Route du Rock 2014 : un vendredi entre émotion et fureur

Compte-rendu écrit à 3 mains et 6 bottes par Yann, Mr B. et Isa, photographié à 4 mains -mais plus de ponchos- par So et Mr B.

Paille et bottes @ la Route du Rock

En arrivant sur le Fort Saint-Père, une bonne surprise : une épaisse couche de paille recouvre le parterre de la grande scène et les abords des stands de restauration. Mais si on peut souligner l’effort, cela ne règle malheureusement pas complètement le problème : l’impressionnante mare de boue devant la buvette imposait à quiconque un numéro d’équilibriste virtuose (ça n’a pas dû arranger la marge bénéficiaire de la dite buvette.). On ne va pas vous faire la liste des soucis rencontrés sur le site, nous l’avons largement fait dans notre compte-rendu de la soirée de jeudi. Des travaux d’évacuation sont prévus en novembre 2014, bonne nouvelle. On suppose qu’il a fallu pas mal de boulot pour remettre en état le site, et ce jusqu’à la dernière minute (on a encore en tête l’image surréaliste d’un tracteur traversant l’entrée au milieu des festivaliers, avec une botte de paille accrochée à ses fourches).

Cheatahs

Mais cela justifiait-il la longue attente devant l’entrée, alors même que résonnait les premières notes de Cheatahs ? C’est particulièrement frustrant de poireauter sans trop savoir pourquoi, surtout après avoir emprunté un nouveau chemin à la limite du praticable. Qu’il y ait des problèmes de timing, c’est évident. Mais commencer un concert avant l’ouverture des portes, ce n’est pas très classe. Ni pour les festivaliers, ni pour le groupe, qui a quand même joué un gros quart d’heure devant une vingtaine de clampins. Le gros avantage pour les Londoniens d’adoption du quatuor Cheatahs, c’est de jouer du shoegaze. Jouer fort avec du fuzz en regardant ses pieds fait partie des codes du genre : ça leur aura permis de faire abstraction du parterre clairsemé (ils relèveront un peu les têtes lorsque les festivaliers débarqueront à la moitié du set). Biberonnés à l’indie-rock des nineties, on retrouve des bouts de Dinosaur Jr en début de concert, quelques passages sous influence Nirvana et consorts : pas de quoi faire un plat de résistance copieux, mais une bonne entrée en matière comme La Route du Rock sait si bien le faire. Ça joue un poil trop fort, les chœurs aériens assurés par le deuxième guitariste sont noyés dans les décibels, et le milieu de set souffre d’une baisse de rythme. Mais s’ils ne réinventent pas grand-chose, ils le font avec beaucoup d’application.

 Anna Calvi

On rejoint ensuite la grande scène du Fort pour le concert d’Anna Calvi, sous de réjouissants rayons de soleil de fin d’après-midi. On avait eu l’occasion de la découvrir il y a trois ans lors du festival Art Rock : un set très propre mais trop impersonnel pour nous toucher. Tout de noir vêtue, avec un rouge à lèvres vif comme unique touche colorée, elle débarque sur scène avec Suzanne & I, tiré de son premier album éponyme. Puissance vocale, riffs de guitare incisifs, les bases sont posées. Ça enchaine tambour battant avec l’épique chevauchée Eliza, l’un des titres phares de son deuxième album One Breath. Le set est un habile mélange des deux opus et se révèle être beaucoup plus enlevé qu’il y a trois ans. Son répertoire s’est élargit, certes, mais la transposition scénique de ses morceaux fourmille de multiples trouvailles sonores, s’appuyant notamment sur l’impressionnante multi-instrumentiste qui l’accompagne aux percussions, claviers, guitare, xylophone, clavier à soufflet, et on en oublie. On a beaucoup aimé les variations d’intensité au sein même des morceaux, entre ruptures et contrepieds, comme sur l’excellent I’ll Be Your Man. Un chant susurré entre quelques accords noisy, un solo ravageur entre deux envolées lyriques, Anna Calvi joue habilement avec le feu et la glace. Un peu trop habilement peut-être : le set hyper-millimétré de cette perfectionniste manque de ces aspérités qui font le sel du live. Lorsqu’elle joue avec le feu, elle surjoue parfois. Et quand elle joue avec cette image distante, on avoue décrocher un peu. Un déséquilibre toutefois largement compensé par son talent vocal et guitaristique. On n’a pas boudé notre plaisir lorsqu’Anna Calvi a joué en solo Rider To The Sea, frontwoman alternant sensualité et fureur sur le manche de sa six-cordes. Et puis la clôture du set avec Jezebel version Vince Taylor, nous a collé une bonne dose de frisson avec cette impressionnante montée vocale. La soirée ne fait que commencer, mais elle débute sous les meilleurs auspices.

Protomartyrs

Le ton va radicalement se durcir avec les américains de Protomartyr. A cette heure là, la petite scène des remparts est encore relativement accessible et nous arrivons sans trop de peine à nous en approcher suffisamment pour nous prendre de plein fouet une bonne grosse déflagration de post-punk-from-Detroit, d’appellation d’origine contrôlée. Le quatuor balance avec une belle assurance un rock froid et méthodique, cinglant comme un coup de trique mais assez envoûtant. La voix profonde et habitée de Joe Casey bien campé derrière ses lunettes noires hante parfaitement cette musique, à la fois rageuse et mélancolique. Une belle prestation où même si on aurait peut être aimé que leur set s’enflamme un peu plus, il y avait un petit quelque chose qui les place bien au dessus du lot.

Slowdive

Les reformations ont bien souvent de quoi faire frémir. On est donc légèrement circonspect avant l’arrivée de Slowdive dont le nom s’affiche en grosses lettres en fond de scène. D’autant que les Anglais n’ont rien publié de neuf depuis leurs trois albums sortis entre 1991 et 1995 –Just for a Day puis Souvlaki produit par le sieur Eno en personne et enfin Pygmalion– (lesquels avaient eu du mal à s’imposer à l’époque, avant de devenir plus tardivement une référence pour nombre de nouveaux groupes). Pourtant la bande de Neil Halstead va effacer toutes nos inquiétudes à grandes rasades de shoegaze évanescent exécuté avec une classe et une maîtrise bluffantes. Machine Gun est juste splendide. Son ample, alliant puissance et délicatesse avec une finesse de dentelières de la 6 cordes, le quintet de Reading livre un set parfait de bout en bout, plein de douces montées et d’emballements cotonneux. On trouve ça même encore mieux que sur les albums, tant les compositions de groupe semblent prendre encore plus d’espace en live. Les voix alternent entre Neil Halstead à gauche et Rachel Goswell en robe pailletée bleue et chaussures à talons rouges, ou même parfois s’entremêlent (Crazy for you, imparable), toujours dans une reverb’ ouatée, tandis que les guitares (Neil Halstead à gauche bien sûr, Rachel Goswell parfois, mais aussi Christian Savill, impeccable, qui sur un titre mêle ensemble bottleneck et vibrato pour des sonorités encore plus éthérées) se font tout à tour claires ou brumeuses, grondant d’orages électriques larvés. Des hourras et des bras levés accueillent logiquement les superbes Alison et When the sun hits, particulièrement attendus par les fans. Alors certes pas de rugissements et de fureur avec Slowdive. Plutôt un brouillard électrique évanescent. Mais avec quelle maîtrise des ambiances et des climats. Le groupe s’autorise même un pont percussif (basse, batterie, maracas et Neil Halstead qui frappe sur le corps de sa guitare) sur Crazy For You avant de se ré-élever dans une stratosphère électrique qui emporte le Fort avec lui. Au final, un excellent set, mené avec une maîtrise et une finesse remarquables. Et le tout sans en faire des caisses, avec le sourire lumineux de Rachel Goswell de bout en bout. Les anciens ont mis la barre haut, se dit-on, frémissant d’avance pour les plus anciens qui suivent.

Portishead

Oui, mais voilà. Les plus anciens, c’est Portishead. Et là, les amis, et bien c’est la classe intégrale. On a entendu que les sets vus ici et là étaient un peu en dedans, poussifs. Pourtant ce soir, à la Route du Rock, la bande à Geoff Barrow va balayer tout sur son passage, remuant profond dans les âmes et les cœurs. Ça commence dès les premières secondes, par ce moment où on distingue tout juste dans l’ombre les silhouettes des musiciens qui s’installent, le trio originel rejoint par ses acolytes de scène (qui ne sont pas manchots, disons le tout de suite). Le Fort frémit et un frisson passe sur la foule. D’autant plus quand les premiers faisceaux de lumière s’approchent de la silhouette fragile d’une Beth Gibbons emmitouflée dans sa veste, qui reste de dos face à Geoff Barrow. Mais lorsqu’elle se retourne à la fin de la magistrale intro de Silence, grand morceau inaugural de Third, et que sa voix emplit le ciel étoilé, l’émotion étreint le Fort « Tempted in our minds, Tormented inside, lie Wounded and afraid Inside my head Falling through changes » On se liquéfie. Autour de nous, les grands gars à barbes et à bottes confessent « je vais chialer » et tout le monde a les poils dressés d’émotion. La foule crie d’ailleurs de bonheur pour accompagner les premières notes de son chant. Il ne nous reste plus alors qu’à sombrer totalement et à nous laisser écharder le cœur par la voix de Beth Gibbons. Ce qu’elle va faire avec un talent renversant tout au long d’un set sublime du début à la fin, grande dame à la classe bien souvent inégalée et dont la présence scénique et le charisme tout en humilité vous submergent de bout en bout. Cette voix vous transporte autant qu’elle vous cloue sur place. On en pleurerait encore rien qu’en l’écrivant. Aussi à l’aise dans les aigus que dans les graves profonds, dans la douceur que dans le cri, aussi juste dans les intervalles que dans l’émotion, Beth Gibbons nous mélange ensemble cœur et estomac, nous fait chialer dans notre bière et sourire de bonheur. Les titres, piochés avec générosité dans les trois albums du groupe, sont exécutés avec une maîtrise à faire pleurer, sans jamais perdre en émotion. Derrière, les images syncopées, spectrales, brisées, finissent de nous hypnotiser. Devant, Adrian Utley est juste magistral passant de la 6 cordes acoustique à l’électrique avec toujours la même classe. Ses guitares distordues sont dosées avec tact et grande finesse tandis qu’en fond de scène ce bourricot de magicien de Geoff Barrow alterne percussions, scratchs, machines, cris dans le micro (ou basse, assis aux côtés de Beth Gibbons pour un morceau, mes aïeux, à la beauté suspendue). Là encore, du grand art. On ne s’en remet pas. Et quand les voix de tout le public se joignent pour accompagner celle de Beth  » Nobody loves me, it’s true » (Sour Times) ou « Give me a reason to love you/ Give me a reason to be a woman » (Glory Box) on continue à défaillir sérieusement. A la fin d’un concert époustouflant, on a même la surprise de voir la timide Beth Gibbons descendre dans la fosse serrer les mains du public, signer des autographes. Des échanges d’amour qui font du bien à l’âme. Adrian Utley rappelle d’ailleurs qu’ils étaient venus il y a 16 ans et qu’ils sont ravis, plus que ravis, de rejouer là ce soir. L’amour donné l’est des deux côtés, de la scène et du public. Un grand moment. Que vient couronner un rappel de deux titres qui finit d’achever le Fort. Merci Portishead, Merci la Route du Rock.

Metz

Nous avions sacrifié hier la fin de Real Estate sur l’autel de Thee Oh Sees. Ce soir encore, dans un fort bondé, il a fallu serrer les dents pour s’arracher au somptueux final de Portishead pour ne pas voir de trop loin le retour des gars de METZ. On ne se débrouille finalement pas trop mal puisque c’est au cœur de la tourmente, bien calé contre la barrière, que nous allons nous prendre la belle dérouillée noisy généreusement distribuée par ce trio de Toronto. Depuis la route du Rock hiver 2013, la formule n’a pas changé et c’est tant mieux. Batterie atomique, basse crassouilleuse et retorse, larsens fulgurants et hurlements à s’arracher la gorge, pour un noise rock vous cueillant comme un uppercut sous le menton. Face à un tel déchaînement, la foule compacte atteint rapidement son point de fusion et s’emballe dans un magnifique foutoir. Le set ne baissera pas d’intensité un instant et quand le chanteur annonce un titre plus calme du prochain album, c’est pour mieux en dynamiter l’intro apaisée à grands renforts de riffs bien gras à souhait. On sort de là totalement essoré mais ravi.
Pari réussi pour le contraste radical entre le concert envoûtant de la bande de Bristol et ce joyeux bordel furibard.

Liars

La bouffée d’adrénaline offerte généreusement par METZ va fournir la rampe d’accès parfaite pour les très attendus Liars. Après deux prestations de feu, au même endroit en 2006 et 2010, le trio new-yorkais revient avec en plus un public plus large, conquis par WIXIW et Mess leurs plus électros et faussement hédonistes deux derniers albums. A cette heure, le public s’est clairsemé mais il reste cependant une foule conséquente pour les accueillir. Un frisson d’excitation palpable parcourt même le fort quand déboule la bande. Julian Gross s’installe derrière les fûts, casquette rouge vissée sur le crâne. Aaron Hemphill se place derrière ses synthés avec sa morgue et sa coupe de cheveux toute wharolienne. Enfin la tornade dégingandée Angus Andrew, s’abat sur la scène tel un cyclone portant cagoule à franges multicolores. Le set est construit à l’identique de leur dernier disque. L’ouverture est festive et rentre dedans. Les beats vrombissants et implacables et les obsédantes ritournelles synthétiques de Pro anti anti ou Mask Maker, enflamment le fort. La suite se révèle bien plus étrange, perverse et captivante. Même si l’étourdissant Mess on a mission viendra bien remettre le feu aux poudres, le reste du set est un étonnant happening aux rythmes bien moins endiablés et aux sons beaucoup plus inquiétants. Naviguant principalement entre leurs deux derniers disques, ces diables de Liars tissent avec délectation, et une certaine perversité, un univers musical tribal et sombre, bancal et bordélique, qui fait danser une foule enthousiaste et pourtant légèrement ahurie (ou inquiète) par la démence sous-jacente et la bizarrerie de ce qu’ils sont en train d’écouter. Ce grand moment de dinguerie s’achève sur un furieux et paroxystique Plaster Casts Of Everything en guise de monstrueux et jouissif bouquet final.
En 2014, le punk est tribal, arty et post-apocalyptique et Liars en est un de ses représentants le plus trouble et passionnant.

On avoue avoir été quelque peu circonspects lorsqu’on a appris qu’une chenille géante devait débuter après le concert de Liars devant la buvette boueuse. Fort heureusement, celle-ci a eu lieu sur le parterre de la grande scène, et surtout sans l’original. Un petit live de musique africaine pour se déhancher et se réchauffer dans une ambiance potache et souriante, devant des Magnetic Friends visiblement ravis de leur petit effet. Ca enchaine sur le Gym Tonic de Bob Sinclar et autres joyeusetés pas forcément délicates, mais diablement efficaces.

Cette chenille ne suffira pas à chasser de nos articulations le froid et l’humidité, et nous quittons le Fort St Père avant le set de Moderat, afin de garder quelques forces pour une dernière soirée savoureuse.

Retrouvez tous nos articles sur La Route du Rock, avant, pendant et après le festival ici.

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La Route du Rock Collection Eté 2014 du mercredi 13 août au samedi 16 août.

Plus d’1fos : http://www.laroutedurock.com/

2 commentaires sur “Route du Rock 2014 : un vendredi entre émotion et fureur

  1. Politistution

    Sacré report ! chapeau.

  2. Polly Sterene

    Super boulot, comme d’hab. Merci et bravo !

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