BD en juillet : le noir est une couleur froide

Puisque l’été se décide étonnamment à être estival, nous vous proposons ce mois une sélection apte à vous rafraîchir les idées. Attention, ne vous attendez cependant pas à une brise légère, on parlera plutôt de sueurs froides et frissons dans le dos. S’il fait bien frais dans les ombres d’un Baltimore fantasmé ou d’un tueur en série terriblement humain, vous ne serez jamais totalement sûr de ne pas finir votre sieste sur un de ces transats métalliques et climatisés de la morgue locale.

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Après le splendide Adrastée dont nous vous vantions les qualités le mois dernier, nous vous reparlons à nouveau du Label 619 des éditions Ankama. Dirigé par Run, l’auteur de la série Mutafukaz, cette collection nous semble emblématique d’une génération d’auteurs brassant sans complexe les influences des BD européennes, américaines et asiatiques avec la puissance et l’efficacité du design des jeux vidéos, du cinéma Bis ou des séries télé. Cette somme hétéroclite a pour résultat des livres qui demandent parfois à être encore un peu dégrossis, mais dont le potentiel est très excitant.

TheGrocery

Nouveau bel exemple avec The Grocery, de Guillaume Singelin aux dessins et d’Aurélien Ducoudray au scénario. On avait déjà beaucoup apprécié le Gueule d’amour du même scénariste et le voilà qui délaisse le terrain « historique » qu’il semble affectionner pour celui du polar urbain, ultra-violent, où l’espoir a depuis bien longtemps disparu au fond de chiottes crapoteuses. De Sixteen, l’ado expert en deal, expulsé de son coin de rue par bien plus méchant que lui, à Wash l’ex GI de retour d’Irak, jeté à la rue sans ménagement par la crise des subprimes, en passant par Friedman l’épicier injustement accusé de meurtre tentant de survivre à un impitoyable univers carcéral, l’auteur prend un malin plaisir à embarquer ses personnages dans une inexorable spirale d’emmerdes ne leur laissant (presque) aucun répit et dont l’issue ne laisse guère de doutes. Avec un soupçon de The Wire, d’Oz et surtout une bonne dose de The Shield, le récit emprunte l’efficacité du meilleur des séries US, tout en gardant une personnalité unique grâce à un humour féroce, une narration inventive et un traitement graphique ne ressemblant à rien d’autre. Car si Singelin traite les décors et tous les accessoires avec minutie et réalisme, il tente aussi le pari risqué d’utiliser de drôles de tronches rondouillardes et des physionomies cartoonesques pour ses personnages. Ce côté Muppet Show/Shaddock (ou plutôt Meet the Feebles pour les amateurs de bizarreries trash) n’enlève pourtant rien à l’âpreté et à la force de cette histoire qui réussit le tour de force de se réapproprier des archétypes pour créer son propre univers. Deux premiers tomes (sur trois ?) très réussis et qui raviront les amateurs les moins douillets de polar à l’humour aigre et desespéré.

Chez Ankama, octobre 2011 et février 2013, format 19 x 27 cm, 104 pages, 14,90 €

MonAmiDahmer

Ne comptez pas trop sur notre seconde sélection pour vous remonter le moral.
Derf Backderf est le pseudonyme de John Backderf, auteur peu connu dans nos contrées mais (un peu) plus célèbre outre-Atlantique pour ses strips caustiques The City publiés dans une foultitude de journaux depuis 1990. Mon ami Dahmer est un projet qu’il a entamé en 1994. Il s’agit du récit totalement autobiographique de sa rencontre dans les années 70, au collège puis au lycée, avec Jeffrey Dahmer, adolescent étrange et solitaire qui deviendra à partir de 1978, un de ces tristement célèbres serial-killers aux surnoms fleuris dont nous semblons adorer nous repaître.
Après bien des difficultés à trouver un éditeur avec un pitch pareil, la version définitive de plus de 200 pages n’est finalement sortie qu’en 2012 chez Abrams Comic Arts et le gars a entre-temps sorti Trashed, récit hilarant de ses aventures à l’arrière de jeunesse d’un camion-benne et Punk Rock & Trailer Parks, soit les péripéties semi-imaginaires d’Otto le punk de l’Ohio et de ses rencontres avec les Cramps, les Ramones ou encore l’immense Lester Bangs.
Mon ami Dahmer est un livre troublant mais surtout, et c’est plus étonnant, infiniment touchant. Avec une précision et un souci maniaque du détail et de la chronologie, l’auteur dépeint avec une grande finesse et surtout sans aucun sensationnalisme la naissance d’un « monstre ». On assiste terrifiés à la descente en enfer dans ses pulsions les plus morbides, d’un jeune homme livré à lui-même par des parents totalement absents et par des adultes totalement indifférents malgré un comportement plus qu’alarmant. Portrait impitoyable d’une banlieue américaine ordinaire des années 80, le livre réussit aussi à dépeindre avec une grande subtilité les relations complexes liant des adolescents. Car le lien unissant Backderf et Dahmer n’a pas grand chose à voir avec de l’amitié finalement. Son côté asocial, mais surtout ses dérangeantes et surréalistes imitations d’handicapés, feront de lui une sorte de mascotte du groupe, une figure qu’ils vont utiliser dans leurs délires potaches. Un rapport assez cruel finalement, que l’auteur a l’honnêteté de ne pas édulcorer.
Le graphisme grotesque et emphatique, proche de celui de Peter Bagge, ne séduira sans doute pas les foules mais ce serait dommage de rester sur une première réticence tant le dessin se révèle finalement beaucoup plus subtil qu’il n’y paraît au premier abord et surtout son encrage possède une force évocatrice assez remarquable.
Un grand livre, d’une pudeur immense et d’une humanité assez bouleversante malgré l’horreur de ce qu’il décrit. L’autre grande qualité de l’ouvrage est, exploit suprême, qu’il n’ a strictement rien à voir avec ce que l’on peut en imaginer au départ.

Chez Ça et là, février 2013, format 17 x 25 cm, 224 pages, 20 €

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