Compte rendu écrit à six mains par Isa, Mr. B et Yann, et photographié par Mr B.
Quel pied d’enfin retrouver le Fort Saint-Père ! Si le festival s’est adapté l’année dernière, en proposant une édition savoureusement nomade, la 30ème édition du Festival de la Route du Rock a bien lieu cette année : en observant les mines réjouies des festivalier.es, on prend la mesure de cette interminable parenthèse virale, et l’on compte bien en profiter pleinement. Pas de grosses têtes d’affiche cette année, mais une programmation pointue et aventureuse qui n’est pas pour nous déplaire : et avec l’infernal enchainement entre les deux scènes (aucun temps mort cette année), ces trois jours risquent d’être follement intenses. Retour sur une première soirée qui n’était pas la plus dense sur le papier, mais qui s’est révélée pleine de (bonnes) surprises.
L’arrivée sur le Fort Saint-Père est toujours un moment particulier, mais elle prenait une autre dimension cette année : trois ans après, le Festival reprenait ses quartiers au Fort Saint-Père, avec quelques nouveautés notables. Un deuxième chapiteau couvre tables et bancs devant le bar situé près de la scène des remparts, et permet de faire une pause au sec / à l’ombre. Une nouvelle zone « Welcome », à l’entrée du festival, est dominée par une tour accueillant les platines des dj’s qui clôtureront chaque soirée. On est curieux de voir le résultat tout à l’heure.
On arrive très en avance, histoire de savourer l’autre nouveauté du festival, la bière indie way spécialement brassée pour le festival, de profiter de nos retrouvailles entre potes, et de ne rien rater du très attendu groupe d’ouverture.
Cola
Cette première soirée va démarrer sous les meilleurs auspices avec Cola. Le groupe faisait effectivement partie de nos grosses attentes du festival et il ne va pas nous décevoir. On y retrouve le chanteur guitariste Tim Darcy et le bassiste Ben Stidworthy qu’on avait adoré suivre dans Ought accompagnés désormais par le batteur Evan Cartwright. On savoure avec beaucoup de plaisir les versions live des titres de leur premier album Deep In View sorti chez Fire Talk en mai 2022 avec, comme sur le disque, l’excellent Blank Curtain pour ouvrir le bal. L’inimitable voix et les riffs délicatement incisifs de Darcy sont parfaitement accompagnés par la basse très frondeuse de Stidworthy et le jeu délicieusement tortueux et métronomiques de Cartwright. La bande, dont c’est le premier concert sur la tournée en Europe, nous offre de plus deux chouettes nouveaux morceaux, le premier à la trompeuse langueur et un second en forme de labyrinthe rythmique, avant de conclure en beauté sur le chaloupé et mélancolique Water Table. C’était peut-être un peu tôt pour nous mais en tout cas, ce fut une entame parfaite.
Black Country New Road
On doit le dire dès la sortie du séminal Sunglasses, écouté ici insatiablement, on est tombé raide dingue des expérimentations tourmentées de Black Country, New Road. En effet, après une épatante poignée de singles et For the First Time, un premier album très réussi sorti en février 2021 chez Ninja Tune, le groupe londonien formé par Isaac Wood au chant et à la guitare, Tyler Hyde à la basse, Lewis Evans au saxophone et à la flûte, Georgia Ellery au violon, May Kershaw au clavier et accordéon et l’excellent Charlie Wayne à la batterie faisait partie des figures de proue de la scène anglaise post-prog-rock avec Black Midi ou Squid… Sauf que quelques jours à peine avant la sortie de Ants from Up There, un second disque moins qualitativement uniforme mais ponctué de fulgurances, Isaac Wood chanteur et compositeur principal de la bande a annoncé son départ du groupe. Après une annulation de la tournée américaine, le désormais sextet a annoncé qu’il ne jouerait aucune de ses compositions des deux disques, on ne sait donc pas trop à quoi s’attendre ce soir. L’addictive intro au saxophone d’Up Song nous fait pourtant immédiatement espérer le meilleur. Ici c’est Tyler Hyde qui assure le chant, le soleil dans les yeux et si sa voix met quelques mesures pour se chauffer, elle montre très vite, comme plus tard sa comparse May Kershaw derrière le clavier, qu’elle tient déjà bien haut la barre. Ce premier morceau, tout en décochés, montées, entrelacs mélodiques des différents timbres (saxophone, claviers, basse, guitare, violon…) qui jamais ne s’étouffent (bravo) est un titre feu d’artifice, avec ses explosions soudaines, ses montées rythmiques, ses calmes apaisés, très à l’image de ce qu’on connaît des Londoniens. Le free en moins. L’envie d’aller dans tous les sens est encore plus manifeste avec The Boy et ses différents chapitres, commencé (ça nous épate) directement sur la même note au chant et au violon : s’y mêlent cabaret, influence celtique (avec la flûte de Lewis Evans), pop échevelée des eighties (Tori Amos, Kate Bush…), voire un poil plus avinée (les Pogues en tête)… Mais sans que rien n’y sente vraiment le soufre. On a écouté et aimé suffisamment de trucs alambiqués un peu théâtraux pour s’y retrouver. Mais on a du mal à être totalement convaincus. Ça manque justement de ce soufre qui nous avait tant laminé les oreilles à leurs débuts, de ces explosions free, de cette tension rêche que les six ont complètement abandonnés. Les arpèges à la six cordes d’I won’t always love you et le pont tournant d’Across the Pond friend chanté par Lewis Evans nous rattrapent pourtant l’oreille, tout comme l’intense sincérité tout au long du set de ces six musiciens qui prennent des risques pour proposer quelque chose de réellement personnel (et on leur en sait gré). Quitte à s’asseoir tous sur la scène autour du chant lead de Lewis Evans avant de reprendre leurs instruments ou oser plus tard ce chant à nu de May Kershaw sur le très bon Turbines /Pigs (qu’aurait pu défendre St Vincent – c’est un compliment). D’ailleurs la doublette finale (Turbines /Pigs et Dancers) est une réussite. On le constate : ces gamins ont plein d’idées. On regrette juste qu’on ne les aide pas, non à réduire/appauvrir leur propos, mais au contraire à le resserrer, à le densifier pour qu’il gagne encore en intensité et en puissance. On n’a pas trop envie de juger ceux qui restent à l’aune de celui qui est parti, ces six-là méritent mieux, mais force est de reconnaître qu’Isaac Wood (aussi parolier) apportait une tension, une angoisse voire une âpreté (malheureusement au détriment de sa santé) autour de laquelle se resserrait la belle bande comme un seul homme, et dans laquelle on se retrouvait pour notre part pleinement. Ce soir, tout en applaudissant des deux mains et la sincérité de la prestation des Londoniens et leur intense engagement pour remonter un set complet au pied levé, on ne peut s’empêcher de leur (se) souhaiter de continuer à chercher leur voie, ou plus précisément la diabolique efficacité que leur talent devrait sans conteste on l’espère, leur permettre d’atteindre à nouveau.
Geese
Juste après, autant le dire tout de suite, les Geese sonnent immédiatement beaucoup plus directs et rentre-dedans, ce qui n’est pas une mauvaise idée pour faire monter l’intensité des hostilités d’un cran. Ces cinq de Brooklyn repérés par le label Partisan (Idles, Fontaines D.C., la famille Kuti …) pour la sortie de leur premier album Protector en 2021 brassent pourtant sans vergogne les influences les plus diverses, mais toujours rock : art rock, punk groovy, rock atmosphérique… Pour autant si selon leurs dires, leurs premières compos étaient plus progressives, pink-floydesques « des chansons en 7/4 qui dur[aient] 8 minutes », on observe immédiatement que, sans renier leurs velléités de compositions, les jeunes New Yorkais.es privilégient l’intensité et l’efficacité. Leur album, enregistré plutôt live, le promettait, le live le confirme haut la main : en plus de leur sens mélodique réellement affuté, les Américains jouent avec une bienvenue énergie. Avec d’abord un chanteur à la voix époustouflante : ce garçon crie comme un beau diable avec une voix qui rappelle forcément Julian Casablancas des débuts, voire Hamilton Leithauser période The Rat, mais est aussi capable d’avoir des graves à la Terry Callier (oui quand même !) sur le très addictif Low Era (intro en arpèges aux deux guitares à la Deerhunter, groove à tomber dans la voix puis décollage rock à toute berzingue). Il arpente la scène, capte les regards, mouille le t-shirt et donne réellement de sa personne pour captiver un public tout de suite réceptif. Au centre, Dominic DiGesu, une caméra (?) sur le torse descend et remonte sans mollir le manche de sa basse avec une élasticité bienvenue. De part et d’autre de son derviche tourneur de chanteur, Geese compte aussi sur ses deux guitaristes chevelu.es qui se répondent à qui mieux mieux à coups de six cordes et entrelacent les riffs, parfois angulaires, avec un talent réjouissant. Mais autant dire que si la bande fait corps, c’est d’abord autour de son batteur monstrueux, l’impressionnant Max Bassin, cheveux roses sur un bord de la scène vers lequel tous se tournent régulièrement et qui enchaîne les roulements et les coups de boutoir avec une énergie à couper le souffle. Un chouette live qui confirme que le premier album de ces jeunes oies n’était pas un accident et qui a le mérite de nous avoir mis en jambes (sans mauvais jeu mots) pour les Wet Leg qui suivent.
Wet Leg
On connait un paquet de groupes qui, après avoir sorti un excellent premier album truffé de tubes, ont fait un flop en live (et souvent disparu de la circulation musicale ensuite). On est donc particulièrement curieux de découvrir le set d’un des phénomènes de l’année, Wet Leg. Les elfiques Rhian Teasdale et Hester Chambers entrent sur scène accompagnées de la BO du Seigneur des Anneaux, et de leurs trois acolytes chevelus. Le concert débute avec l’imparable doublette Being In Love / Wet Dream, et l’on retrouve tout de suite le groove mélodique qui nous a séduit sur galette. Une pop malicieuse et sautillante qui s’appuie sur une basse tout en rondeur, sur le chant faussement angélique de Rhian Teasdale et sur des chœurs bien addictifs (Supermarket). Les deux chanteuses/guitaristes s’amusent sur scène, prennent plaisir à tenter de glisser quelques mots en français, mais sans perdre le fil, pour le plaisir d’un public déjà immensément conquis. Le quintet déroule ensuite quelques morceaux que l’on qualifierait de transition (on ne peut pas non plus pondre que des tubes), avant de repartir pied au plancher et guitares en avant sur la deuxième moitié du concert (Oh No, Angelica), pour finir sur l’irrésistible Chaise Longue avec son refrain nonchalant, repris en chœur par les festivaliers. Un set malin et rafraichissant, à l’image de leur premier album, mais un poil trop court à notre goût.
Yard Act
Sans temps mort, on enchaine avec l’autre success story de l’année dans la sphère indie rock britannique, Yard Act : les quatre gus de Leeds ont sorti leur premier album The Overload en janvier 2022, difficile à classer dans la seule case post-punk. La première partie du concert est impeccable : le quatuor joue parfaitement avec l’intensité des morceaux, passant allègrement de l’échevelé Witness (Can I Get A?) au nonchalant Land of the Blind et son gimmick entêtant (Ba Ba Ba Baba Bow). Le très remuant chanteur James Smith navigue entre scansion et chant, appuyé par une rythmique au cordeau (Ryan Needham à la basse et Jay Russell à la batterie) et des petits riffs bien sentis du guitariste Sam Shipstone. A mi-concert, le groupe balance le tube The Overload, ça remue sévère dans les premier rangs, mais le concert baisse brusquement en intensité : la faute à un James Smith (beaucoup) trop bavard, qui balance une interminable anecdote rendue difficilement compréhensible avec son accent à couper au couteau. Le groupe a du mal a retrouver le rythme et les titres plus en retenue deviennent transparents sur scène (100% Endurance). Fort heureusement, les quatre compères ont de la ressource et réussissent à relancer par à-coups la fin de leur concert avec quelques titres bien sentis (Pour Another). Un live un poil frustrant quand on voit le potentiel des gars, mais le groupe suivant est la preuve parfaite qu’un groupe évolue (quel que soit le sens de l’évolution).
Fontaines D.C.
On avait découvert Fontaines D.C. en 2019 lors de l’édition précédente du festival, et le jeune groupe prometteur nous avait laissé un sentiment mitigé avec la transcription live de Dogrel, leur très bon premier album : les titres manquaient d’incarnation (si ce n’est la fiévreuse gestuelle de Grian Chatten, arpentant la scène tel un fauve en cage), les transitions étaient mal assurées, bref, le quintet avait souffert de la comparaison avec les redoutables Idles.
Quand Grian Chatten débarque avec Conor Deegan III (basse), Carlos O’Connell, Conor Curley (guitares) et Tom Coll (batterie), on comprend tout de suite que le groupe a beaucoup évolué : relookés de fond en comble, ils entrent sur scène avec une assurance qui tranche avec leurs débuts hésitants. Et les premières notes d’In ar gCroithe go deo (qui ouvre leur troisième album Skinty Fia) confirment tout de suite l’incroyable montée en puissance des Irlandais : ça joue fort, les basses font vrombir les tympans, et les lumières stroboscopiques décollent les rétines. Après ce titre inaugural hypnotique (et plutôt agréable en live), le groupe accélère le tempo avec A Lucid Dream (sur A Hero’s Death) avant de revisiter deux morceaux de Dogrel, Hurrican Laughter et le clashien Sha Sha Sha. On comprend alors rapidement que l’on va doucement mais sûrement sortir du concert : l’urgence punk des débuts a complètement disparu des compos d’origine, ça joue de plus en plus fort jusqu’à la limite de la bouillie sonore, et la voix de Grian Chatten glisse dangereusement vers une copie de Liam Gallagher (presque caricaturale sur Nabokov). Exit la gestuelle maladroite et dégingandé à la Ian Curtis, Grian Chatten va jusqu’à reprendre la gestuelle du leader d’Oasis derrière son micro.
On sent que le groupe a décidé de changer de dimension et se destine probablement à remplir les stades : c’est un choix éminemment respectable, et le public nombreux et reprenant en chœur l’intégralité des paroles aux premiers rangs semble y trouver son compte. Malheureusement, nous sommes complètement passés au travers et le déferlement sonore sur Boys in a Better Land ne fait que confirmer notre douloureuse impression. On finit même par regretter la maladresse de leurs débuts, c’est dire. On peut néanmoins leur reconnaître d’avoir assuré leur job de tête d’affiche de la soirée.
Charlotte Adigery & Bolis Pupul
Le duo Charlotte Adigery & Bolis Pupul va fort heureusement nous remonter le moral en flèche et rapidement nous filer des fourmis dans les gambettes. Après la très remarquée Bande Originale du film Belgica (2016) et une poignée d’EP aguicheurs, la chanteuse d’ascendance yoruba/martiniquaise a retrouvé le musicien chinois/martiniquais, son “partenaire musical” de chez Deewee le label de Soulwax, pour Topical Dancer un premier long format furieusement métissé et délicieusement revendicatif. Et autant dire qu’en live les deux musicien.nes assurent un show des plus rafraichissants. Le charisme flamboyant porté par le chant à la souplesse redoutable de Charlotte Adigéry explose sur la scène et nous captive immédiatement. Les instrus par l’Arp Odyssey de Bolis Pupul et sa psychédélique chemise violette sont ciselés avec un son de malade, aussi fins qu’irrésistibles pour les pieds et la tête. Nous voilà immédiatement l’œil et l’oreille écarquillés, captivés par l’univers étonnant et inattendu développé par les deux drilles mêlant français (l’irrésistible questionnement réponses Ich mwen sur comment être mère), anglais et créole (ce Paténipat qui ferait sauter sur ses jambes tout un ehpad). Misogynes, racistes et autres pisse-froids en prennent joyeusement pour leur grade avec un humour ravageur et un groove aussi irrésistible que redoutablement chaleureux et glacé (oui c’est possible). Quitte à rappeler doucement mais fermement à l’ordre des festivaliers qui auraient des comportements inappropriés. Mais quel talent ont ces deux-là ! Précis au millimètre, tout en étant merveilleusement chaleureux, hyper sérieux et plein d’humour en même temps, avec une complicité qui les conduit à s’unir parfois dans un même pas de danse (superbe Thank you), Charlotte Adigéry et Bolis Pupul construisent un set aussi percutant qu’émouvant. Pour preuve ce désopilant HAHA dont les paroles sont uniquement composées d’éclats de rires, totalement surréaliste, à l’inquiétante hilarité qui se greffent sur un instru dansant à souhait. On était méchamment preneur. On en sort tout ébaudis.
Working Men’s Club
On conclut la partie Fort de la soirée avec Working Men’s Club sur la grande scène. La bande menée par le charismatique et bien allumé Sydney Minsky-Sargeant revisite un pan trop souvent ignoré de la foisonnante histoire musicale britannique : la scène électro new wave qui fit les plus belles soirées des raves et du mythique club Hacienda de Manchester à la fin des années 80. Sur scène, la formule se révèle comme prévu méchamment redoutable. Boucles de synthés so 80’s épurées mais redoutables, beats assassins et basse décollant la plèvre, ça tabasse sévère et c’est bien bon. Coté scénique, on est dans un classique à l’anglaise. Mister Minsky-Sargeant assure le show en sautant partout sur scène, regard halluciné et doigt dans l’oreille pendant que ses collègues affichent en contraste un tirage de gueule généralisé et flegmatique. Ce très efficace chaud/froid se rehausse de guitares dissonantes sur la deuxième partie d’un set réjouissant de bout en bout et qui nous aura autant ravi les oreilles que fait bouger notre bootie.
Wunderbar
On gagne alors l’entrée du Fort pour une petite nouveauté cette année. Pour cette trentième édition, la Route du Rock a décidé d’offrir à ses festivaliers et festivalières les plus endurant.e.s des aftershows à partir de 2h du matin pour prolonger la fête jusqu’au bout de la nuit et de leurs forces. Ce jeudi, ce sont les sélections rock de Wunderbar qui accompagnent les ultimes survivant.e.s de la soirée qui progressivement arrivent devant la petite scène très surélevée où la Djette officie déjà. Dans les lumières tourbillonnantes, elle enchaîne avec brio sa sélection de tubes addictifs. Làs il est tard et on a un compte-rendu à écrire. On a tout de même l’ineffable plaisir de s’enfoncer dans la nuit étoilée avec un merveilleux Crack Cloud.
Notre galerie photo complète de la soirée par Mr. B :
La Route du Rock Collection Eté 2022 aura lieu du mercredi 17 août au samedi 20 août.