Faute de temps, il nous est souvent difficile de répondre aux sollicitations des un·es et des autres. C’est un véritable crève-cœur à chaque fois tant on aimerait mettre en lumière la richesse culturelle indépendante et un peu foutraque qui existe à Rennes. Alors, par la force des choses, on choisit, on renonce, on sélectionne et on tranche dans le vif. D’un coup sec. Mais cette fois-ci, nous n’avons pas hésité une seconde pour évoquer le travail de Cyril Jegou.
On pourra nous taxer de « copinage » (et on assumera) car au fil du temps, Cyril est devenu un ami, certes « à distance », avec qui nous collaborons régulièrement afin de coucher sur papier photoshopé nos idées récréatives et moqueuses publiées à la rubrique « Un jour, un dessin ».
Dans son dernier roman donc, nous suivons la vie de Connelly, héros malgré lui, tout juste débarqué dans une cité improbable appelée « centre ferroviaire des rêves de la plaine de Transit » afin de commencer un nouveau job, « aiguilleur des rêves ». Dans ce monde qui lui est totalement inconnu, où tout est à réapprendre, Connely surmonte son quotidien grâce à l’espoir de retrouver Suzanne, l’amour de sa vie, l’ultime survivante de ses souvenirs disparus. Suzanne doit le rejoindre. Bientôt… enfin peut-être.
Roman à la fois fantastique et d’anticipation, Cyril Jegou nous embarque dans un univers aux multiples facettes, la boule en moins. Parfois poétique, parfois sombre, parfois éclairant, « L’aiguilleur » brosse un portrait peu flatteur d’une civilisation autoritaire et régulée de manière automatique. Sans crier gare (gare, aiguilleur… vous l’avez ?), il nous pousse à réfléchir sur notre société, où une forme de déshumanisation latente conditionne de plus en plus notre existence. Quelques extraits que nous avons retenus : « Le bon sens n’est pas à la manœuvre chez les libéraux », « le rêve nous permet de mettre en ordre notre inconscient […] Ça nous purge, et c’est vital pour rester équilibré dans ce monde taré ! », « mais n’oublie jamais, il n’y a que des conquis sociaux. » Ecrit dans un style narratif qui se rapprocherait presque de celui d’un script de film, on s’est laissé embarquer. On recommande.
Consommez, lisez local !
►► ALTER1FO : Bonjour Cyril, peux-tu pour celles et ceux qui ne te connaissent pas te présenter ?
Cyril Jégou : Cyril, 47 balais (si on en croit ma carte d’identité, mais méfions-nous…), écrivain graphiste musicien qui migre à Rennes il y a vingt ans pour y écrire des nouvelles et jouer du rock. Un premier roman en 2005 (Rennes Kangourou Box, du cyberpunk sous acide dans les rues de Rennes en 2050), deux ouvrages sur le groupe de rock Pearl Jam (Pearl Jam au Pays du Grunge en 2011, et Pearl Jam Pulsions Vitales, chez Camion Blanc, en 2013), une nouvelle numérique (Ce que le diable ignore, en 2019), des bandes dessinées (Cosmozone, des strip spatiaux issus d’un blog, et Bubble Gôm Gôm, un manga humoristique).
Quant au rock, j’ai participé à plusieurs groupes rennais : Puzzle Of Skin – du métal hardcore mélodique ; Golden Age Of Monkeys – du power loud rock pour surfeurs dépressifs ; et Reagann, dont on peut écouter l’album ici. Occasionnellement, un mystérieux Politistution à Alter1fo me donne des idées de scénarios pour des dessins loin d’être apolitiques.
Notre dernière rencontre remonte à quelques années, nous avions évoqué ton pavé de 400 pages sur l’histoire du grunge et de PEARL JAM. Aujourd’hui, quel a été le déclic pour écrire ce nouveau roman ?
Imaginer des histoires remonte à mon enfance, mais c’est plus tard que j’ai commencé à écrire, quand je suis arrivé sur Rennes vers vingt-cinq ans. Écrire est très gratifiant ; ça demande juste un papier, un crayon ou un ordi. Dans les cartons j’ai déjà d’autres projets, dont un recueil de nouvelles pratiquement bouclé. À côté, je pratique musique et dessin, mais régulièrement, je dois revenir vers l’écriture. C’est cyclique. Et tu vois, maintenant que ce roman est achevé, ça me démange de me remettre à dessiner ! Faut faire des trucs ; faut que ça bouge !
Nous n’aurions pas été surpris de découvrir l’histoire de « L’aiguilleur » en format bande dessinée. L’exercice d’écriture d’un roman et d’une BD est certainement différent, mais est-ce si opposé ?
Une histoire reste une histoire, qu’elle soit dessinée ou écrite (les trois actes… etc.). Après, la bande dessinée, c’est la restitution graphique de l’espace, la bulle et le dialogue comme vecteur de l’histoire, un nombre de pages souvent imposé par l’éditeur. Il faut synthétiser à l’extrême. Et puis il y a le dessin en lui-même, les gestes qu’il nécessite, qu’il implique. Ça se fait sans trop réfléchir, un trait, et quand il est bien fait, on est content.
De mon point de vue, l’écriture est plus consciente, plus « pâte-à-modeler ». On déroule et, selon les problèmes rencontrés, on peut tout chambouler, changer de montage même sur la fin, supprimer, rajouter. Encore une fois, c’est mon point de vue.
On a remarqué que tu remerciais dans le livre un mystérieux Emmanuel Simonnet. En effectuant une petite recherche (nous sommes curieux… ), nous sommes tombés sur un praticien en hypnose Ericksonienne. Si c’est bien de lui dont il s’agit, pourquoi ces remerciements si cela n’est pas indiscret ?
C’est effectivement de lui qu’on parle ; un ami de longue date, une personne cultivée, curieuse, dont les avis font sens pour moi. Ses conseils m’ont aidé à apporter un peu de légèreté au récit, à l’aérer. D’où les remerciements.
Question piège, si tu devais nous donner envie de lire ton livre que tu qualifies toi-même de « roman drama-fantastico-social », que dirais-tu ?
Nous suivons Connelly, un jeune homme amnésique, avec un contrat de travail en poche sur lequel est écrit qu’il est aiguilleur des rêves. Amnésique, le seul souvenir à remonter à la surface est le visage de sa femme Suzanne, restée de l’autre côté du désert. Le roman suit quelques mois de la vie de cet homme dans une plaine traversée par des milliers de trains dont les wagons-containers transportent du rêve. Ironiquement, les travailleurs de la plaine ne peuvent pas rêver. Pour y arriver, ils s’injectent un sérum de rêve de synthèse. Quand Connelly prend sa première dose, le sérum ne fonctionne pas sur lui ; au lieu d’un rêve, il fait un cauchemar. Dès lors, dans un monde qui considère les cauchemardeux comme des malades, le nouvel aiguilleur va voir sa condition sociale se dégrader, tout comme sa santé mentale. Viendra alors un profond questionnement sur l’organisation politique qui l’entoure, sur son rôle dans la cité, et sur la nature de sa relation avec Suzanne dont le visage s’efface de ses souvenirs.
C’est un roman et, comme tout roman, pas facile de le définir précisément, d’où ce qualificatif patchwork. Disons que c’est un drame avec des éléments fantastiques, une réflexion sur notre époque néo-libérale, sur l’individualisme qui supplante le citoyen, sur la manipulation technocratique et le diktat des genres… Je sais pas si cette dernière phrase est très vendeuse !
L’Aiguilleur des Rêves, roman social et fantastique aux éditions Kämbarka.
- Disponible en commande principalement sur le site de l’imprimeur → https://www.thebookedition.com/fr/l-aiguilleur-des-reves-p-376953.html
- ou en passant par les éditions Kämbarka – https://editions-kambarka.jimdofree.com/nouvelles-romans/l-aiguilleur-des-reves/ à 16,50 € + frais de port.
- Pour les rennais·es, on le trouve dans quelques librairies (Le Failler, L’établi des mots…).
+ D’ALTER1FO :
« Pearl Jam : Pulsions vitales » de Cyril Jégou : Chronique et Interview