[2020] Des bouqu’1 sous le sap1 #10 : Un (food)truck mexicain sanguinolent

Marre des attestations de sortie ? Marre du masque ? Marre du gel hydro-pas-alcoolique ? Marre des injonctions contradictoires ? Marre des jauges à tout-va ? Marre des chiffres balancés sans vergogne et sans filets et qui conditionnent nos vies ? C’est reparti pour une nouvelle année d’une sélection bigarrée de livres en papier en forme de calendrier de l’avent bibliophile. Direction le Mexique aujourd’hui. Et côté envers de la carte postale… 

Vous vous souvenez du film Le Salaire de la peur de Clouzot, sorti en 1953, et adapté du roman éponyme de Georges Arnaud ? Mictlán de Sébastien Rutés est un peu sa version contemporaine. Adieu nitroglycérine, mais bonjour cadavres sagement rangés, côte à côte, dans un camion réfrigéré.

Gros et Vieux sont les « Charons » de ces morts sans sépulture et qui doivent être cachés. Ordre du Gouverneur puis du Commandant et parfois du Patron. Ils ne seront que les exécutants d’une manœuvre politicienne : les élections approchent et le Gouverneur se vante d’avoir juguler la criminalité. Il lui faut donc mettre à l’abri des regards ces cadavres décédés de morts violentes.

Les deux chauffeurs ne sont pas naïfs et savent qu’au moindre faux-pas, ils complèteront la cargaison, les pieds devant, en bouffant les pissenlits par la racine. Le semi-remorque réfrigéré doit donc être en mouvement 24h/24. Pas de pause-pipi, pas le temps de manger, à peine le temps de respirer ; il faut rouler. Et de préférence à tombeau ouvert.

Extrait : « …parce que dans un monde digne de ce nom, personne ne transporte cent cinquante-sept cadavres dans un semi-remorque réfrigéré, tu m’entends ?, déjà dans un monde digne de ce nom, il n’y a pas de pays comme celui-là, couvert de cadavres dessus et dessous la terre, dans des fossés, dans des barils au fond des rivières, au beau milieu du désert, et encore moins dans des semi-remorques réfrigérés, parce qu’on ne sait pas où les entreposer, vu que les chambres froides des morgues et des hôpitaux, et même des boucheries-charcuteries sont pleines, et les cimetières aussi, parce que la loi dit qu’on ne peut pas incinérer les victimes de mort violentes, tu sais pourquoi ? pour conserver les pièces à conviction, connard, pour que personne ne dise : désolé, il puait trop, on l’a incinéré , tant pis pour votre enquête, rien à foutre de votre enquête… »

Une course sans fin dans le désert mexicain, sous amphétamines, et sous les balles des narcos, des flics, des militaires qui les poursuivent. Et ce n’est pas la Vierge en fer-blanc suspendue au rétroviseur qui leur apportera la moindre rédemption. Le semi-remorque plein de cadavres continue sa route et essaime d’autres macchabées dans les fossés, au gré des rencontres malheureuses. Mictlán, nous dit Sébastien Rutés au début de son roman, c’est, en nahuatl, « le lieu des morts », où les défunts accèdent à l’oubli après un long voyage à travers le monde d’en bas. Un voyage sombre et sans retour dans un Styx désertique et aride…

On lit ces 153 pages en apnée. Le texte est écrit d’un seul jet : pas de point, pas de ponctuation, pas de souffle ni de pause. Le monologue est puissant et ne laisse au lecteur aucune chance de s’échapper. La phrase vous happe, vous ensorcèle et vous mène dans les méandres de la violence humaine. Ce flots de mots révèle bien l’absurdité dans laquelle le pays est plongé, livré à une violence sans fin et à une corruption massive des puissants.
Mais le romancier ne se limite pas à cet unique exercice de style. Sébastien Rutes, enseignant-chercheur spécialiste de littérature latino-américaine au Département d’Espagnol de l’Université de Lorraine, dresse un portrait au vitriol du Mexique.  D’ailleurs, c’est un fait divers sordide qui est au point de départ de ce roman : en septembre 2018, un semi-remorque contenant 157 cadavres a été retrouvé sur un terrain vague près de Guadalajara, au Mexique. Les morgues étaient pleines, les cimetières aussi, la loi mexicaine interdit la crémation des victimes de morts violentes : les autorités n’avaient trouvé que cette solution pour conserver les corps. (En savoir plus :  https://www.courrierinternational.com/article/le-mexique-horrifie-apres-la-decouverte-de-camions-remplis-de-cadavres).

Aucun espoir à attendre donc, aucune lueur, si ce n’est un brin de poésie en toute fin du roman (dans les 4 dernières lignes, c’est dire !). Mais la sensation infime d’avoir pris une énorme claque en peu de pages. Une jolie réussite. A déposer rapidement sous le sapin, pour des cœurs bien accrochés cependant.

Résumé sur le site de l’éditeur :
À l’approche des élections, le Gouverneur – candidat à sa propre réélection – tente de maquiller l’explosion de la criminalité. Les morgues de l’État débordent de corps anonymes que l’on escamote en les transférant dans un camion frigorifique. Le tombeau roulant est conduit, à travers le désert, par Vieux et Gros, deux hommes au passé sombre que tout oppose. Leur consigne est claire : le camion doit rester en mouvement. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sans autre arrêt autorisé que pour les nécessaires pleins de carburant. Si les deux hommes dérogent à la règle, ils le savent, ils iront rejoindre la cargaison. Partageant la minuscule cabine, se relayant au volant, Vieux et Gros se dévoilent peu à peu l’un à l’autre dans la sécurité relative de leur dépendance mutuelle. La route, semée d’embûches, les conduira-t-elle au légendaire Mictlán, le lieu des morts où les défunts accèdent, enfin, à l’oubli ?

Mictlán / Sébastien Rutes
Editeur : Editions Gallimard
Collection La Noire, Gallimard
Parution : 3 janvier 2020
160 pages
17,00€
EAN : 9782072870576

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