Marre de l’esprit de Noël ? Marre des infos cataclysmiques ? ça tombe bien, nous aussi ! Bienvenue dans notre 6ème calendrier de l’Avent Altérophile, dont on espère qu’il sera original et divertissant ! Tous les jours (ou presque) jusqu’au 24 décembre, une idée de truc en papier à mettre sous le sapin. Bon pour l’âme, bon pour nos petits libraires-amis, bon pour nos papetiers-amis, bon pour nos neurones. Sans prétention aucune, des coups de cœur qu’on a envie de partager, pas forcément des nouveautés, pas forcément des trucs inouïs. Juste des morceaux de papier, souvent imprimés, en format origami, d’une épaisseur à glisser dans les poches ou de gros pavés pour caler le sapin, qui nous ont émus, interpellés, questionnés, emballés ou intrigués… Et qu’on a envie de vous faire (re) découvrir. Ouvrez donc les pages jour après jour…
Bon, encore un écrivain qui s’est donné la mort pour notre sélection du jour. Vous allez nous dire qu’on ne fait pas vraiment dans la bamboche et les cotillons aujourd’hui encore. Mais pour autant, on s’en voudrait de passer à côté du seul livre publié de Breece D’J Pancake.
Ecrivain américain né du côté de Milton en 1953 en Virginie Occidentale qui a priori enseigna l’anglais dans plusieurs universités avant de passer de vie à trépas d’un coup de fusil en 1979 à Charlottesville à à peine 26 ans. Seulement six de ses nouvelles sont parues de son vivant, principalement dans The Atlantic. En 1983, elles se voient rassemblées et complétées par six autres inédites sous la forme du seul recueil disponible The Stories of Breece D’J Pancake, republiées et traduites en français par Véronique Béghain aux éditions du Rouergue sous le titre Qu’arrivera-t-il au bois sec ?. On craint que le bouquin ne soit épuisé. Mais avec un peu de chance votre bibliothèque l’aura dans ses rayons ou vous pourrez en trouver un d’occasion.
Ces douze nouvelles sont de ces bouquins qu’on se refile comme un bon tuyau, de ces livres que les happy fews se délectent d’avoir lu pour les porter au panthéon des auteurs peu connus mais qui mériteraient les pleins feux. Certes la biographie un tantinet tragique de son auteur participe du mythe, mais ce serait fort dommage de conclure qu’il s’y résume. Car Breece D’J Pancake façonne avec un talent sûr des portraits d’outsiders coincés dans des existences bouchées, dans ce coin des Appalaches, qui ne se distingue pas par son glamour et ses paillettes. On y est davantage dans la Rust Belt que dans le Dixie Land, pour dire vite.
Non, ici, ça picole, ça organise des combats de coqs, ça tue les taupes à coups de pied, ça travaille à la mine, dans les stations services, comme mécano, conducteur de chasse-neige (on ne vous conseille pas d’y monter en auto-stop), ça serpente en tracteur dans des fermes où les champs de sorgho se consument de sécheresse et de mildiou, ça chasse les écureuils et les tortues pour les faire griller, voire ça y viole en compagnie tout en noyant les corps (c’est du moins ce qu’on en devine un soir de beuverie au coin d’un feu de camp), ou parfois ça s’encastre dans des ponts.
De ces vies -faussement- ordinaires, Breece D’J Pancake tisse une trame rêche et superbe, entre mélancolie, âpreté et humanité. Même si les perdants n’y sont pas vraiment magnifiques. Les regards y sont désabusés, les vies souvent poissardes. Il y a ce gouffre qui se creuse, de plus en plus profond avec ceux qui sont partis, Chester, Ginny, Jake. Il y a ceux qui ont perdu un père, une femme, un bébé, ceux qui ont été élevés par une famille d’accueil. Ceux qui essaient, qui tentent, de faire autrement, de s’extraire, de leurs traumatismes (la guerre, les accidents, les deuils, les viols, les abandons…), de la lâcheté de celles et ceux qui les entourent, des vies rustres et méchantes. Mais tous se frottent aux limites, aux creux et anfractuosités du paysage, aux déterminismes, à cette autoroute qui court plus bas et qu’on ne peut dépasser. Les paysages modèlent les personnages autant qu’ils les révèlent.
Alors Bo essaie de sauver un renard, à défaut de n’avoir pas pu protéger Dawn. Buddy, le mineur espère offrir une vie meilleure à celle qui partage sa vie, avant qu’elle ne laisse d’elle qu’une assiette dans l’évier. Colly voit son père partout où il pose les yeux et n’en ressent que davantage le manque. Mais pour la première fois, bien qu’il en tremble encore au moment de se laver les mains pour en faire partir l’odeur de la tortue, il a osé s’affirmer et dire qu’il ne partirait pas vivre à Akron. L’auto-stoppeur ne sera pas donné en pâture aux porcs de la ferme et l’opossum aura la vie sauve.
A ces vies déjà râpées, usées jusqu’à la corde, Breece Pancake offre une écriture à la beauté sourde. Il joue d’ellipses, de silences. Avec un talent aussi renversant que tragique, il laisse le lecteur combler les trous, progressivement. Il dévoile, toujours avec parcimonie. Change de points de vue, quitte à nous mettre dans la peau d’une opossum ou d’une chienne en traque d’un renard. Nous fait entendre les voix intérieures des personnages comme Woolf ou Faulkner, avec ce qu’elles ont de lacunaire, de partial. Ou d’incompréhension. Il nous en livre la fragilité résignée et la déchirante mélancolie. Avec, toujours, l’odeur de ces terres, la neige qui obscurcit le soleil, la chaleur qui écrase. Ces paysages entrent dans le cadre, percutent le chagrin et le désir, éclatent le sublime et le risible. Et doucement, s’immiscent au cœur.
Qu’arrivera t-il au bois sec ? de Breece D’J Pancake traduit par Véronique Béghain aux éditions du Rouergue le 1er Septembre 2004 – EAN 9782841565542
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