« Nature Humaine », notre monde radiographié par Serge Joncour : entre progrès et effondrements (1976-2000)

Nature Humaine : dans ce grand roman, Serge Joncour orchestre presque trente ans d’histoire nationale où se répondent les progrès, les luttes, la vie politique et les catastrophes successives qui ont jalonné la fin du XXe siècle, percutant de plein fouet une famille française. 

Dans les dernières heures de la tempête de 1999, qui voit se produire le désastre de l’Erika, le monde d’Alexandre, agriculteur dans le Lot, est au bord de la rupture : la sécheresse de l’année 1976 est encore présente comme l’effondrement de Tchernobyl. Alexandre se pose une fois encore la question de sa responsabilité. Peut-on croire encore à la nature humaine ?

Le roman de Serge Joncour nous invite à cette confrontation, un face à face magnifique, d’un romanesque épique, incarné notamment par un agriculteur, en proie au doute, seul, mais déterminé à prendre en main son destin.

Restituer l’histoire de l’agriculture française entre 1976 et les années 2000 : ce projet d’écriture mené par Serge Joncour était donc un pari fou, car comment réconcilier autant de sensibilités ? Se faire l’historien de l’agriculture française, c’est la certitude de se faire écorcher par une sensibilité philosophique ou religieuse, ou par une école de santé, par l’élu d’un chef-lieu, ou d’un chef pieu, souvent par la FNSEA ou par la Confédération paysanne…

Ce pari romanesque est une totale réussite ! Nature humaine deviendra une référence car il interroge sur le devenir des acteurs d’un monde rural, essentiel dans une société numérisée et virtuelle, monde parfois désigné comme en déclin. Dans ce roman, le questionnement est limpide et les acteurs crédibles, vivants, avec leurs défauts et leurs frustrations.

Des évolutions techniques et écologiques dantesques

Dans ce roman, Serge Joncour pose les quelques clés nécessaires pour saisir le monde paysan. En effet, sur cette période 1976-2000, nous allons connaître dans l’agriculture, les sommets et les chutes, le pétrole vert de Giscard et les IAA virtuoses du progrès, puis la chasse aux nitrates déclenchée par les écologistes représentés par Eaux et Rivières.
Aujourd’hui, les pesticides ont remplacé les nitrates, ce qui représente une avancée spectaculaire. Nous avons subi deux vagues pandémiques d’origine anglaise (la vache folle, et la brucellose) autant de signes collés aux bottes des paysans, ceux d’une agriculture qui ne sait pas nourrir sainement, trop éloignée du bio, trop industrielle et libérale.

En 1976, l’agriculture et les syndicats agricoles étaient plébiscités. Depuis les années 2000, la cote d’amour du monde agricole ne fait que baisser, et se redresse timidement depuis 10 ans par le biais de l’agriculture biologique.

En pointant sa plume sur ce monde, Serge Joncour savait avec lucidité que son livre ne pouvait pas faire un tabac. Pour tous ceux qui placent la nature au niveau le plus élevé des préoccupations humaines, ce roman est un livre irremplaçable, d’une justesse qui balise notre face-à-face avec la terre, et fait de la nature une cause commune, comme si enfin, on affirmait « ensemble écoutons battre la terre ».

La poursuite de l’entreprise familiale en équilibre tel un Brexit qui ne passe pas

Serge Joncour appuie là où les regrets sont les plus vifs, et ça fait mal. Dans la famille Fabrier, Caroline, l’aînée, était bien la seule à avoir confiance en l’avenir. Elle sera enseignante, et non  agricultrice ni femme d’agriculteur. Pour reprendre l’exploitation, il n’y a qu’Alexandre, le garçon, qui suit l’école d’agriculture.

Donner du sens à sa vie est la quête incessante d’Alexandre. Donner un sens à ce que l’on réalise, faire renaître ce que nous avons de plus profond, de plus intime, n’est-ce pas faire revivre notre nature humaine ?
Avec qui Alexandre va-t-il pouvoir appréhender ces questions fondamentales ? Si la porte de son père est toujours ouverte, les options qu’ils lui impose ne sont pas acceptables. La volonté des parents de restituer à ses sœurs ce qu’Alexandre va recevoir est loin d’être un marché sans risques. Quel projet va t-il suivre ? Comment se recentrer vers la nature ?

Abandonner la culture des anciens, comme le safran, pour l’hypothétique rentabilité de l’élevage en batterie ne sera pas sa décision. Et c’est auprès d’un voisin que le jeune Alexandre va comprendre au fil des années les raisons des conflits qui se déroulaient autour des fermes du Larzac. Le père Crayssac plongeant dans sa colère lui ouvrira les yeux sur les conséquences de la construction d’une autoroute Paris-Toulouse.

C’est à chacun de décider !

Dès la première page du roman, Alexandre se murmure à lui même « Pour la première fois qu’il se retrouvait seul à la ferme ». Seul face à ses choix, malgré la présence de Constanze, cette jeune femme qui ne cesse d’être en voyage et semble vivre à côté d’elle-même. Il garde en lui les parfums du safran, de la menthe et du patchouli comme une trace ineffable du passage de Constanze.

Être éleveur, ce sera très difficile, et pour un jeune de Gourdon (46) encore plus difficile : « Chaque vie se tient à l’écart de ce qu’elle aurait pu être mais il ne regrettait rien », page 9.

Serge Joncour nous offre aussi, au delà de l’émerveillement qu’il insuffle à ses personnages des subtilités romanesques insolites. Il joue avec des moments de complicité comme ceux passés avec le vieux Crayssac, quand celui-ci montre à Alexandre son trésor. Une confidence bien plus qu’un vrai lingot, un savoir qui donne du bonheur. Et quelle trouvaille de perdre 3 feuillets soit 9 pages et de les disperser dans les pages du livre à des dates inexactes ! C’est tout l’art humoristique et romanesque de Nature Humaine vu par Serge Joncour.

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Nature Humaine / Serge JONCOUR
Editions Flammarion
Littérature française
Paru le 19/08/2020
400 pages
ISBN : 9782081433489
21 euros

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