Istanbul, 2027. Necdet vit dans la maison des Derviches avec son frère Ismet, membre d’un ordre islamique, un tarika. En prenant le tramway, le premier assiste à un attentat. Une femme se fait exploser en face de lui. Il en sort vivant mais est suivi par un microbot.
Can Durukan, 9 ans, possède aussi ce genre de machine. C’est sa fenêtre sur le monde car il doit rester chez lui, victime d’un syndrome du QT long : son cœur risque l’arrêt en cas de choc sonore trop important. On lui a donc mis dans les oreilles de quoi étouffer ce qui provient de l’extérieur.
Can communique néanmoins avec Georgious Ferentinou, un vieux grec habitant également dans l’ancien « couvent ». L’ex-chercheur en économie vit dans ses regrets, ceux de sa jeunesse révolutionnaire. S’il a créé une « bourse de la terreur », invitant à faire des paris sur les événements, ses manipulations d’argent sont sans comparaison avec celles d’Adnan Sarioglu.
Le trader travaille dans la compagnie Özer, responsable entre autres de fourniture de gaz. Sa compagne, Ayse Erkoc, dirige une boutique d’art, installée dans le batiment où logent les précédents personnages. Elle se voit proposer un million d’euros pour retrouver « l’homme mellifié », dont le corps aurait été conservé par le miel remplissant son sarcophage.
Quand à Leyla Gültasli, sa mission consiste à trouver des financements pour un projet de bio-informatique qui pourrait révolutionner l’humanité.
Comme pour « le fleuve des dieux » qui se déroulait, lui, en Inde, Ian McDonald multiplie les points de vue pour raconter un pays. Si l’on ajoute l’étrangeté des noms (pour la plupart des lecteurs d’ici), pas facile au début de resituer chacun. La prise de notes aidera le lecteur à petite mémoire. Approchant les 700 pages en poche, il faudra aussi dégager du temps pour ne pas picorer de ci, de là et perdre le fil du pourquoi du comment.
Ces précautions étant prises, on comprend aisément pourquoi « la maison des Derviches » a décroché plusieurs prix, dont celui qui nous est le plus cher : le prix Planète-SF des blogueurs.
L’Irlandais sait faire vivre un univers. D’abord parce qu’il a un réel talent dans la description : foisonnante sans être étouffante. Ensuite parce qu’il est capable de rendre intéressante la Turquie (pardon aux gens avec qui le chroniqueur a aimé travailler dans un quartier sud de Rennes), la bourse, les antiquités, la religion, toutes choses qui ne déclenchent habituellement pas notre enthousiasme.
Mais ce qu’il réussi le mieux, ce sont ses personnages. Plusieurs mois après la lecture, on se souvient encore avec plaisir d’Ajmer Rao ou Tal apparaissant dans le précédent roman susmentionné. De celui-ci, on gardera sans doute dans un coin de la tête ce petit garçon courageux et solitaire, ce vieil amoureux qui attend sa revanche ou cette femme magnifique qui fait parler les objets. Aucun n’est raté. Même les secondaires apportent quelque chose.
McDonald est un des meilleurs auteurs actuels de SF, cette littérature qui imagine demain : les cepteps (mieux que les smartphones), les nanotechnologies (qu’on sniffe pour se motiver, booster sa mémoire, acquérir une personnalité), les attentats, la chaleur omniprésente, c’est crédible. A tel point que l’apparition des djinns pourrait sortir du cadre rationnel, on n’aurait rien à y redire. Dans cette œuvre, demain est d’ailleurs plutôt optimiste.
Mais la science-fiction, c’est aussi le genre qui pose des questions. Comme celle-ci : Où est l’Europe ?
La Maison des Derviches
Ian McDonald
Folio SF
696p
9,50€
Ils sont 5 survivants réunis pour une psychothérapie de groupe par le Dr Jan Sayer. Il y a Harrison, celui dont l’histoire a donné des livres pour enfants, Stan, le plus âgé, qui a échappé à une famille de cannibales, Barbara, marquée au plus profond d’elle-même par un graveur d’os, Martin, qui ne peut ôter ses lunettes et Greta, qui ne parle pratiquement pas. Ils vont se raconter, découvrir ce qu’ils ont en commun et faire, beaucoup plus, qu’échanger des paroles.
D’une histoire de 180 pages, il serait bien dommage de donner ici plus d’éléments. Daryl Grégory choisit avec ses patients les moments où ils seront révélés, au fur et à mesure des séances, des disparitions, des confrontations ou des complicités.
Pour qui s’est découvert amateur de nouvelles, ce récit classé à la catégorie novella a la bonne longueur. Celle d’une après-midi par exemple. Le temps de sourire : « Elle portait un t-shirt noir à manches longues, un jean noir, des Chuck Taylors tout aussi noires : la burka standard des goths. » Le temps de flipper surtout : entre concours de cicatrices et travail sur soi pour apprendre à vivre dans la peur et la douleur.
Dans le fantastique, le surnaturel n’a pas à s’expliquer. Sa question à lui : Qu’est-ce que vous êtes prêt à croire ? A peu près tout, peut-être, en 2015, et l’auteur convoque toutes les phobies de son pays : l’arabe, le redneck, l’indien, le sans-abri, les tornades, les sorcières, les sectes, la possession … tout en jouant avec les références (l’Odyssée de l’Espace, Lolita …).
Mais le plus attendu et le plus réussi, ce sont bien sûr les relations entre les personnages. Comment ils se voient, comment ils se pensent vus, jugés, crus, comment ils se parlent, s’entraident ou se repoussent.
Avec tant de réussite la fin peut se permettre d’être un peu en deçà, les livres c’est comme l’amour : l’important ce n’est pas la conclusion, du moment qu’elle ne gâche pas le reste.
D’ailleurs ici, c’est encore plus pareil : après l’histoire on a droit à un échange (avec l’auteur), trop court, mais qui donne envie d’avoir déjà le prochain livre de Daryl Gregory aux éditions du Belial, on les achèterait presque rien que pour les couvertures d’Aurélien Police. En attendant, on va enfin se procurer « L’Education de Stony Mayhall », le précédent.
Dans les jours où cette chronique est rédigée, on apprend la mort de Wes Craven. Le réalisateur travaillait sur l’adaptation du roman de Gregory. Peut-être que depuis l’autre côté il aura une influence sur le projet.
Nous allons tous très bien merci
Daryl Gregory
Le Bélial’
181p
16€