Il nous est arrivé de l’envier alors que nous étions coincés dans un public survolté. Cette personne, c’est ce·tte photographe en train de shooter l’artiste en pleine action. On la voyait choisir le meilleur angle, la meilleure lumière, reposer son matériel et écouter le live pour mieux anticiper les moments clés… Bref, de là où nous étions, elle nous semblait profiter du spectacle bien mieux que nous. Mais ça, c’était avant…
Car aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux, des appareils photos intégrés dans nos portables et de l’hyper-connexion, un·e artiste se doit d’être, parfois malgré sa propre volonté, un·e experte en communication. Son image véhiculée est de plus en plus contrôlée, filtrée parfois aseptisée pour éviter toute fausse note à l’instar d’une bande son playback. Et c’est ainsi que le métier de photographe musical est devenu de plus en plus compliqué à pratiquer. Tellement difficile que le Sarthois Jérôme Sevrette a décidé de jeter l’éponge et d’arrêter de courir après les attaché·es de presse trop pressé·e·s, les accréditations, les bornes en voiture à s’enfiler en une soirée et les groupes aux poches pleines de médiators mais surtout d’oursins. La photo, oui mais pas à n’importe quel prix !
Rencontre sans filtre instagram ni langue de bois.
Tombé dans la marmite de l’argentique à la toute fin des années 80’s avant de passer essentiellement au numérique et au polaroid en 2002, Jérôme Sevrette a toujours été attiré par les liens très forts qui unissaient musiques et visuels : pochettes d’album, magazines rock des 80/90… Ce dernier avoue volontiers son côté rêveur et un peu étourdi et c’est presque par hasard que l’ancien batteur de Keep Punching Joe s’est plongé dans la photographie musicale (portraits d’artistes, photos de concerts) car ce sont avant tout les ambiances souvent gothiques, les paysages, et les lieux abandonnées rongés par le temps qu’il aime immortaliser. La pratique de l’URBEX reste sa madeleine de Proust. « J’aime le côté brut, pur et les forts contrastes. Je suis un amoureux des traits qui dessinent les visages. Anton Corbijn et Richard Dumas m’ont fortement influencés. »
En 2007, le chanteur Simon Huw Jones du groupe culte « And also the trees » tombe amoureux de ses photos et le contacte via Myspace, un réseau social que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. « Il souhaitait emprunter plusieurs de mes polaroids en noir & blanc que j’avais réalisés à l’occasion d’une série personnelle qui s’appelait Decades. Il désirait les utiliser pour réaliser tout leur artwork de l’album The Rag and Bone Man… » Sa passion pour la musique et la cold-wave le pousse très logiquement à accepter cette chouette proposition, presqu’inattendue. « Ça été le déclic pour moi car étant ancien musicien moi-même, je trouvais intéressant de pouvoir garder un pied dans ce monde musical grâce à la photographie… » Finalement, ce premier « coup » va lui mettre le pied à l’étrier et l’amener bon an, mal an, à réaliser plus tard des visuels pour les pochettes d’albums, des portraits mais également à proposer des projets sortants des sentiers battus mêlant photos, littérature et musique. « Au fil du temps, j’ai vraiment eu des envies de vraies collaborations avec des artistes pour créer des univers visuels en support de leur musique. »
A cette époque, Jérôme Sevrette était encore salarié du FRAC BRETAGNE et bossait alors gratuitement « Je faisais ça vraiment par passion, un peu en dilettante même si je m’investissais beaucoup. C’était fun et je ne me posais pas la question de faire de l’argent avec… » On le comprend. Nous-mêmes qui écrivons des reports de concerts, porter des « pass » autour du cou, être reconnu·e par la (le) chargé·e de comm’, avoir accès aux backstages, rencontrer au plus près un artiste que l’on apprécie beaucoup est somme toute assez grisant. Cela vaut tout l’or du monde…
Malheureusement après une fin de contrat pro, pour « faire bouillir la marmite et payer son loyer », le garçon se lance en tant que photographe-auteur-indépendant. « Etre rémunéré pour son travail est une marque de reconnaissance et de respect. Généralement quand c’est gratuit, on se fout de la qualité mais quand tu es payé, tu as une obligation de résultat, de fournir une prestation avec une certaine exigence, d’être professionnel tout simplement. »
Malgré ses dix années d’expérience dans la photographie musicale, malgré son talent, malgré des collaborations marquantes et reconnues comme avec Frédéric Truong, Filip Chrétien ou A Singer Must Die, les commandes ne se bousculent pas. « Pleins de groupes m’avouaient apprécier mes créations et puis dès qu’il fallait mettre la main à la poche, bizarrement, il n’y avait plus personne. Pourtant, mes prétentions financières étaient tout à fait honnêtes et loin d’être délirantes. Des artistes ont joué le jeu comme Last Train ou Xavier Plumas mais d’autres ont préféré voir ailleurs et ce n’est jamais agréable de l’apprendre… »
Aujourd’hui, la photographie est accessible à tou·te·s, le matériel s’est démocratisé et disons-le, c’est une très bonne chose (s’offrir un reflex à 500 balles pour rester sur le mode auto reste une autre problématique). Le revers de la médaille est que la concurrence est devenu déloyale entre les « amateurs passionnés » qui fournissent de la matière sans contrepartie ni défraiement, les « semi-professionnels » pour qui la photo n’est au mieux qu’un complément de revenu – oubliant la définition du droit d’auteur et du prix réel d’une prestation et celles et ceux qui souhaitent exercer le métier pleinement. « N’importe qui peut ouvrir un blog et se prétendre photographe sans l’être vraiment, sans avoir l’idée, l’inspiration, le style. Cela a toujours existé et cela existera toujours… Dans 10, 20 ou 30 ans, il y aura invariablement des personnes pour venir bosser gratuitement parfois à leur frais. Je suis passé par là aussi, j’ai joué le jeu mais au final on est perdant sur tous les plans : pas de rémunération, très peu de reconnaissance… »
Le constat est amer. Cruel même puisque nous évoluons dans un monde où l’image prend une place importante dans nos vies. Entre la télévision, les écrans de nos téléphones portables ou tablettes, les affiches publicitaires placardées sur tous les murs, nous sommes submergés de pixels de mauvaise qualité. La quantité est là, on attend toujours la qualité. « J’observe un nivellement par le bas. Même si la technologie évolue, il n’y a pas encore – et c’est heureux – le bouton « faire de belles photos ». Je vois passer beaucoup de photos insipides sans intérêt. Un·e photographe professionnel·le malgré des conditions difficiles trouvera l’inspiration, l’idée et le moyen en post-traitement de faire renaître l’image qu’il avait au départ… C’est un métier exigeant qui demande beaucoup d’efforts et de temps. Tu dois être constamment créatif pour ne pas sombrer dans la facilité, être en recherche perpétuelle et remettre en question ta pratique. Je m’efforce de le faire… »
Jérôme Sevrette a ses convictions. Il les assume et n’est pas prêt à tout sacrifier sur l’autel des likes ou des pouces bleus d’Instagram et de Facebook. L’année dernière, par exemple, au cours d’un festival bien connu ici, il en a eu marre d’être parqué comme du bétail entre la fosse et la scène avec une cinquantaine de ses confrères et consœurs devant la tête d’affiche britannique ce soir-là… Impossible de faire du bon taff’ dans ces conditions. Ce soir-là, il abandonne. « On se marchait sur les pieds, on se poussait. C’était totalement absurde comme situation. J’ai dû prendre deux, trois photos maximum et je me suis barré du festival. Je suis rentré chez moi. C’était le trop plein… »
Finalement, c’était peut-être la meilleure chose à faire. Les conditions du métier se sont incroyablement dégradées. Le photographe de concert est devenu de la « chair à photographier. On ne s’emmerde plus, on mitraille… » Coincé, trimballé de droite à gauche, ignoré, accrédité s’il est dans les petits papiers de l’organisation, il fait partie du décor comme les lights ou les stands de bières. Sans parler des mecs bodybuildés de la sécurité qui vont le bousculer sans ménagement à la « limite de coups de pieds aux culs » lorsque le temps imparti à la prise de vue est écoulé. Pire, certains artistes vont même jusqu’à le boycotter. Circulez, il n’y a rien à voir ni rien à prendre. Il est loin l’âge d’or des magazines qui n’hésitaient pas à collaborer avec de grands artistes laissant une part belle à la photographie de concert… « Depuis quelques années, j’ai constaté une sévère dégradation dans l’accueil des photographes, on demande de plus en plus de montrer patte blanche, qui on est, pourquoi on est là et pour qui l’on travaille : pour un média local ? Un média national ? Aujourd’hui, si on n’a pas de contact avec l’attaché·e de presse du festival, du musicien·ne, du label ou du management de l’artiste, cela freine et c’est quasi impossible d’accéder à l’artiste. Mais pour peu que vous soyez dans les petits papiers des organisateurs pour X raisons, vous obtenez d’office votre permis de photographe portraitiste… »
Dorénavant, les photos de concerts sont compressées via le biais des réseaux sociaux… et se regardent à travers un écran d’à peine 10 cm de longueur entre deux vidéos de petits chatons. Difficile de trouver sa place parmi ce flux interrompu d’informations et de faire accepter à un·e rédac’chef·fe de payer pour une photo qui sera zappée aussi vite qu’elle a été mise en ligne. « Comme on ne veut pas trop s’embêter avec un photographe, on demande au journaliste dont ce n’est pas le métier de faire la photo souvent avec un smartphone. »
Jérôme Sevrette s’est donc naturellement éloigné des décibels crashés par les sonos moqueuses des concerts pour retrouver le calme des nuages. Pratiquant la photographie à l’aide d’un drone, ses clichés nous dévoilent une nature sauvage souvent inconnue que l’œil humain ne peut voir seul. Et c’est un régal pour nous. « Pour l’instant, je m’arrête. Peut-être qu’un évènement majeur me fera revenir vers le portrait et ou les photos de concerts. Dernièrement, un peu par hasard, j’ai rencontré Max de You Vicious ! avec qui j’ai partagé, il y a bien longtemps, la scène des vieilles charrues… on a bossé ensemble pour son clip, cela s’est fait naturellement et c’est très bien ainsi. Mais je ne me fais pas d’illusion, je ne pourrais pas vivre que des commandes de mes potes… »
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Les travaux de Jérome Sevrette :
_ http://photographique.fr _
_ Instagram _
_ Les essentiels de Jérome Sevrette _
Portrait intéressant, grandeur et servitude du métier de photographe à l’heure où le flot des images inonde les réseaux sociaux. En effet, comme le dit Jérôme Sevrette, les conditions de travail se dégradent. On peut ajouter, car il ne le mentionne pas, les attachés de presse des artistes qui exigent de voir et de valider les photos avant publication! La confiance règne… L’absurde aussi, car ces images sont destinées à être diffusées le soir-même, en direct, car la presse est désormais digitale. Comment peut-on opérer une telle censure à l’encontre de professionnels qui connaissent leur métier. En riposte, certains journaux ont décidé de boycotter des concerts, au nom de la liberté de la presse.