est-ce que cela t’inspire ?
Il n’y a rien de positif dans tout cela. On ne peut jamais avoir « trop » de librairies. Avec environ 5 000 nouveautés par an rien que dans la bande dessinée, il y a de la place pour tout le monde. Chaque librairie peut offrir une sélection unique, proposer sa vision de la bande dessinée. Cette annonce reflète surtout les difficultés qui touchent un peu tout le secteur du livre. Je ne parle même pas des auteurs et des autrices qui sont dans le rouge depuis un bon moment. Il y a un vrai déséquilibre dans le système, qui favorise certains, les plus gros, et ne permet pas une rétribution équitable. Apprendre qu’une librairie « installée » depuis près de huit ans comme la NEF des fous est donc une triste et mauvaise nouvelle.
Personnellement, tu penses qu’avec trois années au compteur, ta libraire est installée justement dans le paysage rennais ?
Pas du tout (rires). C’est encore super fragile !
Comment on fait alors pour ne pas sombrer dans le découragement, et réussir à dormir la nuit ?
Il y a bien quelques insomnies de temps en temps ! Je bénéficie d’un grand soutien de mon entourage. En parallèle, je mets en place de nombreuses actions pour avancer et faire en sorte que les choses fonctionnent. Ce qui m’encourage particulièrement, ce sont tous les signaux positifs même minimes que je reçois. Ma clientèle est de plus en plus présente, fidèle, et satisfaite. Le bouche-à-oreille fonctionne très bien, ce qui me prouve que mes efforts commencent à porter leurs fruits. Tout cela m’aide à rester motivé, et à continuer malgré les difficultés.
Au cours de ces 3 dernières années, que retiens-tu comme fait marquant ?
J’ai davantage clarifié vers quoi je veux aller, en particulier sur le rayon bande dessinée. J’ai décidé d’arrêter de trop me diversifier pour essayer de satisfaire tout le monde, car ce n’est tout simplement pas possible. Je ne pourrai jamais répondre à toutes les demandes, même avec une surface dix fois plus grande que la mienne. Je préfère donc cibler ce qui correspond à mes convictions, à mes coups de cœur, à ce que je crois plutôt que de rester trop « généraliste ». Donc, pour moi, l’important est de proposer une sélection cohérente et réfléchie. Cela dit, je ressens toujours une certaine frustration de ne pas pouvoir répondre favorablement à certaines demandes. Cela doit être mon côté « service public » (rire).
Du coup, après trois ans, aucun regret ?
A part les 39 heures de mon ancien emploi (rire) ? Non, l’objectif en ouvrant ma librairie est de faire un taff qui m’intéresse toujours autant, même au bout de trois ans, six ans, dix ans. C’est un peu étrange de le dire, mais c’est comme si c’était mon dernier emploi. Dans ce secteur, il y a tellement de possibilités d’amélioration, de diversité dans ce que je fais, et surtout une grande liberté d’action ! Ce qui fait qu’on ne se lasse pas !
Quel conseil donnerais-tu à une personne qui souhaite se lancer dans une aventure comme la tienne ?
Je ne suis pas certain d’être le mieux placé pour donner des conseils (rire). Je dirais qu’il est important de savoir que cela demandera beaucoup d’efforts. Il vaut donc mieux envisager de le faire à un moment de votre vie où vous êtes encore plein d’énergie.
À Rennes, la « Livrerie des Jacobins » ou la première gorgée de BD
La Livrerie des Jacobins, à découvrir absolument au 5 rue d’Échange, Rennes.
Super 👍 continu garde tes rêves et la forme surtout.,pour le plaisir de tous ceux qui viennent te voir.