Pour les spectateurs, ça commence face à un mur. De toile certes, mais si proche que sa frontalité pèse. Trois microphones orphelins s’en détachent. Dans la pénombre, trois protagonistes forment un petit cercle semblable à ceux des cours de récréation. Conciliabule avant le forfait. Une petite courbe dessine la commissure des lèvres, les yeux dansent d’un visage à l’autre et on se figure une causerie à mi-voix. Le forfait : une affabulation ?
De l’autre coté il y a ce fauteuil en polymère transparent. Quand la jeune femme en tailleur noir et sourire mona lisien y prend place, c’est le signe que l’histoire peut commencer. C’est une histoire qui semble en gésine sur le plateau. Elle explore les lieux communs, les bouscule, en joue, s’enraye aussi. Cela pourrait être un interrogatoire ou un jeu télévisé.
Le personnage principal demande à ne pas être aidé dans ses inventions, mais ensuite il interroge : « C’est ça ? » Soucieux alors de répondre à la norme, ou quand le libre arbitre s’efface devant les conventions. Mais Crimp s’amuse et s’en amuse.
Se referme le premier volet du triptyque. Le tailleur noir interprète avec intensité le blues du livreur et le sourire fond lentement sur la note bleue. Le mur n’est plus, c’est le rideau diaphane d’une scène de music hall. Les silhouettes s’y trémoussent, c’est peut-être la seule échappatoire.
Noir. Thom York et son quintet emplissent l’éther. Changement de plateau. Petite poésie de la disposition. Sur l’avant scène, des paires de chaussure d’enfant posées – non – correction – une paire de chaussures d’enfant posée puis une autre. Puis une autre, posée avec la même délicatesse, puis une autre. Différente, unique et indispensable, posée. Le rideau se lève : une mer de chaussures d’enfants, comme autant d’existences en devenir, et une balustrade.
Les trois protagonistes se rendent à la barre pour interroger, pour observer, pour donner leur point de vue sur ce monde où « décidemment tout va mieux ». Il y a encore bien quelques problèmes mais « moins ». Alors on est « content ». Ou on semble content. Alors on fredonne. On lalate la musique de supermarché (ou d’un enterrement célèbre ?) Avec enthousiasme – non – correction – avec entrain.
C’est la peinture d’un navire qui fend un océan supposé sans obstacle, d’un monde sans lisière. Quel est ce navire ? Celui d’un capitalisme outrancier ? D’un consumérisme acharné ? On ne manque de rien. On régule les flux, migratoires. On ramasse les crottes, des chiens : « Tout va mieux ».
Enfin, la dernière partie : elle se passe sous le ciel bleu, celui du foyer. Là encore tout va bien. En surface. Mais dans les plis du ciel, le bleu quand la carte postale a été malencontreusement pliée n’est plus si uniforme. La trace, on ne l’enlève pas. On a beau plaquer l’image, la mater du poing de part et d’autre de la pliure, recommencer pour que ses bords restent en contact avec le plateau. Reprendre le chemin, retracer le parcours. La trace on ne l’enlève pas. Pire, on l’a creuse. Le travail de vouloir maintenir au dessus de sa tête le ciel bleu à en devenir daltonien : c’est particulièrement éprouvant.
Le foyer finit par écraser, il pousse inlassablement vers le précipice. Sur le plateau, un abri avance vers l’avant-scène de sorte que l’espace de jeu s’amenuise. Ce soir là, il s’écarte de la trajectoire. On saura ensuite que l’imprévu déstabilise les comédiens. Dans la salle je reçois surtout la terrible violence du texte, servi avec précision et force par Gaëlle Héraut.
Le spectacle en trois parties fonctionne parfaitement. Les quatre comédiens puis le trio servent le texte avec justesse et humour. Dans des registres différents, chacun des comédiens, tour à tour « meneur », trouve sa place, sans s’ériger, sans s’aplatir, avec générosité.
Il y a de l’espace dans les textes de Crimp ; de l’espace, de la distance et du rire. La mise en scène de Guillaume Doucet les renforce. Se faisant le trouble vient avec intelligence bousculer les propres représentations du spectateur. On ne colle pas à l’image, mais on fait partie du tableau. On ne scande pas « tout va mieux » mais il nous arrive de le penser, ainsi que l’inverse, ce qui revient au même. « Tout va mieux. » interroge plus qu’il ne donne de réponses, quand la tranquillité se satisfait tellement mieux de réponses sans interrogations.