La sobriété heureuse
Pierre Rabhi est né en Algérie en 1938. Confié à un couple français après le décès de sa mère, il arrive à Paris dans les années 50. Il travaille alors comme ouvrier spécialisé puis s’installe en Ardèche pour cultiver la terre, en 1960 : quelques années avant que cet engouement ne trouve un plus large écho.
Dans les pages de son dernier livre, ce sont les moments de récit de ce parcours qui touchent le plus.
L’homme a une vision particulière de notre monde mais ce n’est pas le fait qu’il assène ses jugements sur la modernité qui trouble le plus. C’est plutôt que, là où l’on attendrait une démonstration, le passage d’une idée à une autre, suivant le fil de sa pensée, nous plonge plutôt dans une conversation, même si c’est un monologue.
Alors qu’on l’imaginerait très armé pour nous amener à renoncer à ce qui nous entoure et nous empêche, Rabhi est aussi radical qu’il semble doux.
Et c’est ce qui fait la différence lorsque l’on s’intéresse au courant de la décroissance qui ne manque pas de penseurs. A côté d’un Serge Latouche, bien sûr très intéressant mais plus universitaire, d’un Paul Ariès, finalement pénible dans son républicanisme chevènementesque, l’agronome rend curieux de sa vision et de ses actions. Il est également initiateur de Colibri dont la « vocation est d’encourager l’émergence et l’incarnation de nouveaux modèles de société fondés sur l’autonomie, l’écologie et l’humanisme. »
http://www.colibris-lemouvement.org/index.php/TH
Ce petit livre n’apporte sans doute pas grand chose aux familiers du bonhomme mais il peut être une bonne entrée dans son monde pour les autres.
Eloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail
Un autre bouquin pour se donner la possibilité de changer de perspectives.
Vous ne risquez pas de tomber sur beaucoup d’autres comme celui-ci, qui vous explique comment démonter ou entretenir les différentes pièces d’une moto et cite Heidegger ou Socrate.
Là aussi, l’histoire du bonhomme peut expliquer ces grands écarts. Matthew B. Crawford avait un père physicien et a bossé comme électricien pour se faire de l’argent pendant ses études. Possesseur d’une coccinelle récalcitrante qu’il passe du temps à tenter de réparer, il va rencontrer la philosophie et obtenir un master de sciences politiques. Ce qui l’amènera à travailler dans un think tank (chargé de pondre des arguments pour des entreprises ou des hommes politiques) qu’il abandonne au bout de quelques mois pour monter un atelier de réparation de motos.
Il s’agit ici de s’interroger sur la séparation entre travail intellectuel et travail manuel, entre le « faire » et le « penser » et partant de là, de réfléchir à ce qui fonde nos sociétés et ce qui les perpétue (nos systèmes éducatifs).
Crawford ne se contente pas de défendre le côté qu’on imagine au détriment de l’autre. Il nous explique quel genre d’intelligence est en jeu dans l’action, particulièrement celle de réparer. Il nous montre à quel point le travail de bureau devient débilitant, les métiers plus physiques ayant déjà auparavant subi le taylorisme qui a, depuis, largement attaqué le tertiaire.
Prêchant pour des relocalisations avec des arguments complémentaires de ceux d’un Rabhi, le mécanicien épargne peu de chapelles politiques, ce qui pourra peut-être titiller certains lecteurs.
Deux éléments en fin de compte rendent son livre passionnant : cette capacité à traiter à peu près tous les niveaux de la pensée, du très concret à l’abstrait en passant par tout ce qu’il y a entre les deux; et un très bon humour, une arme toujours imparable quand elle est bien maniée pour décrire de l’absurde. C’est totalement le cas ici.
Pierre Rabhi : Vers la sobriété heureuse
Actes Sud
142p, 15€
Matthew B. Crawford : Eloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail.
La Découverte
245p, 19€
Tiens, l’éloge du carburateur faisait aussi partie de mes lectures juillettistes. Bien que globalement en accord avec l’ensemble des propos du livre, j’ai quelques nuances. Tout d’abord, bien qu’il prétende uniquement vouloir promouvoir, contrairement aux idées reçues, la voie du travail manuel comme univers non seulement viable mais satisfaisant, j’ai eu le sentiment qu’il se refusait à considérer la possibilité d’obtenir le même genre d’accomplissement dans le travail intellectuel. Pourtant, il démontre parfaitement que la plupart des professions intellectuelles se vident peu à peu de leur intérêt cognitif, victimes d’une rationnalisation identique à celle du travail à la chaîne. Donc pourquoi ne pas imaginer la possibilité de l’équivalent intellectuel de l’atelier du garagiste ?
(et puis personnellement toute ces mécaniques viriles finissent par me pomper un peu à la longue)
D’autre part, une bonne partie de son propos repose sur la notion de gratification. Ce qui m’étonne, c’est qu’hormis une vague référence – que j’ai trouvée d’ailleurs un poil condescendante – à un prédécesseur pourtant évident « Traité du Zen et de l’entretien des motocyclettes » (Pirsig 1974), avec lequel il partage aussi le fait d’avoir une traduction française peu enthousiasmante, il ne se réfère pas (assez) explicitement (à mon goût) à la notion de qualité. Sans aller forcément jusqu’à une métaphysique de la qualité à la Pirsig, l’absence de gratification, dans les professions aussi bien manuelles qu’intellectuelles, correspond à une notion de qualité dévoyée. Et c’est ce qui aurait mérité à mon sens un développement plus important.
Cela dit c’est un chouette livre. J’aime beaucoup entre autre, l’idée, très bien formulée, que la capacité à agir (physiquement) sur notre environnement est essentielle.
Un passage que j’ai trouvé vraiment étonnant se trouve en fait dans la première partie, lorsqu’il parle des débuts du fordisme et de la difficulté de recruter des ouvriers acceptant d’exécuter un travail aussi rebutant, il explique comment les programmes scolaires ont été adaptés pour former des travailleurs manuels en adéquation avec ce genre de tâches. Je serais curieuse de savoir ce qu’il en est de la France. Fix ?
Monsieur Prost pourra peut-être t’éclairer.
Sinon, y a malentendu : la réparation mécanique est un travail intellectuel et manuel. Crawford défend la non-séparation. Le travail de bureau aujourd’hui n’est pas un travail intellectuel, c’est un ensemble de tache stupide.
Il faut faire pour penser et penser pour faire.
Sinon tu es une fille non ? Moi aussi. C’est pour ça que ce qui m’a le plus surpris, c’est qu’il me rende intéressant la dissection de moteur.
« …le travail de bureau est un ensemble de taches stupides », comme l’empreinte rouge sur le chemisier blanc à l’ouverture de la boite de concentré de tomates…
Oui il défend la non-séparation, mais exclut quasi de fait les professions intellectuelles.
Et en effet, comme je le disais, il montre bien comment la plupart des prefessions en « col blanc » ont été vidées de leur contenu cognitif, transformées en une succession de « tâches stupides » et déconnectées (les unes des autres, déconnectées aussi de tout l’univers socio-culturel qui entoure la production d’un bien ou d’un service) sous couvert de rationnalisation.
Ce n’est pas la dissection du moteur finalement qui me fatigue (je n’ai pas besoin de démonstration pour trouver ça d’emblée fascinant), c’est plutôt cette atmosphère de franche camaraderie virile (et hautement hiérarchisée) qui à la longue m’ennuit. Mais c’est juste un reproche sur la forme plutot que le fond avec lequel, comme je le disais, je suis absolument d’accord.
bon ben j’ai repris et étoffé un peu mes commentaires par là : http://am.disjunkt.com/?p=406, si vous voulez reprendre la discussion.
Ou avec une mousse.
lopacompris
=> Cb
En France ? c’est la même chose !
On fabrique de toute pièce des enfants débiles en créant des centres scolaires débiles ! alors que le fond du problème n’est autre qu’une question de familles défavorisées qu’on ne veut se résoudre à aider !
On préfère créer des emplois d’éducateurs spécialisés ! belle France !