C’est une histoire locale mais dont la portée est plus large. Une histoire récente et qui pourtant, donnant à voir la vitesse du changement des dernières dizaines d’années, paraît lointaine. Ce n’est pas le cas.
Entretien avec Jean-Marc Paous, auteur de « La Course aux Canards ».
Pour commencer, est-ce que tu peux te présenter ?
Je suis né en 1952 en Algérie, et arrivé à Tinténiac en 1963, à l’âge où l’on rentre en sixième … J’aurais aimé être journaliste comme Tintin, mais je ne serai qu’animateur, car il fallait bien ne pas perdre sa vie à la gagner ! Et puis j’avais 2 atouts : la guitare et le goût du plein-air…. Pendant le secondaire, ce sont les études qui m’ont suivies, puis j’y ai pris plaisir, peut être parce que je les ai faites en formation permanente quand je m’interrogeais sur mes pratiques professionnelles. IUT, carrières sociales, Sociologie, Histoire avec une thèse encore en chantier !!!
Je suis passionné de bandes dessinées, de polar, de cinéma et de musiques des années 60- 70, ma période historique préférée avec la fin du dix-neuvième siècle. J’habite près de Lorient à Kervignac entre mer et campagne, marié à Elisabeth, j’ai 3 enfants, 2 petits-enfants. Conseiller pédagogique Jeunesse et Sports, je conseille les élus locaux sur les politiques à mettre en place pour les jeunes, je forme des professionnels de l’animation socio-culturelle et sportive dans le cadre de l’éducation populaire, monte des projets avec des jeunes et des associations. Je suis militant de toutes les utopies : humaniste et socialiste, tendance Jaurès. Brassens, Ferré, Renaud (qu’il faut soutenir avant qu’il ne soit trop tard), John Lennon, les Doors, Neil Young, Tardi, Franquin, Cabu, Loisel, Juillard sont quelques unes de mes références.
Quand et comment t’est venue l’idée de « La Course aux Canards » ?
Il y a une dizaine d’années en tentant de mettre sur papier des souvenirs d’enfance et d’adolescence.
J’ai la chance d’avoir gardé comme amis Gilles et Christian, deux protagonistes de cette époque, et, à chacune de nos retrouvailles toujours un peu arrosées (réveillon , anniversaire, etc …), on finit toujours par évoquer Tinténiac, notre jeunesse, nos rêves plus ou moins réalisés… Je me rendais compte que chacun d’entre nous, bien qu’ayant assisté aux mêmes scènes, que ce soit au collège, et dans nos activités en dehors de l’école, en avait un souvenir partiel et différent. Et puis, au fur et à mesure que j’écrivais, je me rappelais du café où j’ai grandi, des personnages qui le peuplaient, des attractions aujourd’hui disparues comme les bals, le Logis ou cette Course aux Canards dans le canal…
J’ai montré le manuscrit lors de stages d’écriture à des collègues totalement extérieurs à Tinténiac, au milieu rural, et qui m’ont tous encouragé. Je ne m’étais pas rendu compte que j’abordais aussi la cruauté des pairs dans les internats de l’époque, les bizutages, l’arrivée des Pieds Noirs que personne n’attendaient, mai 68, mais aussi l’acquisition de valeurs invisibles qui nous construisent à notre insu, issus de nos activités comme le théâtre amateur ou l’animation bénévole du club de jeunes, le Grenier, les sorties aux bals ou en boîte, qui ont forgées nos pratiques de solidarité, d’écoute, de respect, d’amitié.
J’ai donc corrigé, développé certains de ses aspects, avec l’envie de témoigner, de laisser une trace sur une époque, sans utiliser de jargon ethno-sociologique, alors que cette course n’est au fond que la description des premiers émois, les « premières fois » des jeunes issus d’une communauté sociale, dans une décennie donnée. Enfin, en passant à l’étape de diffusion publique, ce qui n’a pas été facile, car aucun éditeur n’en voulait (trop local donc faible tirage), j’ai tout réécrit au « je », gommé ce qui pouvait prêter à polémique, car le but reste de faire plaisir à des familles, à des gens qui ont joué des rôles essentiels dans la vie locale, et dont l’histoire officielle ne parle jamais ! Pour le reste et les bêtises avouées 50 ans après, il y a prescription !
Une des choses qui m’ont le plus surpris c’est le mode de vie des gens de cet endroit-là (entre Rennes et St Malo) dans les années 60. Je suis né au début des années 70 et apprendre que quelques années avant, les gens lavaient leur linge dans le canal, c’est un peu vertigineux. D’après toi, l’histoire « populaire », c’est-à-dire celle racontée par les gens qui l’ont vécue directement, ça permet d’expliquer aussi des trucs de base pour que ceux qui sont arrivés après, pour qu’ils puissent situer les changements, entre autres ?
Entre autres, oui … L’histoire officielle a toujours été faite par des élites qui savaient lire à partir d’archives qui elles-mêmes sont triées, classées, accessibles ou pas. On a longtemps enseigné les dates, qui tombaient comme un couperet, déterminant le avant et le après. Or depuis Braudel et l’école des Annales, on sait que les processus sont un peu plus longs. Et même avec de meilleures intentions que les historiens bourgeois à la solde du pouvoir, les marxistes ont fait des dégâts : en parlant au nom du peuple, en confisquant ou en s’appropriant leur parole, comme si le peuple était unique et unanime. Bref, les limites de la grande histoire qu’on qualifie aujourd’hui d’historiographie.
Dans l’exemple que tu donnes ce n’est pas si simple.
Le bourg s’équipe en eau courante en 67-68 mais avant, (depuis les années 30-40 voire avant) certains ont déjà l’eau chez eux, les plus riches, les équipements publics, les commerçants, qui ont eu les moyens de faire raccorder leurs puits par des conduites, des robinets, des douches. Certaines familles peuvent dire qu’elles n’ont jamais vu leur grand mère laver au canal, ce qui est vrai. Même si une partie des plus riches le donnait à laver à des laveuses.
Et puis, il y a des femmes (Mme Cutté par exemple) qui, par habitude, par résistance au changement, ou autre, ont lavé au canal jusqu’au milieu des années 70, alors qu’elles pouvaient très bien ne plus avoir à le faire. D’ailleurs, à chaque fois que les lavoirs, qui n’étaient plus entretenus, devenaient dangereux, la municipalité était bien obligée, sous la pression de quelques laveuses, d’en refaire un ou deux.
Lorsque j’ai commencé ma thèse d’histoire, il y a quelques années, (les formes de sociabilité des jeunes entre Jules Ferry et Léo Lagrange dans le Morbihan) j’ai cherché en vain des matériaux qui parlaient des jeunes « du point de vue des jeunes ». Il n’y avait aux archives du Morbihan que 2 ou 3 journaux intimes écrit par des petits bourgeois aussi mal dans leur peau que le Grand Meaulnes ou Julien Sorel, et qui ne m’apportaient rien de plus que les héros de ces romans.
C’est donc une des raisons pour laquelle j’ai tout réécrit au « je », en apportant un témoignage qui a (par le travail collectif que j’ai engagé avant avec mes potes) obtenu l’agrément de plusieurs personnes qui peuvent dire « ah c’est comme ça que ça s’est vraiment passé ! »
L’histoire populaire, c’est ce que fait le peuple, qui n’a toujours obéi que contraint et forcé à ses dirigeants, celles des catégories sociales dont on ne parle jamais car les élites réécrivent l’histoire à leur manière. Voir les très bonnes BD de Davodeau (Rural, les Mauvaises Gens, Lulu femme nue) ou « l’histoire populaire de l’empire américain » de Howard Zin, ou bien encore La communauté de Tanquerelle et Benoit chez Futuropolis.
Quelle place as-tu voulu donner à l’Algérie ?
C’est pas l’Algérie en tant que telle qui prend une place, mais son départ … Etre pied noir c’est une identité. Je suis issu d’ancêtres espagnols, allemands, français. La guerre d’Algérie fut un traumatisme pour tous, soldats du contingent, peuple algérien, Pieds Noirs, tous trahis politiquement, et un sujet tabou. C’est plus l’arrivée en Bretagne qui est décrite, avec la peur de l’étranger, les amalgames, les rejets, voire des manifestations de racisme au lycée, mais aussi des phénomènes positifs, de ceux qui venaient vers moi alors que tout aurait pu nous opposer.
J’avais viré ce premier chapitre que je trouvais trop intime puis l’ai réintégré à la demande de mon éditeur, qui dit que c’est parce que je suis pied noir que l’on comprend mieux ce qui suit … les chocs de cultures pour ma mère et ma sœur , etc … Notre intégration passa par le partage de la bouffe. Ceux qui avaient fait la guerre d’Algérie ou voyagé y avaient mangé du couscous, des charcuteries espagnoles, des merguez, ou des légumes comme les courgettes, les aubergines, les tomates, poivrons, pois chiches introuvables alors dans les épiceries et boucheries de Tinténiac. Et encore moins dans les jardins familiaux, qui ne connaissaient que les « pataches », navets, poireaux ou choux. Le capitaine des pompiers, Alexandre Communier, demanda à ma mère qui était une excellente cuisinière (on mangeait dans le café et les clients qui venaient à l’heure de l’apéro trouvaient que ça sentait bon, ils avaient aussi le droit de gouter de temps en temps !) de faire le repas des pompiers une fois par mois après les manœuvres. Elle commença par du couscous, puis ce fut une paella, une choucroute etc …Pour elle c’était des recettes ancestrales, elle-mêmes résultats de métissages de cultures en Algérie. Et puis elle était blonde aux yeux bleus, à l’image de son coté allemand, cela montrait aux autres que tout les Pieds Noirs n’étaient pas arabes, ni de gros colons.
Peux-tu nous parler des illustrations ?
Pas facile de répondre, sinon à travers la confiance que j’ai en mon ami Gwen Le Rest, le créateur de l’association éditrice « les Bédéastes Imageurs » qui a fait une très belle couverture à partir d’une aquarelle, bien dans le style des bouquins de la littérature jeunesse de cette époque. Les Bédéastes se sont transformés en éditeurs et, pour l’instant, leur travail, comme le mien, est totalement bénévole, mais les bénéfices iront à l’asso qui œuvre pour la promotion des jeunes dessinateurs (comme Yop qui vient d’avoir un article dans le Monde pour sa version manga d’Asterix visible que sur son blog !) et l’utilisation de la BD comme outil pédagogique de lutte contre l’illettrisme, et d’expression narrative. C’est pourquoi tous les animateurs de l’asso ont le BAFA, encadrent des stages BD dans les centres de vacances, et dans les établissements scolaires.
Pour être plus précis sur ta question, les illustrations sont le plus du bouquin. Chaque chapitre démarre par un dessin de 6 x 8 cm. On a procédé comme pour un scénario, c’est-à-dire que j’ai dû faire le synopsis de chaque chapitre scène par scène, puis proposer une image globale qui dans mon esprit résumait le mieux l’ensemble, puis la décrire le plus précisément possible, avec la taille et les positions des personnages. Chercher, trouver et fournir des documents photos ou cartes postales au dessinateur. Après Gwen effectue ses choix graphiques et me fait des propositions à partir de crayonnés. Je peux lui demander de modifier tel ou tel détail pour être le plus réaliste possible, mais je m’incline toujours devant la composition, qui est un exercice difficile ! Ce doit être une création originale qui doit obéir à la fois à des critères techniques et esthétiques, et respecter les vœux du scénariste !!!
Lui-même montre ses esquisses à ses potes dessinateurs qui l’aident à choisir entre plusieurs propositions d’angle de vue. C’est un vrai travail d’équipe ! Le seul regret c’est que la réduction des vignettes modifie la perception de l’ensemble et réduit aussi le travail de l’illustrateur. C’est pourquoi on en fera une expo, car la même image tirée en 21 x 27 ou plus grande reflète exactement le travail de bénédictin du dessinateur.
Comment fait-on pour se procurer le bouquin ?
Pour l’ instant, à partir du bon de commande (le demander auprès des Bédéastes Imageurs, Le Grannec, 29310 Locunolé), sur le site web de l’asso, ou par un message facebook sur la page des « bédastes imageurs ». Il fait 212 pages, en format 22,5 x 14 cm, comporte 18 illustrations originales, et coûte la modeste somme de 15 euros.
Si tout va bien, il sort le 10 décembre de l’imprimerie à 1000 exemplaires. On pourra le trouver à partir du 17 décembre dans différents points de vente à Tinténiac : mairie, médiathèque, maison de retraite, maisons de la presse, syndicat d’initiative. Cette liste va évoluer car la communauté de communes de la Bretagne Romantique se déclare intéressée, et mon ami Michel Delaunay recherche des points de vente sur les communes de ce territoire.
Mais sa sortie officielle va se faire le 17 décembre à 11h à la Médiathèque de Tinténiac, Gwen et moi y seront présents pour une séance de vente et dédicaces ce jour là. Venez nombreux !
Il est trop tôt encore pour annoncer d’autres points de vente dans les librairies de Lorient, de Quimperlé et de Rennes car j’irai les démarcher avec le bouquin quand il sera sorti. Mais s’il y a des pros intéressés à la lecture de l’entretien, qu’ils se manifestent auprès des bédéastes.
La Course aux Canards
Jean-Marc Paous
Les Bédéastes Imageurs
150p, 15€