Vous faites peut-être partie de ces chanceux qui ne connaissent pas encore Locas. En ce cas, sachez que des centaines de lecteurs vous envient : il vous reste un monde entier à découvrir, des centaines de pages de dessins sublimes à imprimer sur vos rétines, des scénarios à remettre dans l’ordre, des ellipses à combler, des personnages à vous attacher. On aimerait parfois être ce lecteur qui ne sait pas encore à quel point ce comic book va être important dans sa vie. Pour autant, s’il fallait choisir, on ne voudrait jamais revenir à la vie d’avant, celle d’avant Hopey et Maggie.
Parfois, on se glisse pourtant dans la peau de ce lecteur à qui il reste tant à découvrir. Quand un nouveau tome des aventures latinos de Huerta est publié en français. Fin septembre, on a donc frémi d’impatience avant de se rendre chez notre Bdiste préféré pour y découvrir le quatrième tome de Locas. On a patiemment attendu d’être sûre d’avoir un vrai moment tranquille pour enfin plonger dedans. Parce que Locas, ça se dévore et ça se déguste à la fois. Et ça se relit ensuite des dizaines de fois.
Love & Rockets
Au départ, il y a Love & Rockets, une série de comics écrite et dessinée par les frères Hernandez, d’abord entre 1981 et 1996, puis poursuivie ensuite après plusieurs années d’interruption. Love & Rockets, ce sont des histoires, relativement courtes, qui s’enchevêtrent pour former un ensemble cohérent. Deux séries évoluent au fil des parutions, Palomar, sorte de Comédie Humaine latino, dans une Amérique Centrale plus ou moins fantasmée, et Locas. Dans Palomar, Gilbert Hernandez déroule les aventures plus ou moins rocambolesques mais souvent tragiques et terribles d’une galerie de personnages poignants. On y hésite constamment entre telenovelas et tragédie.
D’apparence plus légère, Locas, dessinée par Jaime, retrace les aventures de personnages plus ou moins déjantés vivant dans la banlieue latina de L.A. Dont Maggie et Hopey. Pour autant, malgré son habillage fracassé et souvent loufoque, Locas est bourré de ces tranches de vie qui font mouche, de ces moments dont la vérité transperce les pages. A mi-chemin entre réalisme (une banlieue de Los Angeles avec ses gangs, la communauté latino par exemple) et surréalisme (il n’est pas rare de tomber sur un super-héros ou de croiser des milliardaires venus d’autres planètes), la série dévoile avec subtilité la variété et la vérité des rapports humains.
En 2006, le comic book a donc reçu le prix du Patrimoine au Festival d’Angoulême. Et on n’est pas étonné non plus que des gens aussi importants pour la bande dessinée indépendante américaine qu’Adrian Tomine ou Robert Crumb aient répété tout le bien qu’ils pensaient de Love & Rockets. On le sous-entend parfois, mais pas de Ghost world non plus sans Love & Rockets…
Locas
Locas, c’est l’histoire fragmentée de personnages plus ou moins déjantés de la banlieue hispanique de Los Angeles. Il y a Penny, la fantastique beauté qui a épousé le milliardaire cornu Costigan, Ray, figure masculine du perdant magnifique, les catcheuses Rena Titanon et Vicky Glory, vieillissantes et complètement délirantes, Rand Race, le plus bel homme de la ville et mécano pro-solaire (c’est à dire mécano de robots et engins plus ou moins spaciaux), Izzy Ortiz, la grande sœur gothique qui tourne légèrement de la carte, Viv, la bomba latina qui est un nid à emmerdes… et des dizaines d’autres tout aussi parfaitement croqués. Et puis surtout, Maggie et Hopey.
Maggie (de son vrai nom Margarita Chascarrillo, mais aussi appelée Mag, Perla, Perlita, etc. au fil des épisodes, ce qui complexifie parfois la lecture) c’est la romantique, la souvent trop gentille, qui fait attention aux autres et ne sait jamais trop où elle en est elle-même. Jolie, latina, toute en rondeurs (ce qui au fil des années la complexe de plus en plus, les pantalons qui craquent étant de plus en nombreux). Hopey (Esperanza Glass pour l’état civil), c’est la petite frappe, la punkette qui empêche le monde de tourner rond, qui ne s’étend pas sur ses sentiments alors qu’elle n’a pas la langue dans sa poche. Maigre, petite, insolente. Pourtant entre ces deux filles complètement différentes, c’est l’amour fusionnel. L’une ne va pas sans l’autre et l’autre ne vit plus sans la première. Même si au quotidien, ça frotte, ça râpe, ça grince, ça s’engueule. Tout au long des tomes de Locas, on découvre par fragments la vie de ces deux punkettes au fil de leur existence.
La chronologie est souvent malmenée, les flashbacks fréquents. Mais petit à petit, de parutions en parutions, le monde des deux jeunes femmes s’épaissit.
D’abord à cause des autres personnages tout aussi essentiels dans la genèse du Comic Book : certains épisodes leur sont totalement consacrés (on y apprend comment Penny a rencontré le milliardaire cornu Costigan, comment Izzy Ortiz a disparu plusieurs années au Mexique, comment elle s’est occupée de Maggie alors qu’elle était encore toute petite… etc.).
Ensuite à cause de ces épisodes centrés sur Maggie et Hopey insérés en dépit d’un déroulement chronologique, qui reviennent sur les événements antérieurs. Ajoutez à cela des ellipses temporelles qui donnent encore plus d’épaisseurs à ce mille-feuille narratif. Au tout début de ce nouveau tome, on découvre par exemple Hopey avec un bandeau de pirate sur l’œil. Rien n’est expliqué. Et au premier abord, cela passe presque inaperçu. Il faut attendre plusieurs pages avant d’en apprendre la raison.
En plus de cela, les histoires de Locas sont truffées d’intermèdes barrés. Entre deux histoires se glissent des épisodes totalement délirants : dans ce tome, on découvre par exemple l’émission de télévision de Julie Wree dont la nullité intersidérale du contenu n’a d’égal que nos émissions de télé-réalité…
Maggie Chascarrillo et Hopey Glass
Dans ce nouveau tome de Locas, sous-titré en français « Maggie Chascarrillo et Hopey Glass » (c’est mieux que le tome précédent pour lequel l’éditeur avait choisi le regrettable « elles ne pensent qu’à ça » ; un bloggueur faisait alors remarquer que c’est comme si pour appâter les lecteurs, un éditeur choisissait de sous-titrer « Madame Bovary – Ménage à trois » ), on retrouve deux livres de l’édition américaine (Fantagraphics) : Ghost of Hoppers et The education of Hopey Glass.
Hopey et Maggie ont encore grandi (ou du moins essayé…). Maggie se remet difficilement de son divorce et reste cloîtrée chez elle sans avoir l’envie de rien faire. Elle travaille comme manager (ici on traduirait peut-être par concierge) d’une résidence d’appartements de Los Angeles. Hopey a laissé de côté sa basse, les tournées avec son (ses) groupe(s) de punk hardcore et ses bombes de graph’ pour trouver un job plus régulier (entre autres serveuse dans un bar) et est à un tournant de sa vie. Elle s’apprête à devenir professeur. Enfin, professeur-assistant, mais pour ses potes, c’est du pareil au même et c’est vraiment surprenant pour eux d’imaginer Hopey la révoltée, l’insolente dans la peau d’une enseignante. Ce qui n’aide évidemment pas Hopey à se saisir de cette nouvelle vie.
Les deux jeunes femmes se débattent, s’aggrippent avec leur vie, l’attrappent à pleines mains pour essayer de grandir, de mûrir, sans renier leurs révoltes adolescentes. Elles tentent de se frayer leur chemin, entre les rêves passés, les fantômes de Hoppers (Huerta), les envies présentes et les histoires d’amour qui se délittent. Hormis la leur. Toujours tortueuse, toujours complexe, mais toujours aussi forte. Elles ont des relations amoureuses avec d’autres partenaires, hommes et femmes, mais, on le devine souvent au détour d’une case, chacune est l’âme sœur de l’autre. Même si elles ne se l’avouent qu’à peine (c’est d’ailleurs l’un des thèmes de ce dernier livre). Dans le deuxième tome qui racontait leurs vies séparées (Hopey en tournée, loin de Huerta), Maggie disait simplement lors de leurs retrouvailles sur la dernière planche « c’est fou comme j’ai eu mal à la cheville depuis que tu es partie ». Rien de plus. Et pourtant… C’est tout l’art de Jaime Hernandez de nous faire deviner la profondeur des sentiments de ses héroïnes dans les euphémismes qu’elles utilisent, dans les rêves surréalistes de super héros ou de fantômes qui les habitent. Ces échappées surréalistes n’ont rien d’irréalistes : elles disent la vérité des rapports humains. Quand on referme ce quatrième tome, on n’a qu’une envie, relire les quatre volumes avant la parution de la suite des aventures de Maggie et Hopey… On le pressent déjà, l’attente sera longue.
Comme on envie les chanceux qui ont ce quatrième tome à découvrir…
Locas, Jaime Hernandez, Editions Delcourt pour l’édition française, 238 pages.
(Attention, les deux premiers tomes sont parus au Seuil, les deux suivants, chez Delcourt)
Bravo pour cet épatant coup de projecteur sur une œuvre à mon avis fondamentale pour la BD moderne.
J’ajoute juste que, personnellement, je crois que malgré l’amour fou que je porte à Maggie et Hopey, j’aime encore plus la Luna des Palomar City du frangin Gilbert. C’est un des plus beaux personnages féminins que je connaisse, tout art confondu.