Marre de l’esprit de Noël ? Marre des infos cataclysmiques ? Ca tombe bien, nous aussi ! Bienvenue dans notre 7ème calendrier de l’Avent Altérophile, dont on espère qu’il sera de nouveau original et divertissant ! Tous les jours (ou presque) jusqu’au 24 décembre, une idée de truc en papier à mettre sous le sapin ou à dévorer de suite. Bon pour l’âme, bon pour nos petits libraires-ami.e.s, bon pour les bibliothécaires, bon pour nos papetiers-ami.e.s, bon pour nos neurones.
Aujourd’hui focus sur un jeune auteur autrichien sacrément prometteur, Reinhard Kaiser-Mühlecker, dont on avait honteusement loupé les premières traductions en français (on se rattrape depuis), avec deux romans puissants et marquants, l’un paru en avril de cette année dans la collection « Du monde entier » chez Gallimard, Braconnages (paru en 2022 en allemand) ; l’autre Lilas Rouge, plus ancien (en allemand en 2012) mais sorti seulement en 2021 en France aux Editions Verdier dans la collection Der Döppelganger. Tous traduits par Olivier Le Lay.
Un écrivain agriculteur qui conjugue travaux des champs et écriture, qui laboure d’un même geste la terre et les phrases, ça n’arrive pas souvent. Pourtant, en 2020, Reinhard Kaiser-Mühlecker, alors déjà romancier remarqué (et remarquable) a décidé de reprendre l’exploitation familiale en Haute Autriche et de concilier travail de la terre et du verbe. Des journées à se lever tôt et à écrire dès que le travail à la ferme le lui permet. On ne s’étonne donc qu’à moitié que le cadre de Braconnages soit justement celui d’une ferme que le personnage principal Jakob, tente de maintenir à flots, après que son père fantasque et impulsif l’a bien siphonnée. Voire de lui faire retrouver un peu de faste.
Sauf que Jakob se tient comme « à la fenêtre de l’existence« , absent au monde comme il l’est à lui-même. Pour preuve, ce rituel, tous les matins renouvelé, de poser un revolver sur sa tempe, et d’appuyer sur la gâchette avec un ennui profond. Une roulette russe à chaque réveil, une façon de hurler silencieuse. L’existence est une farce. Alors Jakob s’en tient loin. Certes, dans sa vie il est sacrément actif. Parce que les travaux à la ferme ne manquent pas. Réparer la clôture électrique du parcours en plein air des quelques cinq mille poulets de chair, entretenir les bassins de pisciculture qu’il a creusés sous le pont de l’autoroute (mais qu’un héron cendré ou une « chienne de loutre » s’appliquent à consciencieusement dépeupler), construire la fosse à lisier chez les fermiers voisins, et on en passe. Sans oublier de faire passer le goût du sang à ses chiens successifs. Tout un monde de travaux agricoles, rendus avec une précision et un réalisme passionnants (voire quelques remarques de l’intérieur sur la PAC et certaines absurdités), dans lesquels le jeune homme se noie comme d’autres au fond de la bouteille.
Jusqu’à ce que Katja entre dans sa vie. Finies les soirées passées à boire des bières dans sa chambre en matant Tinder avec le même ennui. Jakob ose finalement. D’abord sur la pointe des pieds, puis plus activement. Se lancer, essayer, se coltiner l’existence. Et ses déceptions. Dans une langue en même temps très classique et très précise (pour peu que la traduction nous laisse en juger), Reinhard Kaiser-Mühlecker parvient à insuffler une vigueur et une tension assez folles à ces existences qui se lient et de délient, à ces taiseux qui grondent de l’intérieur. A un monde agricole peuplé de personnages tout en doutes existentiels, qui se débattent avec les culpabilités d’un passé indélébile (la spoliation des Juifs par les nazis, le poids des héritages familiaux) et du simple fait d’exister.
C’est encore plus époustouflant dans l’intense fresque familiale déroulée dans Lilas Rouge. On y suit toute une famille (là encore dans ces paysages de Haute Autriche), marquée, rongée par la culpabilité initiale du grand père, Ferdinand Goldberger, chef de section du parti nazi, qu’on ne découvre et comprend que progressivement, Reinhard Kaiser Mühlecker jouant de non-dits et d’ellipses pour mieux dévoiler ce qui ne peut se dire. Comme chez Faulkner, les descendants portent le même nom que leurs aïeux ; et la même originelle culpabilité se répète, se répercute, rebondit de générations en générations. Des forêts autrichiennes aux nuages de poussières brillantes de Bolivie…
Du moins c’est ce que s’imagine le patriarche, arrivé la nuit tombante dans une carriole tirée par un cheval avec sa fille traumatisée, un bouquet de lilas défraichi serré dans sa main crispée, dans la ferme abandonnée de Haute Autriche qui leur a été attribuée au début des années 40. Fugitif en exil, Goldberger accompagné de sa fille, « famille tronquée » va tenter ici de bâtir une nouvelle lignée, en repartant de zéro, avec juste leurs quelques meubles dans la carriole. Et sous l’ombre de la Magdalenaberg, masse montagneuse immense, qui bouche l’horizon. Dans cette tragédie sourde, cette fresque familiale toute en non-dits et en dénis, le temps passe lentement, au rythme des saisons, des fenaisons, des repas de famille et des fêtes du village, avec en filigrane le passage progressif d’une agriculture archaïque à la modernité (du grand bâton informe pour faucher les hautes herbes à la rutilante moissonneuse-batteuse) mais surtout l’incommunicabilité des êtres entre eux. De générations en générations.
Dans un incipit particulièrement réussi, Ferdinand et sa fille perchés sur leur cariole traversent le village dans lequel ils vont échouer, sous le regard de Franz Wagner, le « simple d’esprit » (double tout aussi troublé du Benjy Faulknerien) qui ne peut communiquer « les phrases qu’il avait longuement polies » qui courent dans ses pensées et ne peuvent passer ses lèvres. Comme pour dire que ce long récit, ces quasi 700 pages denses, merveilleusement écrites dans une langue en même temps précise, lyrique, vont tenter d’approcher ce qui ne peut se dire, les réalités dans tous leurs pluriels et avec toutes leurs strates. Reinhard Kaiser-Mühlecker confiait d’ailleurs au Monde des Livres en avril 2021 : « je ne crois pas que mes personnages résoudraient leurs difficultés s’ils parvenaient à parler. C’est ce qui est insoluble qui m’intéresse. » Dont Acte.
Reinhard Kaiser-Mühlecker : Lilas rouge, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay aux Editions Verdier paru en mars 2021 dans la collection Der Doppelgänger, 704 pages, 30,50 €, ISBN : 978-2-37856-094-2
et Braconnages (Wilderer) traduit de l’allemand (Autriche) toujours par Olivier Le Lay chez Gallimard dans la collection Du monde entier le 4 avril 2024, 23,90 €, 368 pages, ISBN : 9782072998584
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