Ecrivain sourd et professeur d’histoire-géo à Paris VIII, Fabrice Bertin était l’invité des Champs libres le 10 février pour la conférence « Sourds et entendants : à la croisée des deux mondes ? »
« Il existe deux points de vue pour les sourds. Le sourd vu comme une paire d’oreille à réparer. Et le Sourd, reconnu en tant que personne appartenant à la communauté sourde », explique Fabrice Bertin, en Langue des Signes Française (LSF), lors de la rencontre. Une rencontre particulière puisque plusieurs interprètes sont présents : un pour traduire en LSF les questions posées par l’animateur du débat, Arnaud Wassmer, et un pour traduire à l’oral, les réponses de l’écrivain. Ce dernier attache beaucoup d’importance à la langue des signes et à son histoire. Il prône la culture sourde qui selon lui est dominée par les entendants. « On parle de communauté depuis peu. Il y a une oppression sur les sourds. Dans l’Histoire de France, on retient ce que la majorité veut montrer. Et les sourds font partis d’une minorité invisible », déclare-t-il. Les deux mondes se côtoient depuis longtemps mais ne se connaissent pas. En effet, la LSF est reconnue seulement depuis la loi du 11 février 2005.
Une communauté clandestine ?
Au XVIIIe siècle, l’abbé de l’Epée (Charles Michel de l’Epée), un entendant, devient un personnage important dans l’histoire des sourds. C’est lui qui a donné une valeur aux signes en travaillant avec des enfants sourds. « Sa mission était de les instruire et non de les « sauver ». Il s’est réellement imprégné des signes des enfants », explique Fabrice Bertin. Quelques années plus tard, l’abbé invente les signes méthodiques. Mais la langue sera combattue après le décès de ce personnage. Et le combat sera mené par Itard, en 1800, qui instaure une vision très médicalisée « qui nous fait beaucoup rire ». Mais un rire jaune tout de même. Car Itard a pour idée de soigner la surdité et d’abandonner toute pédagogie autour de la langue des signes. Chocs et rires dans la salle de conférence lorsque le public découvre les raisons qui poussent Itard : « La langue des signes pourrait poser des problèmes de santé ». Les gestes favorisant les maladies pulmonaires…
En 1880, le congrès de Milan met définitivement fin à la LSF en l’interdisant complètement. « C’est un date très symbolique. Ce congrès a été très destructeur pour la suite. On est vraiment passé à de l’oralisme pur », rappelle l’invité. Il faudra attendre plus d’un siècle pour que la langue de signe reprenne un minimum de reconnaissance. Entre temps, les sourds ont continué de l’utiliser, « les associations sportives ont commencé à se développer, la presse aussi ».
La reconnaissance ?
Oui, en février 2005, la loi sur le handicap est mise en application : « la loi reconnaît les personnes sourdes comme des personnes handicapées. Et ça, ça me dérange ». Fabrice Bertin demande à l’interprète de ne plus traduire ses gestes. Il continue pourtant de son côté à dialoguer en LSF. « C’est qui l’handicapé maintenant ? », demande-t-il après de longues secondes de silence. Son message est passé. Il revient alors sur les droits de la loi.
Les enfants sourds peuvent désormais recevoir une éducation bilingue « mais concrètement ce n’est pas le cas ». L’oralité est encore trop présente à son goût dans l’apprentissage des petits. Il y voit un parallèle avec le temps des colonies : « Les pays colonisateurs ne demandaient pas leurs avis aux pays colonisés. Ici, c’est pareil. Les entendants imposent dès l’enfance l’oralité chez les sourds. Ils pensent qu’il n’y a que ça à faire pour que les sourds soient intégrés ». Pour « casser ce déni » et « montrer la surdité sous toutes ses formes », il a créé la collection Surdité. Une collection publiant les livres à destination des sourds.
Les revendications
Pas question de se plier aux bonnes volontés des entendants qui ne prennent pas en compte le Sourd comme personne à part entière ! Il justifie son côté « rebelle » : « Nous vivons dans un monde visuel. Toutes nos expériences sont visuelles. Notre communication est également visuelle par conséquent ». Une logique qui n’est pas partagée par tout le public. « Je suis fille de parents sourds qui n’ont pas pu apprendre la LSF puisqu’elle était interdite. Je trouve dommage de se battre pour une communauté en particularité. Il y a là la notion d’étiquette. Je pense qu’il faut se battre pour l’égalité », explique une spectatrice. Dans l’esprit de Fabrice Bertin, se battre pour la reconnaissance d’une communauté n’est pas excluante. « En Bretagne, il y a un fort esprit breton. Pourtant, les habitants appartiennent aussi à une Nation », se défend-il.
Education bilingue, ouverture d’une unité spéciale pour les sourds au CHU de Poitiers en avril prochain… Des progrès sont à noter. Néanmoins, Fabrice Bertin ne peut s’empêcher d’être agaçé par la lenteur des avancées en matière d’acceptation des sourds, de leur culture et de l’histoire. « Je suis triste qu’en 2011, nous en soyons à discuter de l’accessibilité à l’éducation », conclut-il, « Même si les choses avancent, c’est trop lent. Ce sont des combats extrêmement longs ». Il remet en cause la vision occidentale qui « force l’expression orale ». Sur 4 millions de sourds en France, « entre 800 000 et 1 000 000 d’entre eux utilisent la LSF. Mais qui fait les statistiques ? »…