Il fait froid en ce samedi matin et c’est la tête engoncée dans notre col relevé « façon Cantona » que nous rejoignons à pied la place Saint-Anne pour y retrouver Sylvie Legoupi, autrice-photographe. Sans le savoir, votre regard s’est peut-être arrêté un jour sur une de ses photos. Certaines étaient affichées dans le métro en 2018 à l’occasion de l’exposition « Report’Images », organisée par le club de la presse en Bretagne.
Arrivé en haut de la rue Pont aux Foulons, nous l’apercevons au loin, assise à la terrasse d’un troquet. Nous la saluons d’un geste amical avant de venir nous assoir à sa table. Vite, un café pour nous réchauffer…
Avouons-le tout de suite, la passion dévorante débordante de Sylvie Legoupi pour son métier et l’enthousiasme qu’elle a à en parler nous ont agréablement surpris. On décrit souvent un rire communicatif mais à ses côtés, c’est de l’énergie pure et non frelatée qui est propagée. Tellement qu’après notre heure d’entretien, nous étions partis reboostés, comme dopés.
« Je me suis toujours intéressée au lien », nous explique-t-elle spontanément. « C’est fondamental de mettre en lumière les relations humaines. » Quand d’autres énumèrent une liste de diplômes ou d’expériences professionnelles dans le but de se présenter, la photographe préfère expliquer sa démarche et mettre en avant ce qui l’anime. « Le fond plutôt que la forme » pourrait être sa devise. On comprend alors que nous n’allons pas parler de « techniques photographiques » au cours de l’interview. Ce n’est pas pour nous déplaire.
C’est adolescente que Sylvie Legoupi a découvert la photo. A l’époque, interne, elle restait dans l’enceinte de son collège avec l’interdiction de sortir sous peine de fâcheuses sanctions. Que le temps lui semblait long lorsque ses copains et copines rentraient chez elleux. « J’ai vite compris qu’en participant au club-photo, on pouvait sortir dehors, aller chez des gens et découvrir d’autres univers. Je n’ai pas hésité une seconde pour m’inscrire (rires…) »
Depuis, la passion de la pellicule ne l’a plus quittée. Autodidacte, elle s’est entraînée seule avec un argentique, le plus souvent en extérieur, dans la rue, parfois à la sortie de la messe. Devenue surveillante au lycée des années plus tard, elle animera son propre atelier-photo à son tour, « pour redonner ce que l’on m’avait transmis », précise-t-elle. L’échange et le partage semblent être des valeurs importantes chez notre interlocutrice. Dans une société actuelle qui valorise l’individualisme et la compétition à outrance, cela fait du bien. C’est même plutôt réconfortant.
Malheureusement, un drame va chambouler sa destinée. Le décès d’une proche va tout remettre en cause. « Puisque la vie est capable de me prendre beaucoup, elle va aussi me donner en retour. C’est ce que je me suis dit à ce moment-là. J’ai alors pris la décision de vivre de ma passion. » Ce choix, même s’il est assumé, n’est pas sans conséquence. Les métiers dans le journalisme ou l‘artistique voient leurs conditions d’exercice se dégrader de plus en plus. « Tant pis si j’allais connaitre la précarité. De toute manière, la vie est précaire puisqu’à 23 ans, on peut mourir… » On ne demandera pas plus de précision. Les fêlures personnelles n’ont pas besoin d’être dévoilées.
« Photographier une personne, c’est affirmer qu’elle nous intéresse », disait l’anthropologue québécois, Bernard Arcand. Cette phrase colle parfaitement à la mentalité de Sylvie Legoupi. En effet, sa volonté de « montrer l’invisible », d’humaniser ces métiers « dont on n’ose pas parler en soirée » l’ont amenée à photographier, entre autres, le quotidien de marins-pêcheurs au large de l’Écosse, le travail de coffreurs-brancheurs (personne chargée de dresser les murs en béton armé en suivant des plans précis, ndlr), le personnel hospitalier des soins palliatifs à Saint-Malo, celui des « prémas » en néonatalogie… «L’hôpital est un fantastique laboratoire humain, qui m’a permis de grandir professionnellement en me confrontant aux exigences photographiques du reportage en immersion », reconnait-elle. « J’ai pu aborder d’autres sujets avec une sorte de sensibilité supplémentaire. »
Mais tout cela prend du temps. Rares sont les photographes à pouvoir obtenir des résultats satisfaisants en quelques prises seulement. S’imprégner d’une ambiance est indispensable pour pouvoir la retranscrire pixelisée. Photoshop et les filtres Instagram ne font pas tout… heureusement ! « Les sujets que je traite sont souvent graves et pesants. J’essaye au maximum de les construire non pas avec légèreté mais avec pudeur et bienveillance. C’est pourquoi j’aime le reportage en immersion car il se déroule sur une durée assez longue. Cela me permet de construire de vraies relations de confiance. »
Au-delà de l’aspect artistique, la photo est un outil puissant jouant parfois le rôle de « loupe sociale ». Un détail peut passer inaperçu mais devenir essentiel lorsqu’il est figé. Sylvie Legoupi a l’honnêteté de faire ce en quoi elle croit. Et elle ne croit que ce qu’elle voit, sans provocation ni mise en scène. « C’est bien de vouloir toujours dénoncer, de pointer du doigt ce qui ne va pas avec des images chocs ou violentes mais je laisse cela aux autres. Je garde l’envie de mettre en lumière celles et ceux qui amènent ou qui proposent des solutions. Ces personnes de l’ombre qui se battent à leur niveau avec souvent peu de moyens… »
Sylvie Legoupi assume ses choix, ses convictions. Et tant pis si cela provoque quelques tensions. Elle « milite » à sa manière, lui fait-on remarquer. « Disons que je fais ce que je sais faire » nous rétorque-t-elle malicieusement. « Parfois, je suis obligée de me battre pour publier un reportage. Tant pis si je peux être perçue comme celle qui « râle » (rires…) C’est bête de dire cela mais, comme tout le monde, j’ai envie que la vie soit plus juste. Et même si le monde tourne mal, on en fait partie ! »
Son monde en tout cas tourne à cent à l’heure. « A fond » comme elle se l’était promis des années auparavant. D’ailleurs, la limite entre vie professionnelle et personnelle semble poreuse. « Je pense souvent aux soignants et aux patients que j’ai photographiés. Ils font partie de moi ». Elle nous l’avoue comme prise en faute, c’est assez rare qu’elle « décroche » de son job. « Même si certains reportages m’affectent personnellement ou si je mets parfois plusieurs jours à m’en remettre, ça m’apporte énormément en retour de faire ce que je fais !», dit-elle en nous tendant un book-photo d’un voyage passé en Centre-Afrique en 2014.
Pendant que nous feuilletons l’album, la photographe prend soin de nous raconter des anecdotes parfois émouvantes, parfois drôles. Ici, un hôpital dans la brousse au Tchad, là le lac Bangi. On tourne la page, un dispensaire au Bénin… Les conditions précaires et la misère se mélangent aux couleurs ocre des paysages et aux sourires innocents des enfants qui s’amusent devant son objectif. Ce qui se dégage nous scotche un peu.
« Devant une photo, les gens peuvent s’arrêter pour réfléchir. Cela crée de la discussion, une émulation… », reprend-elle. « Le dernier reportage dont je suis fière parle de l’association ‘Cœur résistant’ qui fait un travail extraordinaire (Alter1fo en parle ici, ndlr). Elle est à l’origine de l’épicerie gratuite de Rennes 2. J’ai réussi à inviter un bénéficiaire à venir en parler pendant les journées solidaires à Paris, organisées comme chaque année par la fondation Cognacq-Jay… »
Valorisation des personnes, mise en lumière de sujets occultés par les rédactions « mainstream », le travail de Sylvie Legoupi est important. Essentiel puisqu’il fait bouger les lignes. Dernièrement, celui-ci a été distingué et récompensé par un prix à Londres pour son reportage au sein du centre psychothérapique de l’Ain (CPA) « Frères humains qui à côté de nous vivez ». A son tour d’être mise à l’honneur ! Mais d’un revers de la main et d’un rire frondeur, elle ne se fait pas d’illusion. « Je sais que je ne serai pas exposée au couvent des Jacobins (rires…) mais je suis fière de recevoir ce prix car cette victoire est avant tout celle de l’équipe soignante. »
Un SMS impertinent fait résonner notre vieux portable et nous rappelle à nos obligations. Malheureusement, il est déjà temps de partir. Tout en ramassant nos affaires, nous évoquons des photographes célèbres, le travail de David Dufresne, le formidable maillage associatif rennais et l’élan de solidarité auprès des sans-papiers. Il y a tellement de choses à dire, à découvrir sur celles et ceux qui « font ». Sylvie Legoupi fourmille de projets. C’est sans doute paradoxal : elle aime les gens tout autant que sa solitude. A l’instar du quatrième mur imaginaire au théâtre, qui sépare les spectat·eurs·rices des act·eurs·rices, son appareil photo lui permet d’être « entourée » tout en restant « dans sa bulle ». Du moins, c’est notre pensée philosophique sur le moment mais on se garde bien de la bafouiller à voix haute. A la place, on préfère avaler la dernière gorgée de notre café.
Pris par la discussion, nous avons finalement oublié de poser notre habituelle question : sa plus belle photo, c’était où et quand ? « Si elle amène une reconnaissance, un mieux-être pour la personne que j’ai photographiée, c’est ça une photo réussie. », conclut Sylvie Legoupi. On pense forcément à l’histoire de ce père venu la remercier, la larme à l’œil, tenant son portrait à la main. Grâce à cette photo, son fils s’est pour la première fois intéressé au métier de coffreur-bancheur, renouant un dialogue resté en friche depuis longtemps.
Rue Penhoët, nos routes se séparent. On décide de rentrer à pied.
Finalement, il ne fait pas si froid.
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