Le mois d’août se termine doucement, vous voilà de retour à la maison ; exténué(e), mais déjà pressé(e) d’offrir à votre entourage les anecdotes pas-piquées-des-hannetons de vos pérégrinations estivales.
Halte-là, pas si vite ! Songez qu’en les distribuant à la volée dans une salle des profs ou à la terrasse du Café du Port, vous partagez la condition d’un auteur en période de rentrée littéraire : face à la surabondance de l’offre, pas facile d’exister.
Or ils sont nombreux ceux qui, comme vous, se sont fraîchement fait tamponner le passeport. Vous êtes-vous tapé l’haleine dégueulasse d’un douanier semi-débile et 4 jours de tourista impériale dans un hôtel miteux de Bangkok, pour vous faire voler la vedette par Jean-Phi et sa traversée de la Patagonie en scooter Piaggio ? Si l’idée vous semble intolérable, vous devrez user de quelques ficelles narratives pour transformer votre équipée vaguement sauvage en une épopée digne de Lawrence d’Arabie.
Bien sûr, c’est de la triche. Et bien sûr, le voyage à l’occidentale est une imposture : vous n’avez pas compris grand chose en vérité de ces contrées traversées en sauts de puce, d’un « point de vue remarquable » à une gargotte « pour manger bon et pas cher » recommandée par le Guide du Routard. Il aurait fallu pour cela plus de temps, de documentation, d’inconfort et, bon, vous êtes en vacances. Bien sûr, il n’y a rien d’héroïque à voyager quand il suffit de changer de méridien pour transformer l’argent de la CAF ou de l’intermittence en une manne quasi-inépuisable. Bien sûr, il y a quelque chose d’obscène à jouer les aventuriers avec 5000 dollars en poche le numéro d’Europ assistance à portée de main, quand des milliers de clandestins traversent le désert et la mer au péril de leurs vies, que des centaines de garimperos brésiliens franchissent à pied la forêt primaire guyanaise – pas même sous l’œil d’une équipe TV.
Pour autant, n’ayez pas honte. D’autres avant vous ont montré la voie. Nombre de nos grandes figures littéraires, comme l’explique Edward W. Saïd dans L’orientalisme, ont été des voyageurs calamiteux : ainsi de Lamartine qui disserte « avec une confiance suprême » sur la pensée arabe sans laisser paraître « aucune gêne quant à son ignorance totale de la langue. Tout ce qui compte pour lui, c’est que ses voyages en Orient lui révèlent que l’Orient est « la terre des cultes, des prodiges », et qu’il est son poète attitré en Occident. Sans la moindre trace d’ironie, il annonce : « (…) tout homme crédule ou fanatique peut y devenir prophète à son tour ». Il est devenu prophète par le simple fait de résider en Orient ».
Vous voulez, vous aussi, devenir prophète pour le prix d’un Paris-Kuala Lumpur ? Suivez le guide.
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Le guide s’appelle Matthias Debureaux. Journaliste et auteur, il a fait paraître en 2005 un petit bijou d’ironie pince-sans-rire intitulé De l’art d’ennuyer en racontant ses voyages et sous-titré : « Le manuel du parfait ‘exploraseur’ ». Avec un flegme mordant, il y met à nu les petits arrangements et les grands effets de manche qui permettent de rentabiliser, en termes de prestige et d’image, des heures d’attente sur les sièges trop durs d’une salle d’embarquement.
Hélas ! Ce petit livre de 43 pages est désormais introuvable, sauf à investir entre 50 et 80 euros sur le marché de l’occasion (via Amazon ou AbeBooks, par exemple). En attendant, un jour, une probable réédition, l’auteur a aimablement accepté que nous reproduisions ici quelques unes de ses recommandations pour faire de vos odyssées les plus lamentables une arme d’intimidation massive et « passer maître dans l’art d’appliquer avec douceur le baillon chloroformé de vos aventures. »
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C’est au retour, quand tout est fini, que tout commence. Restez sur vos gardes, évitez le faux pas et résistez à l’envie imbécile de vous jeter dans la baignoire.
« Négligez votre hygiène pour raconter la savane. Les premiers jours (…), conservez la tenue dans laquelle vous avez voyagé afin de faire humer l’air du large. (…) Le gel-douche abricot, c’est bon pour les touristes. (…) »De manière générale,
« Lovez-vous dans la position de revenant. « Revenir de… » est un statut à prolonger le plus tard possible. Nimbé d’une sorte de halo vibratile, vous êtes encore enduit d’embruns lointains ou de poussières des grandes terres vierges. Entretenez le flou et offrez perpétuellement l’illusion d’un retour de fraîche date. Ce laps élastique peut varier entre trois jours et six mois. »
Si, feignant d’ignorer votre bronzage cuivré et votre fumet sauvage, vos collègues persistent à ne pas solliciter le compte-rendu détaillé de vos aventures, prenez les devants :
« N’attendez jamais que l’on vous questionne pour relater un voyage. Il faut surprendre et provoquer la bonne occasion en dirigeant la conversation. (…) Une recette appréciable consiste à insinuer sur un air badin un propos tel que « c’est comme l’Afrique, ça ne se raconte pas… » afin d’exciter la curiosité de votre auditoire. »C’est le moment de leur signifier ce qui, radicalement, vous différencie d’eux :
« Contrairement à vous, tant d’autres n’auront jamais le courage de tout plaquer pour le grand saut. »
Ne leur dites pas que vous êtes partis à la faveur conjuguée d’une déception sentimentale et de soldes massifs sur les vols Easyjet, vérifiant en cela l’aphorisme du romancier Edward Dahlberg : « Quand quelqu’un se rend compte que sa vie ne vaut rien, soit il se suicide, soit il voyage ». Racontez plutôt que :
Vous avez envoyé une fléchette sur un planisphère pour choisir votre destination, ou alors plus cash : « J’avais mille euros en poche, deux mois à tuer et envie d’en prendre plein la gueule ».
En fait, pour vous, c’est une philosophie de vie :
« Propagez votre définition du voyage. Inventez des proverbes tibétains ou reprenez des citations célèbres sur le modèle de « voyager c’est… », « parler avec des hommes d’un autre siècle », « … mourir un peu », « … une grande claque à l’intolérance », « … réapprendre à être humain », « … un acte de goûteur », « … une grande introspection ». (…) Vous partez pour vous « emplir du monde », « appréhender l’âme d’un peuple » ou « apprivoiser l’Ailleurs ».
Vous n’en êtes d’ailleurs pas à votre coup d’essai et plus rien ne vous fait peur :
« Égrenez les destinations frissonnantes comme le Nicaragua, Salvador ou Haïti. Omettez de préciser que vous avez donné votre code confidentiel de carte bleue à de faux policiers dans la première demi-heure de votre arrivée à Bogotá. Préférez ébruiter qu’il vous est arrivé de côtoyer des truands colombiens. «
Des chics types, comme tous les gens que vous avez rencontrés. C’est même pour eux que vous voyagez.
« Clamez votre soif de l’autre. Vos intentions premières : venir à la rencontre des populations et les voir dans leur authenticité. (…) Après une semaine de plongée à Patmos, considérez-vous à moitié grec. Même si vous n’avez trouvé pour compagnon de discussion qu’un informaticien luxembourgeois et un étudiant en comptabilité du Mans, exaltez votre relation fusionnelle avec le pays : « Je suis venu en Inde, je reviendrai pour les Indiens ».
À propos des Indiens – ou des autres-,
« Réhabilitez le mythe du bon sauvage. Ne tarissez pas d’éloges sur la gentillesse de la population locale. Une gentillesse qui se voit dans le regard. Des êtres terriblement attachants, pleins de joie de vivre, agréables et disponibles (…), très dignes dans leur misère et qui ont un grand nombre de leçons à donner à nos sociétés dites « développées ». Osez les métaphores : « Aux Philippines, les gens ont des papillons de bonheur sur l’épaule ». (…)
« Insistez sur l’hospitalité légendaire de la population locale. Valeur applicable à beaucoup d’endroits car rares sont les pays où l’on est accueilli à coups de trique. Au contraire, les locaux ont témoigné d’une insatiable curiosité à votre égard : « Where you from ? What your name ? First time in… ? » Même si vous avez été poursuivi par des faux guides ou entendu que des « Taxi Mister ! » sur votre passage, remémorez ces embuscades du cœur. Ce sont autant de bras qui se tendent vers votre auditoire. »
« Réalisez un casting impitoyable. Choisissez de vrais gens et des petits métiers perpétuant des traditions centenaires (ermites des taïgas, sherpas de Khumbu, éleveurs de yacks) en feignant de croire que les huissiers de justice et les agents d’assurance n’existent pas à l’autre bout du monde. Rappelez la joie de vivre du berger dropka des hauts plateaux, la patience du nettoyeur d’oreilles de Bombay ou le rayonnement de la vendeuse de fruits de Phnom Penh mais jamais celui du guichetier qui a changé vos travellers chèques. »
Méfiez-vous ! Vous n’êtes pas tout-à-fait le seul à avoir contemplé la pyramide de Khéops au coucher du soleil. Assurez vos arrières :
« Dénigrez les touristes. Fouettez la « bronzaille ». Martelez que vous préférez voyager « intelligent » et marquez bien votre distance avec le visiteur moyen qui est transporté avec ses certitudes et sa peur panique d’être déstabilisé. (…) Ayez en mémoire une formule choc pour exprimer la différence entre le voyage et le tourisme : c’est comme faire l’amour et se faire une pute. »
L’auditoire est groggy ; votre collègue de bureau, rouge de honte, se jure de taire à jamais son séjour all inclusive dans un club sur la mer Egée. Ce n’est pas le moment de faillir, portez l’estocade :
« Épiloguez sur le voyage qui a changé votre vie et votre façon d’appréhender le quotidien. Celui dont on ne sort pas indemne. (…) Et puisque vous avez fécondé le monde, optez pour un dénouement comme « finalement, on se rend compte que… la nature humaine est universelle », « nous avons peut-être le bonheur matériel, mais là-bas, ils ont le vrai bonheur et la vraie vie ».
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« De l’art d’ennuyer en racontant ses voyages », par Matthias Debureaux, devrait être offert à titre prophylactique à tous les voyageurs de retour sur le sol national. En attendant qu’il soit de nouveau disponible, n’hésitez pas à faire œuvre de salubrité publique en partageant ce billet avec tous vos amis de la brigade Quechua © ; pour les aider à redescendre, d’un même coup, de leur nuage et de leur piédestal.