Nouvelle entrée pour la salle de la Cité, mais toujours cette longue file sur le trottoir, prémice aux grands soirs.
A deux pas de la punk Ste Anne et du houblon de ses terrasses, la foule discute et se souvient. Cocteau Twins, Dinosaur Jr, Polly Jean, Björk, Bérurier Noir, Morphine, Les Thugs, Nick Cave and the Bad Seeds : les grandes heures de la salle rennaise suintent encore sur les murs, squattent les lèvres et se racontent devant l’entrée. Autant le dire tout de suite, après ce soir, il y a de grandes chances pour que la prestation des Mansfield.TYA aux Embellies s’ajoute à la longue liste des riches heures de la Cité. D’autant que c’est archi-complet. On aurait bien voulu consoler ceux qui se désespéraient de ne pas avoir eu de place. Finalement, on risque de le leur faire encore davantage regretter.
Des cris accompagnent l’ouverture des portes et les premièr(e)s rentrent en courant (!?). La preuve s’il en est que le duo était attendu par une tripotée de fans qui, depuis les dernières tournées accompagnant NYX et ses non-moins passionnants Re-Nyx (une pensée pour celui qui n’est pas sur le disque), rongeait sérieusement son frein. En attendant l’album à venir cette année… Heureusement, la proposition du label Kshantu est arrivée à point : rééditer le premier album du duo, June (épuisé), en format vinyle de 500 exemplaires avec un nouvel artwork, classe et sobre réalisé par l’imprimerie Trace et Benjamin Boré en série limitée. Autrement dit pour les filles : le prétexte pour accompagner la sortie du disque d’une tournée, June, Ten Years After, à l’ambiance lo-fi et acoustique. Mais de Nyx à ce soir, on est passé du triangle au cercle.
La scène est laissée libre et le duo jouera dans la fosse au milieu du public, assis en cercle. Une fois entré, on choisit donc un vieux coussin de camping sur un tapis tout aussi antique, et de chouettes voisins (quoique, pas tous), et on s’installe. Devant nous et tout autour de la scène, des cierges (si, si !) de toutes tailles plongent la Cité dans une discrète pénombre et donnent à l’architecture syndicaliste une aura, somme toute, mystique (c’est le comble).
Au centre, un clavier et une caisse se font face. De part et d’autre, une télecaster et un harmonium à soufflet posé sur une boîte de bois. Les jeunes femmes pénètrent dans le cercle dans un silence attentif et impatient. Julia Lanoë s’installe aux claviers tandis qu’en face, Carla Pallone et son violon prennent place. Quelques notes s’élèvent doucement du clavier et la voix de Julia sans effet, sans reverb’ qui masque, s’élève, nue « When you look at me, it’s one million eyes, staring at me at the same time » . De Carla, on ne voit que le dos dans la lueur des flammes et la tête penchée sur le bois du violon, puis soudain l’archet qui danse sur les cordes. Sûrement l’un des morceaux des deux jeunes femmes qu’on préfère. Sûrement peut-être, à cause de ce moment-là au violon. A chaque souffle du violon, à chaque vibration des cordes, vocales ou non, on se laisse emporter. « Hanging around my surrows« , on a les tripes qui flanchent déjà. C’est bien barré pour la suite, se dit-on. La fin, en arrêt/reprise capte oreilles et regards, et la chaleur des applaudissements atteint les 37°C à l’ombre à l’aise. Et ce n’est que le premier morceau.
Déjà aussi, on s’accroche aux yeux des deux musiciennes qui ne se quittent pas, à cette émotion invisible qui semble flotter entre leurs deux visages. Ce regard, déjà souligné par la pochette du second album, avec entre leurs deux visages en ombres chinoises, des points reliés, comme un regard échangé. Comme un fil tendu entre elles, un lien à l’intimité et à la confiance inébranlables que chacun, dans le public, aspire à protéger. On assiste à cette intimité à la fois troublante et rassurante, à la fois personnelle et partagée, sur la pointe des pieds.
Pour oublier, je dors. On l’a quand même entendu plusieurs fois joué live par les deux jeunes femmes. Pourtant, à chaque fois on se fait cueillir par l’intensité avec laquelle Julia l’interprète. Sans fard, sans artifice. A nu. L’archet de Carla finit de nous achever. Autour de nous, le silence. Chacun suspendu à chaque note, à chaque souffle. J’ai défoncé ses dents pour qu’on ne me retrouve pas. A l’intérieur, ça chavire. Leur regard comme unique fil auquel se raccrocher, parmi les mots à l’encre qui tâche les âmes.
Julia change de place et passe à la guitare. Sur ses genoux, les cordes jouées au médiator, l’instrument se fait rythmique, en réponse aux pizzicati sur le violon de Carla. Les mots de Genet dansent à nos oreilles « Quand le ciel sur ton oreiller/ Par les cheveux prendra ta tête » . Tiré de l’ep Fuck (-Teona, 2006- dont Carla nous a dit en interview l’après-midi qu’il fonctionnait pour elles avec June), le morceau vient du ciné-concert que Mansfield.Tya avait joué en 2004 sur le film Un chant d’amour (bouleversant) de Jean Genet. Mais comme nous l’a expliqué en riant Carla l’après-midi, la re-découverte des anciens morceaux n’est pas allée sans surprise « quoi, le morceau est déjà déjà fini ?! » Aussi, c’est une version modifiée et allongée par rapport à celle de l’ep qu’on découvre maintenant.
On adore notamment quand la voix de Carla monte et se fait tapis rythmique et harmonique pour celle de Julia qui déclame les fulgurances pénétrantes de Genet… avant que le final bifurque dans les rires sur un des tubes de l’année 1993 (on laisse la surprise à ceux qui iront les voir plus tard). Car le propos peut-être mélancolique ou noir (« elles sont toutes tristes, on ne fait pas dans le bonheur » rigole Julia avec la salle à la fin du concert), les deux jeunes femmes contrebalancent toujours les serrements d’âme par les rires. Leur interprétation sonne toujours juste et intense, mais sans que jamais, elles n’aient la tentation/prétention de se prendre au sérieux. Certes, ce soir, Julia ne nous fera pas l’exorciste, mais elle n’oubliera pas non plus de glisser quelques répliques au tac au tac avec le public ou d’esquisser une chorégraphie des plus aguicheuses (!) sur Logic Coco.
Après June et Fuck, c’est de Seules au bout de 23 secondes qu’est issu le morceau suivant. Julia tient sa telecaster comme une contrebasse et joue les cordes graves avec un archet tandis que le violon nous emmène une nouvelle fois très haut. A un moment, on écarquille les yeux : on a l’impression que plusieurs violons jouent en même temps. Mais non. Les mélodies s’entremêlent, comme les voix des deux jeunes femmes By killing nightmares, Today you’re killing also, Sweet dreams of tomorrow. Pas dans le bonheur, oui. Pourtant à voir les sourires intenses sur les visages autour de nous, on n’en est quand même pas loin.
Ça ne va pas s’arranger avec la reprise des Bérus, Les Rebelles. On l’a pourtant écoutée en boucle. On n’a pas réussi à s’en lasser. Et là, avec cette version live, à la fois fragile et forte, c’est au tapis que les Mansfield nous collent. La voix de Carla, au clavier, s’affirme en lead et celle de Julia, plus aiguë, en forme le contrepoint parfait, creusant profond sous nos épidermes. Nous sommes les rebelles (…) rejoins notre ria. Autour, les cœurs et les âmes se liquéfient. Les respirations s’arrêtent, s’accélèrent. L’âme du public devient tremblante. On tente de rester à la surface. Nous ne sommes pas des soldats. On rend les armes.
Malheureusement pour nous, on n’a pas fini de trembler de l’intérieur. Plus tard, c’est En secret, le morceau de Dominique A, qu’elles avaient déjà revisité sur Fuck, qu’on se prend direct dans l’estomac. Carla debout, nous strie les chairs avec ses cordes bouleversantes, remue l’archet dans la plaie ; devant Julia, assise au sol face à cet extraordinaire harmonium. Les longues plaintes s’échappent du soufflet, donnant une profondeur encore plus insondable à celles du violon. Encore une fois on est remué. Je crachais sur hier Comme pour dire « ça va mieux » Mais c’est dur en crachant D’éteindre un feu. On reste suspendu, le regard tendu sur le fil de leur complicité, jusqu’au sourire partagé dans l’amuïssement du dernier souffle. Le son est juste parfait. Et l’idée de jouer en acoustique au milieu des auditeurs est une réussite, tant pour la proximité du son organique, que pour celle avec/dans le public.
Animal, son archet bondissant par dessus les nappes du soufflet de l’harmonium, se révèle tout aussi addictif. Le morceau s’achève dans les stridences des cordes qui se tordent, qui crient et les lourds raclements d’air de l’harmonium, évoquant une cale grinçante et sombre, comme un écho à On a boat. Sur chacune de ses stridences, sur chacun de ses souffles rauques, la foule se tait encore davantage. Julia a annoncé que ce serait le dernier morceau et nombreux sont ceux qui, comme nous, veulent prolonger la magie du moment encore quelques longues secondes.
Les deux jeunes femmes remercient. Puis s’en vont dans un cataclysme d’applaudissements. Une fois encore la magie Mansfield a opéré. En rappel, la fourrure de la veste de Julia se révèle totalement raccord pour un Logic Coco commencé façon piano bar, entre deux éclats de rire irrésistibles face à Julia qui se lâche (« comme notre amououououououour« ) et instant de beauté suspendue (leurs deux voix en écho, à l’impressionnante justesse, sublimes). Un rappel plus tard (« on revient parce que sinon vous allez casser les meubles » rigole Julia) on est sommé de choisir entre Mon Amoureuse et Je ne rêve plus… « Et certainement pas les deux » met au point Julia dans les rires. C’est Mon amoureuse à la guitare et au violon et sa mélodie tournante qui l’emporte (bien que Carla se propose en riant, de jouer je ne rêve plus en même temps que Julia Mon amoureuse) avant une nouvelle rafale d’applaudissements.
Les deux jeunes femmes quittent à nouveau la scène, mais des applaudissements sismiques font revenir le duo pour la dernière fois au cœur de l’épicentre. Je ne rêve plus. (On aura finalement eu les deux). Julia prévient : elle ne s’en souvient plus. Pourtant, les notes lui reviennent vite dans les doigts. « Devenir cinglée Et se taper La tête contre les murs Multiplier sur moi toutes les fractures Cumuler L’absence et la torture Ensommeillée Je ne rêve plus » On se laisse prendre, accroché une fois encore par les regards et les sourires entre les deux musiciennes.
Pour finir, toujours classes, Carla et Julia, disponibles, viendront signer disques et affiches pour un public ravi. On vous l’avait dit, la musique de ces filles-là, on l’aime d’amour. Et ce soir à la Cité, il est certain qu’on n’était pas les seul(e)s.
Photos : l’indispensable Mr B
Comme toujours un immense merci à l’ami Gwendal Le Flem pour sa superbe photo de Chapô. Il en a fait plein d’autres sublimes à voir là.