L’actualité étant plutôt calme en ce moment, j’en profite pour revenir sur deux rééditions et une des très belles sorties de l’année dernière. L’ensemble est lié par l’une de mes marottes bédéphiliques : l’autobiographie. La vie en BD donc. La vie qui vous emmène sur des sentiers inattendus, vous bouscule et la vie qui, inévitablement, se termine.
A l’occasion de la réédition des Sœurs Zabîmes d’Aristophane, je vous avais déjà causé d’une épatante initiative des éditions Ego comme X : proposer des éditions à la demande d’ouvrages épuisés ou inédits, commandables uniquement sur leur site. Cela nous permet d’accéder à des ouvrages rares tout en soutenant les artistes puisque le circuit «raccourci» de ce type d’édition permet qu’il touche le double des droits d’auteur habituels sur le prix d’achat.
La collection s’enrichit petit à petit et, en attendant l’inédit Little Things de Jeffrey Browns, on peut y (re)découvrir le premier album de Simon Hureau : Palaces, dans une nouvelle édition augmentée de 30 pages.
Initialement paru en 2003, cet ouvrage est la première partie du récit d’un voyage de l’auteur au Cambodge. Il l’a ensuite prolongé avec Bureau des prolongations où il narre avec détail les mésaventures entrainées par la perte de ses papiers. Dans Palaces, on est moins dans un récit précis d’événements que dans une tentative assez passionnante, à travers sept courts récits reconstruits suite à la disparition de ses carnets, d’évoquer les ambiances ressenties par ce singulier voyageur. Parce que Hureau est quand même un drôle d’aventurier. Il passe des nuits à la belle étoile, au bord d’une rivière enroulé dans des sacs de ciment, dans des temples abandonnées ou des hôtels en ruine. Il multiplie les ballades périlleuses en moto ou en camionnette, bref pas vraiment le touriste conventionnel donc. Il a aussi deux atouts qui rendent ses pérégrinations uniques. D’abord, une façon remarquable d’intégrer en permanence la nature cambodgienne et les mille bestioles incroyables la peuplant. Ensuite, il mélange avec une belle finesse les péripéties comiques liées à son côté inconscient et gaffeur avec la description d’un pays rongé par la misère et la corruption, mais surtout hanté par les spectres des encore trop récents massacres commis par les Khmers rouges.
Un récit de voyage pas comme les autres, au graphisme foisonnant et à la construction remarquablement solide pour une première œuvre.
Vous pouvez déjà vous en faire une petite idée en feuilletant virtuellement la première version de l’ouvrage sur le site d’Ego comme X.
Chez Ego comme X, mai 2011, format 19 X 26,5 cm, 180 pages, 22 €
Autre réédition particulièrement bienvenue de cet éditeur, les indispensables quatre tomes du Journal de Fabrice Neaud sont à nouveau intégralement disponibles depuis Noël dernier.
Entre 1992 et 1996, l’auteur a tenu un journal intime en Bande Dessinée publié en quatre volets entre 1996 et 2002, et se distinguant de la plupart des autres œuvres autobiographiques par son ampleur et son ambition. Neaud y dévoile avec une impudeur littérale sa vie amoureuse d’homosexuel de province et les difficultés l’ayant mené au bord de la paupérisation la plus extrême. Il y livre son intimité mais également celle de son entourage proche, revendiquant non seulement de citer leur prénom mais surtout de dessiner leur visage. Les réactions à ce choix seront très violentes et nourrissent le récit. Lire le journal est loin d’être un exercice anodin. Neaud ne fait jamais dans le simple, ni le confortable. Il gratte jusqu’à l’os, questionne tout, appuie là où ça fait mal… c’est bien ce qui en fait la force et la singularité. En plus de tout ça, l’ouvrage est aussi un lieu de recherche et de questionnement permanent en terme de narration et de représentations. Remettant en permanence en cause et interrogeant ce qu’il raconte et comment il le raconte.
Neaud continue de travailler sur son journal (et le fera jusqu’à sa mort semble-t-il) pourtant la publication d’un tome 5 semble bien compromise puisqu’il a déclaré à plusieurs reprises que la judiciarisation de la société en rendrait sans doute la publication impossible. Raison de plus pour lire et relire ces volumes dont la richesse semble inépuisable.
Chez Ego comme X, décembre 2011, format 17 X 25 cm, 840 pages, 72 €
On finit par la fin.
Joyce Farmer est une des figures importantes de la BD indépendante américaine des années 70. Elle a participé à de nombreux ouvrages féministes dont les comics Tits and clits ou l’anthologie Wimmen’s comix. Après plusieurs épisodes mouvementés dans sa vie, elle retrouve tardivement le chemin de la table à dessin pour y raconter les quatre dernières années de la vie de ses parents. Elle en envoie les premières pages à Rober Crumb qui la convainc par son enthousiasme de mener l’ouvrage jusqu’au bout. Vers la sortie est le recueil de ces pages.
Le premier abord du livre n’est pas des plus engageants. Les thèmes de la décrépitude et de la mort peuvent légitimement en refroidir plus d’un. De plus, le dessin et la narration de Joyce Farmer utilisent des systèmes venant directement de la Bande Dessinée Underground des années 70 : rythme immuable en huit cases par page bien serrées les une contre les autres, encrage chargé et dessins fourmillant de détails.
Pourtant ce que ça raconte et comment ça le raconte, permet vite d’oublier cet aspect un peu «vieille école». Joyce Farmer est née en 1938 et elle a 71 ans quand parait son livre. Quand elle s’attaque à cette tâche c’est donc avec l’acuité et le recul de quelqu’un qui sait de quoi elle parle.
Du coup, s’il s’agit bien du récit de la déchéance physique et mentale de deux personnes, malgré leur volonté de conserver leur dignité le plus longtemps possible, le livre dégage une sérénité très émouvante. Sans pathos, ni effet dramatique, elle décrit les sales habitudes et les petites embuches banales qui rendent petit à petit le quotidien de plus en plus difficile à gérer. La précision et la minutie qu’elle y met, n’entame en rien la tendresse profonde qui se dégage de ces pages. On rit (et on frémit un peu aussi) du côté sale gosse indécrottable de Lars et Rachel, tout en découvrant en filigrane le récit émouvant de leur vie. En conservant un ton très terre à terre et doucement vachard, Farmer réussit l’exploit de garder de bout en bout une justesse de ton sidérante. Parvenir à garder la distance exacte nécessaire sur ce genre d’histoire est un exploit artistique remarquable.
Un livre à lire absolument, parce que, tôt ou tard, ça nous attend.
Chez Actes Sud – l’an 2, juin 2011, format 18,5X25,5 cm, 206 pages, 23,80 €
Bonjour et merci pour cet article !
Une petite précision… il n’est plus besoin d’attendre LITTLE THINGS de Jeffrey Brown : il est disponible, ça y est (voir sur notre site)
Bien cordialement