Marre de l’esprit de Noël ? Marre des infos cataclysmiques ? Ca tombe bien, nous aussi ! Bienvenue dans notre 7ème calendrier de l’Avent Altérophile, dont on espère qu’il sera de nouveau original et divertissant ! Tous les jours (ou presque) jusqu’au 24 décembre, une idée de truc en papier à mettre sous le sapin ou à dévorer de suite. Bon pour l’âme, bon pour nos petits libraires-ami.e.s, bon pour les bibliothécaires, bon pour nos papetiers-ami.e.s, bon pour nos neurones.
Ce n’est pas sans délectation qu’on s’est plongé dans le neuvième roman d’Olga Tokarczuk (romancière polonaise, Prix Nobel de Littérature en 2018), tant son atmosphère de sanatorium dans les montagnes joue de clins d’œil malicieux avec l’immense et fulgurante Montagne Magique de Thomas Mann (qu’on adore). D’autant que son désopilant sous-titre « roman d’épouvante naturopathique » a tôt fait de révéler que, tout en célébrant l’époustouflante œuvre du romancier allemand, Olga Tokarczuk va jouer de ce sous-texte pour mieux le déconstruire à coups de respectueuse ironie, de virtuosité pleine d’humour et de réalisme magique des plus efficaces.
Point de Hans Castorp ici, mais un Mieczyslaw Wojnicz (dont le nom se révèle tout aussi imprononçable pour les autres personnages, nous voilà rassuré.es !), étudiant polonais sensible et touchant, envoyé dans les montagnes de Görbersdorf en Silésie (aujourd’hui Sokołowsko, en Pologne) par son père pour y soigner, comme tant d’autres à cette époque, la tuberculose qui lui coupe le souffle. Ou peut-être autre chose de moins avouable. On est en 1913, dans l’étrange avant-guerre européenne, et comme dans la Montagne Magique, le temps semble soudain se suspendre entre promenades au chemin prédéfini pour la cure, séances d’hydrothérapie fort désagréables, ennuyeux repos étendu sur une chaise longue et consultations médicales peu appréciées au sanatorium.
Mais Mieczyslaw Wojnicz, moins fortuné que son double allemand, ne peut lui-même loger au sanatorium et doit prendre une chambre dans la maison de Monsieur Opitz, une « pension pour hommes » . Cette société uniquement masculine (la seule femme présente aura tôt fait d’y disparaître) brasse allègrement dans de longues discussions autour d’un plat de viande (trop dure) ou avec un verre de la diabolique Schwärmerei (eau-de-vie locale, concoctée à partir de champignons aux vertus qu’on devine progressivement psychotropes) poncifs et misogynie des plus fantaisistes mais terriblement en cours il y a peu encore (Olga Tokarczuk glisse d’ailleurs en fin d’ouvrage que « tous propos misogynes sont des paraphrases des textes d’auteurs suivants : Caton l’Ancien, Joseph Conrad, William S. Burroughs, Charles Darwin, Ovide, Platon, Jack Kerouac, Jean-Paul Sartre, Jonathan Swift, Friedrich Nietsche » -la liste est bien plus longue !).
Notre pauvre Mieczyslaw s’y trouve un peu bousculé -jusque dans son être-, mais, orphelin de mère, élevé par un père autoritaire pour qui « être un homme, c’est apprendre à devenir hermétique à ce qui vous dérange », il a pris l’habitude de serrer les dents et de masquer aux autres sa sensibilité par son silence et sa timidité. Ou peut-être par « l’intervalle du faisan », qu’il pratique depuis tout jeune. Comme il l’explique, à la chasse avec son oncle et son père, représentants masculinistes d’un autre siècle, il vise toujours un centimètre trop à gauche afin de laisser la vie sauve au gibier, « une petite tromperie qu’il avait appelée l’intervalle du faisan, un décalage que ni son père, ni son oncle n’avait remarqué. (…) une stratégie similaire à celle du silence, ou bien à celle qui consiste à s’éclipser au moment crucial, à se mettre hors de portée des regards.«
Pour autant, si cette brochette d’hommes (un enseignant catholique traditionnaliste, un écrivain humaniste spécialiste en langues anciennes, un théosophe espion, un étudiant des Beaux-Arts, un rustre commis et le propriétaire de la pension qui a la main lourde -aussi bien sur la Schwarmerei que sur feue sa femme) vit en vase clos loin des femmes, ces dernières hantent chacun des mots sur la page. Car les narratrices ne sont autres que les spectres d’Hécate (déesse grecque de l’infernale magie), les Empouses qui donnent au livre son titre.
Créatures aériennes et souterraines, elles voient tout, entendent tout, savent tout (même ce que notre jeune Mieczyslaw essaie encore de se cacher à lui-même) et innervent les montagnes et leurs sous sols de leur magique présence féminine. La Nuit de Walpurgis -fête païenne en l’honneur des sorcières- hantait déjà la Montagne Magique avec la longue conversation entre Hans Castorp et l’énigmatique et fascinante Mme Chauchat. Présentes ici aussi, les sorcières sont incarnées sous la forme de ces empouses omniscientes qui se sont réfugiées dans la forêt et hantent la montagne et le village de leur présence malicieuse et sauvage… Voire un rien vengeresse.
Il semblerait en effet que Görbersdorf soit le théâtre d’inexplicables disparitions… Toujours masculines, il va sans dire.
Ajoutez à cela une atmosphère des plus fantastiques, où la réalité semble transfigurée par un paganisme joyeux, une nature (d)écrite avec une sensualité à la fois légère et profonde, mais aussi une sensibilité LGBTQIA+ versant I de la force et surtout un talent pour la narration toujours aussi vif. Avec la même virtuose facétie qui l’avait conduite à revisiter le roman policier avec l’haletant Sur les Ossements des Morts, Olga Tokarczuk parvient à nouveau à se jouer des frontières entre les genres (ici dans tous les sens du terme) pour un roman des plus jubilatoires.
Le Banquet des Empouses, roman d’épouvante naturopathique d’Olga Tokarczuk aux Editions Noir sur Blanc – paru le 1er février 2024, traduit par Maryla Laurent
ISBN 978-2-88250-866-9 – Sur le site de l’éditeur 304 pages – 23 €
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