Un faux en écriture, lorsqu’il est commis par une personne dépositaire de l’autorité publique, est une infraction criminelle, jugée par une cour d’assises et punie de quinze ans de prison. On est donc loin, très loin, du simple rappel à la loi. Risquer une condamnation aussi lourde devrait être suffisamment dissuasif, sinon faire réfléchir à deux fois avant de passer à l’acte. Mais non, même pas ! Régulièrement, des policiers et policières se font attraper la main dans le pot de Tipp-ex pour avoir falsifié des procès-verbaux (lire ici, là, ou là, liste non exhaustive, NDLR). Bien souvent, ces affaires ont pu être dénoncées parce que, coup de bol, une vidéo a permis de montrer le caractère mensonger des dépositions. Mais combien d’autres sont passées sous silence, faute de preuves, ou tout simplement par manque d’intérêts des médias à relayer ce genre d’informations ?
Tenez, à Rennes, par exemple…
28 novembre 2020
C’est l’histoire d’un mec, enfin d’un mec… d’un jeune homme qu’on appellera Jérémy[1]. La vingtaine bien tassée, ce dernier fume tranquillement sa clope rue maréchal Joffre profitant ainsi des derniers rayons de soleil. Il faut dire qu’il est déjà 17 heures et la nuit tombe vite en cette saison. Fichu passage à l’heure d’hiver. Autour de lui, un accordéoniste joue quelques notes. On croit reconnaitre le thème de l’Eurovision. Encore plus loin, rue d’Orléans, du mobilier publicitaire éventré et des bris de verre jonchent le sol tandis qu’à coté, une fumée âcre s’échappe d’un reste de feu de poubelles circonscrit. Il faut dire que nous sommes le samedi 28 novembre 2020, et le deuxième rassemblement contre la loi de sécurité globale se termine, et se disperse dans le calme.+d1fos
Jérémy enregistre cette ambiance bucolique avec son téléphone portable. Des souvenirs, pour plus tard. Traveling sur la vitre de l’abribus brisée, zoom sur la rangée de CRS qui filtrent l’accès au centre-ville comme le feraient des portiers·ères aux entrées des bars huppés de la ville. Tout en continuant de filmer, il se dirige maintenant vers le boulevard de la Liberté, laissant derrière lui la place de la République qui se vide petit à petit. Et puis, sans crier gare, tout s’accélère. Jérémy se fait attraper. Violement. Sans raison. Son bras bascule vers l’arrière. D’un coup. Brutal. « Mais pourquoi, pourquoi ? » demande-t-il. Pas de réponse. Il ne comprend pas ce qui lui arrive sinon qu’on l’écrase méchamment. Clé de bras. Panique. Des flics l’entourent. Respiration haletante. « Étranglement, étranglement », crie ce témoin à côté de lui alors qu’on le force à se mettre à terre. Par réflexe, il tente de se dégager. Les flics renforcent leur prise et finiront par le remettre debout. Rapidement, il est embarqué. Direction l’hôtel de police du boulevard de la tour d’Auvergne, où on lui notifiera une infraction de rébellion. Ce soir-là, Jérémy avait prévu de fêter un anniversaire avec ses ami·es. Changement de programme. Radical. Il passera la « night » et l’« after » au commissariat, en garde à vue. Mauvais souvenir, pour plus tard.
29 novembre 2020
Une légère brise caresse son visage et l’air frais le réconforte. Immobile, Jérémy prend une grande inspiration tout en se roulant une cigarette. Clac du briquet. Première bouffée. Après avoir passé plus de 18 heures enfermé au commissariat, il est enfin libre, et le goût du tabac lui fait un bien fou. Tant pis pour les poumons. Expiration. Jérémy allume son portable, ajuste ses écouteurs et lance sa playlist favori. Musique à fond, il longe désormais la rue Pierre Abélard tout en lisant les nombreux SMS de ses ami·es qui demandent de ses nouvelles.
Encore désorienté par ce qu’il vient de se passer, il fait appel à Maître Delphine Caro (qui intervient principalement en Droit pénal, NDLR) pour préparer sa défense. C’est la première fois qu’il se confronte au monde judiciaire, autant bien s’entourer. Très vite, il avoue détenir une vidéo. L’avocate la visionne. Plusieurs fois. « C’est la fin du rassemblement. Quelques personnes manifestent encore, paisiblement. Il n’y a aucune tension, aucun affrontement, décrit l’avocate. Je constate qu’absolument rien ne légitime l’interpellation de mon client. J’avoue qu’à la lecture du dossier envoyé par le greffe correctionnel avant l’audience, je me suis dit que certains n’allaient pas passer un très bon moment au tribunal. »
En effet, rien ne va dans les déclarations des deux fonctionnaires de police figurant dans la procédure. Selon leurs procès-verbaux, ces derniers seraient venus à la rencontre de Jérémy pour effectuer un contrôle d’identité, car celui-ci portait son masque sous le menton. Le jeune homme aurait alors décidé de prendre la fuite haranguant la foule de lui venir en aide. Les deux policiers n’auraient donc pas eu d’autres choix que de recourir à la force pour le maitriser. Simple. Basique.
Mais les images ne mentent pas, et sont formelles. Il n’y a aucune prise de contact, aucun contrôle d’identité, aucune fuite. Seule subsiste la clé de bras et la violence d’une interpellation arbitraire. « Il n’y a rien qui colle ! Je suis face à un flagrant délit de mensonge, déplore Maître Delphine Caro. C’est assez déstabilisant quand on sait que l’on accorde plus de crédit à la parole d’un fonctionnaire qu’à celle d’un simple citoyen. Sans cette vidéo, la condamnation de mon client est inéluctable. »
L’avocate régularise auprès du tribunal des conclusions de nullité de l’interpellation (qui doit reposer sur l’existence d’un lien entre l’individu contrôlé et une infraction, NDLR) et sollicite la relaxe sur l’infraction de rébellion. Elle envoie également la vidéo à la juge en charge de l’audience. « J’aurais très bien pu montrer la vidéo que le jour du procès, jouant ainsi sur l’effet de surprise mais je voulais que la juge puisse préparer son dossier en ayant tous les éléments en main. Qu’elle puisse se rendre compte par elle-même que les auditions des fonctionnaires ne reflétaient pas la réalité. »
20 juillet 2021
Des mois passent. Les saisons aussi. Hiver. Printemps. Été… Alors que la France entière se force à oublier la crise sanitaire en postant sur les réseaux sociaux une photo de chaque verre bu en terrasse, le jour du procès arrive. Jérémy n’en mène pas large (qui le serait à moins ?) mais reste confiant. Ce soir-là, les couloirs de la cité judicaire sont déserts. Tout comme la salle d’audience, au grand regret de l’avocate. « On ne cesse d’évoquer une crise de confiance entre citoyen·ne·s et la police. Mais pour être respectée, cette dernière doit être respectable, et exemplaire. Cette audience allait pourtant démontrer le contraire et le caractère flagrant de fautes graves, soupire Delphine Caro. Elle avait donc une vertu pédagogique. »
De leur côté, les deux policiers se sont constitués partie civile. (On vous conseille la lecture de l’article de StreetPress sur le système bien huilé du business des outrages, ici, NDLR). Comme leur propre avocat, ils n’ont pas pris la peine de se déplacer. À quoi bon, tout semble être sous contrôle. Au cours de l’audience, la juge va s’agacer à plusieurs reprises de leurs absences. Elle aurait aimé les entendre, les mettre face à leurs contradictions et comprendre ce décalage si profond entre leurs déclarations et le contenu de la vidéo.
En face, le procureur tente de sauver les meubles. Il avoue du bout des lèvres l’absence de contrôle d’identité, et le manque de crédibilité des fonctionnaires. Par contre, il maintient l’infraction de rébellion. « Juridiquement, il a raison », indique Maître Delphine Caro. Car oui, tout aussi surprenant que cela puisse paraître, même illégale ou arbitraire, à chaque interpellation, il faut « se laisser faire ». Accepter, se soumettre, ne pas bouger, rester poli, courtois. « Bonjour, bonsoir, merci monsieur, au revoir madame ». C’est comme ça. Sinon gare aux représailles. « Lors de sa garde à vue, mon client a avoué s’être débattu, précise Delphine Caro, mais uniquement pour pouvoir respirer. La coercition de la clé de bras était trop violente. » Le jugement est mis en délibéré. Celui-ci tombera vers la mi-septembre.
Septembre 2021
Pour qu’un château de cartes s’écroule, il suffit d’en retirer une seule. Cette maxime ressemble à une métaphore de l’épilogue. Considérant que les fonctionnaires de police avaient menti, la juge a décidé d’annuler purement et simplement l’ensemble de la procédure. Autrement dit, c’est donc une vidéo filmant des policiers en action au cours d’un rassemblement contre la loi de sécurité globale, dont l’ex-très-contesté-article 24 devait restreindre fortement le fait de filmer des policiers en action, qui a permis de disculper Jérémy. La boucle est bouclée ! « Mon client est certes soulagé par ce résultat, nous raconte Maître Delphine Caro, mais encore une fois, sans la vidéo, il était condamné. Mon expérience me dit qu’il est de plus en plus nécessaire d’avoir des images pour se défendre face aux déclarations mensongères. Pourquoi ne pas constituer, à l’instar des street-médics, des groupes de vidéastes militant·e·s filmant chaque interpellation lors des manifestations ? » Pour Malik Salemkour, président de la Ligue des Droits de l’Homme, la réponse est vite tranchée. « Montrer comment intervient la police, est une nécessité dans notre démocratie+d1fos », insiste-t-il.
Comme une cicatrice mal refermée, cet épisode laisse assurément un goût amer. « Mon client a mal vécu cette injustice, explique encore l’avocate. Avant cette mésaventure, il n’avait pas particulièrement de grief à l’encontre de la police. Mais aujourd’hui, c’est l’inverse. Clairement, le lien de confiance est rompu. » Jérémy nous a avoué avoir pris ses distances pendant un temps avec les cortèges revendicatifs, de peur de recroiser les policiers qui l’ont malmené ou de revivre une mauvaise expérience. Un exemple de plus, s’il en fallait un, qui démontre que les violences policières et les arrestations arbitraires exercées au cours de ces dernières années de mobilisations (depuis 2016 en fait, NDLR) découragent fortement les citoyen·ne·s de descendre dans la rue (lire : Entre colère et culpabilité, ces Français qui renoncent à manifester par peur des violences, NDLR). Et si, finalement, il n’y avait pas de hasard et que c’était ça, le but recherché ?
En face, les policiers s’en sortent sans encombre. Pile, ils gagnent. Face, ils ne perdent pas. Pourtant, les conséquences d’un faux en écriture peuvent être dramatiques (préventive, condamnation à tort, inscription au casier judiciaire…) C’est d’ailleurs pour cela que les peines encourues sont plus élevées lorsqu’il est commis par un·e dépositaire de l’autorité publique. C’est une circonstance aggravante. « La décision dans ce dossier a une fin heureuse mais ces comportements doivent cesser et ne pas demeurer dans l’impunité », prévient Maitre Delphine Caro.
« Allô, Place Beauvau ? » C’est pour un signalement…
[1] Prénom modifié
L’anonymisation des policiers à Rennes : « C’est clairement un détournement de l’esprit de la loi… »
Un « no man’s land » juridique permet-t-il la vidéosurveillance depuis un hélicoptère ?