Sur le papier, la soirée du vendredi 29 janvier au 1988 Live Club avec The Patriotic Sunday et Julien Gasc était riche en promesses. En vrai, elle était encore mieux. Compte-rendu.
Julien Gasc
Membre d’Aquaserge (héritier direct de la scène prog-rock de Canterbury et d’autres dérangés magnifiques -l’Art Ensemble de Chicago en tête, mais aussi Serge Gainsbourg ou Zappa bien sûr et on en passe-), mais également décelable autour d’autres entités (il a joué avec et pour Stereolab, Laetitia Sadier, Philippe Katerine, April March, Bertrand Burgalat, Hyperclean, Holden, Momotte), Julien Gasc est de ces magiciens à l’érudition et à la maîtrise stupéfiantes, qui vous pétrit de parfaites vignettes pop avec une insolente facilité (en apparence du moins). Des chansons à la fluidité et à l’évidence bluffantes mais qui restent particulièrement secouées du cocotier, comme le prouve son premier album solo, Cerf, Biche et Faon d’abord sorti en version limitée chez les Toulousains de 2000 records en 2013, puis chez les éclairés de Born Bad Records (avril 2014). Depuis, le jeune homme a fort logiquement rejoint les éclaireurs de Murailles Music et annonce un nouvel album pour mai.
Ce soir, c’est d’abord un peu timidement que les spectateurs s’avancent jusqu’à la scène où le garçon s’installe derrière un synthétiseur Korg rouge (celui de Léo Prud’homme des Fat Supper ?). Mais en deux phrases à peine, le musicien se met tout le monde dans la poche, en expliquant qu’il lui a fallu quasi douze heures de trajet pour venir jouer pour nous. Le ton est donné : le garçon déconne, joue les funambules sur le fil entre (auto-)dérision et sérieux, commence son premier morceau inspiré d’un écrit de Marguerite de Valois (la Reine Margot) Nos deux corps sont en toi, juste en piano-voix et déjà il se passe quelque chose. Est-ce parce que les écarts entre la voix et les accords sont parfois très légèrement dissonants, prennent des virages qu’on n’attend pas ? Est-ce à cause de cette voix qui voltige, monte à plusieurs reprises, s’échappe et s’accorde la liberté de la fragilité ? Ou de ce final chanté qu’on se surprend à rapprocher des accents aussi émouvants que libres de l’essentiel Robert Wyatt (la fin de Sea Song) ? On a d’ores et déjà l’oreille accrochée et le sourire intrigué.
Histoire de ne pas nous laisser nous attendrir, le garçon se saisit de son téléphone pour y lancer une boîte à rythmes, ose une comparaison avec Beyoncé et Kanye West, et entame un Fuck plutôt jubilatoire, sorte de punk lo-fi (clavier et boîte à rythmes sur téléphone) rafraîchissant et jouant faussement le grand écart avec le morceau précédent. Sur La boucle en version tout aussi directe (clavier et téléphone), on s’aperçoit que si les morceaux sont joués en version solo et dépouillée, ils tiennent tout autant debout. La preuve une nouvelle fois des qualités de composition hors pair du bonhomme. Qui peut bien se cacher sous des boutades (les parties de Cuarenta à Buenos Aires, l’arrangement funk, le pathos babos ou le groupe dans le téléphone voire le mec de sa cousine), on n’est pas dupe. Ses morceaux, même en version chair sur les os (La cuarenta, Tu m’as quitté) sont de parfaites gemmes pop.
Et même : Julien Gasc peut bien se permettre d’adapter Harry Nilsson sur Ensemble dans le plus simple appareil, ou de reprendre Marcos Valle Capitão de indústria, on adhère tout pareil. Canada, dédié à sa cousine (celle qui est avec son mec), prend d’ailleurs aux tripes (Grand-père, je t’aime tellement, ne t’en vas pas) sous ses allures là encore faussement désinvoltes et banales. Il faut dire que la façon de chanter le français en changeant l’accent tonique des mots (au diable ces finales) transforme la langue en véhicule/matière pop. Décidément, ce garçon est un talentueux orfèvre. Et les nouvelles chansons qu’il présente (issues d’un split avec les popeux de Born Bad, Emile Sornin de Forever Pavot et Dorian Pimpernel ou du futur album), se révèlent elles aussi de haut vol (chouette final acrobatique en onomatopées, trompette vocale jouée bouche fermée et on en passe).
Douces amères, délicatement zinzins, flanquant un coup de pied dans la fourmilière pour un fuck bien senti, s’autorisant la dérision, le français décomplexé, la fraicheur et la spontanéité, les chansons de Julien Gasc se permettent de faire mouche à chaque fois. On gage qu’il en est de même pour les auditeurs alertes et curieux de ce vendredi au 1988 Live Club, que le garçon a su progressivement fasciner (quitte à chanter a capella pour faire taire les bavards). Pour preuve le silence attentif et la qualité d’écoute que le musicien a petit à petit gagnés. Tout ça nous met au final parfaitement sur les rails pour goûter la prestation des Nantais-Rennais qui enchaînent.
The Patriotic Sunday
On vous a déjà dit tout le bien qu’on pensait du projet d’Eric Pasquereau (Papier Tigre, La colonie de vacances) The Patriotic Sunday, qu’on suit sur disques et en concerts avec la même délectation depuis plusieurs années (avec même comme ce vendredi, la chance de l’interroger sur sa musique -interview à paraître très prochainement sur nos pages ; en attendant vous pouvez également lire la précédente là-). La faute à une pop mélancolique et personnelle, particulièrement baroque dans sa forme, qui favorise les changements de rythmes à l’intérieur d’un même morceau, les suspensions qui donnent aux chansons un deuxième, voire un troisième souffle. Car si la musique d’Eric Pasquereau est facile d’accès au premier abord, elle se déguste comme un millefeuilles, en savourant progressivement chacune de ses strates, souvent inédites lors des premières écoutes.
Pour son troisième ouvrage, Actual Fiction (2011) le musicien s’était adjoint les services d’un de nos trios préférés, entendez La Terre Tremble !!! (retrouvez l’interview de La Terre Tremble !!! ici ), autres experts des suspensions et des chansons aux mille directions, spécialistes de ces carrefours inattendus qui font bifurquer les morceaux, parfois en épingle à cheveux, parfois sur une courbe toute en douceur. On n’était donc qu’à moitié étonné de retrouver ces trois-là avec Eric Pasquereau (leur compagnon sur Murailles Music), tant les quatre musiciens semblent avoir des accointances avec une musique exigeante et bourrée de nuances. La sortie d’All I Can’t Forget à l’automne dernier, avec toujours deux La Terre Tremble !!! (Paul Loiseau à la batterie et aux chœurs, Julien Chevalier à la guitare électrique et aux chœurs), mais également Julien Lefeuvre à la basse et aux chœurs et Léo Prud’Homme au piano (ainsi que le talentueux Tom Beaudelin/Bodlin au saxophone sur quelques morceaux), n’a fait que confirmer l’excellence de cette pop intimiste et doucement retorse qui n’arpente jamais les sentiers rebattus, mais touche directement au cœur par ses chemins de traverse.
On était donc plus qu’impatient de retrouver nos 5 joyeux drilles, d’autant que comme le confiait Eric Pasquereau aux copains de Rennes Musique « Le live que l’on propose en ce moment est sûrement la meilleure version du live de The Patriotic Sunday. » Alors autant lever le suspens tout de suite : on p***** de confirme. Il faut dire que dès le premier titre, Home is where the town stops, les hostilités sont lancées avec une classe infinie : titre à tiroirs, plein de parties qui s’enchevêtrent, qui passent de chœurs suspendus (impressionnants de justesse, ces garçons, il faut le dire !) au dépouillement d’une guitare et de la voix tout en douceur d’Eric Pasquereau, de coups de boutoirs électrifiés électrisant nos oreilles à des breaks, en veux-tu en voilà, un coup à la basse, un coup à la batterie, et que je te retombe sur les pattes sur les chœurs.
Mais à la différence, peut-être, nous semble-il, des années passées, les diverses directions apparaissent moins comme des ruptures ou des virages à angles aigus. Ou pour le dire autrement, le plaisir essentiel n’est plus dans le virage mais dans le nouveau paysage que ce dernier découvre et donne à voir lorsqu’on le franchit. Comme si The Patriotic Sunday, sans rien renier de son ADN cubiste avait en même temps gagné en fluidité sur cette nouvelle version live.
Sur All i can’t forget qui suit, exit l’echo sur la voix d’Eric Pasquereau (par rapport à l’album), mais toujours la même délectation à se prendre en direct cette qualité des compos : une douce mélodie accompagnée de quelques accords au piano et à la guitare, rehaussée subrepticement par la guitare claire de Julien Chevalier, avant un dialogue sautillant guitare électrique/batterie par les deux La Terre Tremble !!!, un léger durcissement de tons seventies et des arrangements (cavalcade classieuse à la batterie, accords au piano, choeurs en lalalalala) qui possèdent le même bagage génétique que le Sergent Poivre. On écarquille les oreilles de bonheur et notre Garbage Truck favori, qui suit, ne risque pas de modérer notre enthousiasme. Ce morceau est juste sublime, avec ces chœurs en ping pong qui servent de tapis à la mélodie chantée par Eric Pasquereau. A la fois lumineux mais profondément mélancolique avec ce Korg sur lequel Julien Chevalier lance des notes déchirantes, le morceau est une de ces pépites pop pleines de facettes qui vous hante plus que durablement. Les arrangements, dont l’apport de Léo Prud’homme aux doubles claviers ou la basse très mélodique de Julien Lefeuvre, sont particulièrement bien sentis et on en redemande.
L’intro très Because-ienne d’A life Pursuit enfonce encore le clou, avec son chœur à 3 voix a capella et son virage mélodique qu’on prend tout en douceur à l’arrivée de la guitare. Aux percussions, Paul Loiseau est toujours aussi impressionnant : de sa batterie toujours aussi peu académique et minimaliste qu’il frappe aussi bien avec baguettes, maracas, balais ou mailloches, il relance, appuie, soutient, catapulte. Plus tard, sur A Set of Seemingly Disconnected Words, il colle un tambourin à clochettes sous son pied, pour encore enrichir le spectre sonore. C’est d’ailleurs l’une des réussites de ce nouveau live : l’incroyable richesse des timbres et des arrangements, qui au lieu de transformer les morceaux en magma-bouillie (comme on aurait pu l’attendre, tant les idées fusent) trouve un immense espace pour s’ébattre. On entend tout, rien n’est noyé. On a d’ailleurs rarement vu un tel équilibre dans un foisonnement aussi riche. Car la musique de The Patriotic Sunday n’est en rien minimale et épurée. Elle fourmille d’idées, mais qu’il s’agisse des géniales trouvailles de Léo Prud’Homme sur son Korg rouge ou son clavier (petites notes glissées, touches ou accords frappés, scansions rythmiques ou arpèges saupoudrés), des inventifs rebondissements de l’équilibriste élastique Paul Loiseau, de la basse monstrueuse de précision ronde et chaude de Julien Lefeuvre ou des contrepoints tricotés en mailles serrées sur la six cordes de Julien Chevalier (sans oublier les chœurs !) toutes ont l’espace nécessaire pour se développer. De la haute voltige.
En plus d’être composé de musiciens aux talents XXL, The Patriotic Sunday ose également désormais un set qui ne repose plus essentiellement sur l’énergie, mais se permet des accalmies, des pauses, des respirations. Le set y trouve un souffle bienvenu et y gagne paradoxalement en dynamisme. Après la légèreté de l’excellent Hounded Blues, aux sonorités sixties, la première partie de Serenade prend par exemple le temps de poser une ambiance (bien que différente de l’album) avant de (temporairement) durcir le ton. Tout comme A Set of Seemingly Disconnected Words (issu d’Actual Fiction, ainsi que Self Employment, joué plus tôt ; petites excursions dans le passé pour un set dans sa grande majorité composé des morceaux d‘All I can’t forget) qui commence sur un rythme à la fois enlevé et lancinant, met les freins sur le pont-refrain, puis repart quasi à toute bringue en alliant guitares un poil rugissantes et énergie chaloupée (si c’est possible !). Juste avant le doux et aérien The Evening Waltz, Death se fait plus heavy, avec cette intro basse-batterie (on adore le buzz roll -accélération soudaine de la baguette sur un temps) et ses développements tout en ruptures et scansions qui musclent le propos. Un titre plus loin, la maîtrise et l’intensité vocale d’Eric Pasquereau font merveille avant que le set ne s’achève sur la parfaite doublette The Rain Falls Hard/Light of Defeat. Au final, un concert qui se révélera fascinant de bout en bout et achève en point d’orgue une soirée de haute tenue.
Photos : l’irremplaçable Mr B.