Vendredi soir à l’Antipode, c’est soirée « Ich bin ein berliner » … Conçue comme un hommage aux belles pages de la scène musicale allemande défricheuse des années 70, la soirée se partagera entre un concert par les étudiants du département musiques actuelles amplifiées du Conservatoire de Rennes, et une conférence sur le sujet par Eric Deshayes, auteur d’un ouvrage d’érudition sur le sujet.
Alter1fo: Vous êtes l’auteur, aux éditions « le mot et le reste » de deux ouvrages, « L’Underground musical en France » et « Au-delà du Rock: la vague planante électronique et expérimentale allemande des années 70 » ? d’où vient cet intérêt pour ces musiques?
Eric Deshayes: avant j’écoutais surtout de la Soul Music, du Rap de la Côte Est des Etats-Unis. Je n’ai jamais été très intéressé par le blues-rock. Au début des années quatre-vingt dix, quand je suis allé à la fac, j’ai commencé à écouter des choses comme Soft Machine, Gong, Amon Düül II, et en même temps beaucoup de jazz (Charles Mingus, Eric Dolphy, John Coltrane…). Mon intérêt n’a fait que s’amplifier pour le rock planant allemand et la scène underground française. C’était à un moment, les années quatre-vingt-dix, où le Post-Rock et l’electronica étaient en pleine effervescence. De nombreux groupes citaient Can, Faust, Neu! etc., comme des références. Et les groupes allemands des années soixante-dix ont vraiment été des pionniers dans une nouvelle façon de faire de la Pop Music qui se détachaient complètement des modèles anglo-saxons, de la tendance blues-hard-pop-rock. Ils ont été des pionniers dans l’électronique, dans l’exploration de nouvelles formes musicales très ouvertes, très libres. Et là on rejoint le free jazz, qui n’est surtout pas a réduire à une esthétique de saxophones hurleurs, mais à une réelle ouverture à toutes les musiques du monde. En France, c’était un peu pareil même si ça a été beaucoup moins foisonnant, moins soutenu par des producteurs avisés. Mon intérêt a donc toujours été à la fois historique et esthétique : découvrir des musiques vraiment nouvelles qui reflétaient une époque de bouillonnement artistique.
Alter1fo: Vous évitez le terme de « Krautrock » ( « rock-choucroute ») dans le titre et le sous-titre de votre ouvrage. Pourquoi?
Il y a plusieurs raisons. D’abord, cela me paraît beaucoup plus explicite de parler d’un Au-delà du Rock, de cette façon qu’ont eu les Allemands de tracer de nouvelles voies hors des sentiers battus du rock que de parler de « Krautrock ». Et puis le long sous-titre du livre enfonce le clou avec « la vague planante, électronique et expérimentale allemande des années soixante-dix », où là j’évacue même le mot « rock ». C’est un soucis de précision et de clarté. Le mot « krautrock » est évidemment très bien pour faire vite, pour présenter un truc entre deux portes. Mais si on veut aller plus loin il faut insister sur la diversité des voies ouvertes : le planant, l’électronique, l’expérimental. Il est important de se détacher des étiquettes réductrices. De plus c’est un terme typiquement anglais. Les Anglais donnent des sobriquets à tout le monde. Les « Krauts », c’est les Allemands mangeurs de choucroute, de la même façon que les « Froggies », c’est les Français mangeurs de cuisses de grenouilles. « Rock choucroute » est une traduction trop littérale de « Krautrock ». Il faudrait plutôt parler du « rock des mangeurs de choucroute » ! En tout cas c’est comme cela que les Allemands le comprennent. On ne peut plus vraiment se passer de ce terme pour introduire les choses, mais il faut garder à l’esprit que les musiciens allemands eux-mêmes ne l’appréciaient pas tellement… C’est quand même un terme basé sur un cliché éculé.
Quel seraient pour vous les « trésors cachés » de la production musicale allemande des années 70?
Les grands « classiques » de cette production allemande restent pour moi de vrais trésors cachés parce qu’il m’a fallu du temps pour les découvrir. Je trouve qu’ils sont encore insuffisamment connus et qu’ils sont inusables : Phallus Dei d’Amon Düül II, Tago Mago de CAN, Malesch d’Agitation Free, Zuckerzeit de Cluster, Celestial Ocean de Brainticket, Irrlicht de Klaus Schulze… Ce sont des créations musicales démentes et il faut entretenir la flamme pour qu’un tel niveau d’inventivité dans la Pop Music soit connu et partagé. Qu’il ne soit pas réservé à un cercle restreint de connaisseurs. Ce sont des richesses du XXe siècle au même titre qu’In a Silent Way de Miles Davis, A Saucerful of Secrets de Pink Floyd, Third de Soft Machine, What’s Going On de Marvin Gaye ou encore To Be Continued d’Isaac Hayes.
Quels artistes postérieurs à cette vague vous semblent les plus marqués par les groupes allemands?
Ce n’est pas évident à dire, justement parce que les voies ouvertes sont très diverses. Concernant Kraftwerk par exemple, qui citer en particulier parmi tous ceux qui ont été influencés ? Toute la Synthi-pop des années 80, la Techno (surtout à ses tous débuts avec l’électro new-yorkaise en fait). J’adore l’album Lost In Space de Jonzun Crew, de l’électro-rap publié par le fameux label Tommy Boy en 1983. Récemment j’écoutais Arabology de Yas, produit par Mirwais (qui a également produit Madonna). Il y a dessus une sympathique reprise de Kraftwerk. Evidemment il y a eu les albums de David Bowie en partie enregistrés à Berlin, tout particulièrement Low et Heroes. Côté « post-rock, les références à CAN, Faust, Neu! étaient nombreuses. On peut citer Tortoise. Leur album TNT ressemble énormément à l’album Osmose du groupe allemand Annexus Quam. En fait plus que d’influence, ici c’est une liberté dans le développement de formes musicales. Il y a eu aussi toute la vague electronica (Mouse On Mars, Tarwater…). Dans un autre genre encore, je suis fasciné par le double album Saturnzreturn de Goldie sorti en 1998, surtout le premier cd « Mother », un morceau long d’une heure qui nous fait passer de digressions cosmiques à des rythmiques Jungle. Je ne sais pas si Goldie a été marqué par les Allemands, mais c’est justement cette liberté qu’il prend dans l’installation de structures musicales hors normes qui est intéressante et qui est à retenir chez les Allemands.
Vous avez consacré 6 ans de travaux à cette étude. Pour quel autre mouvement musical ou artistique consacreriez-vous un tel travail?
Je ne me vois pas aujourd’hui repartir dans un travail de fourmi de plusieurs années pour explorer un mouvement musical particulier. Et pas parce qu’aucun m’intéresse, au contraire. Quand on voit par exemple le travail que fait Francis Falceto avec la collection Les Ethiopiques pour faire ressurgir des pépites de « rare groove » éthiopien du début des années 70, on peut ce dire qu’il y a encore beaucoup a découvrir. Ce qui m’intéresse plutôt aujourd’hui c’est de me pencher sur des problématiques plus généralistes liées à la musique, comme les échanges ou interactions entre différents courants musicaux. Au-delà du Rock et L’Underground musical en France m’ont amené vers ce genre d’éléments de réflexion que j’ai envie d’approfondir.
Antipode MJC, Vendredi 12 février
GRATUIT, 20h30
schön ! Ich bin ein click comme disait un groupe rennais bien fameux …