Et vous, à quel moment avez-vous pris connaissance de l’anarchie ? Bonne question, n’est-ce pas ?
Aussi loin que remontent nos souvenirs, il semble que ce soit en découvrant l’album « Amoureux de Paname » de Renaud que cette philosophie a commencé à nous titiller. Nous venions de fêter nos dix ans et la phrase « quand on exécute au mois d’mars de l’autre côté des Pyrénées, un anarchiste du Pays basque pour lui apprendre à se révolter », extraite du titre « hexagone » (NDLR : qui sera censuré de l’antenne de France Inter à sa sortie en 1975), a marqué notre esprit au fer rouge noir. Tellement que trente ans plus tard, on s’en souvient encore.
Retour vers le passé… Alors que l’an 2000 paraissait être de la pure science-fiction, que nous venions d’ajouter un deuxième chiffre à notre âge, la K7 audio du chanteur aux santiags et au bandana tournait en boucle dans notre radiocassette (quoique non… puisqu’il fallait la retourner toutes les 30mn). L’histoire tragique de cet « anar’ du pays basque » nous a alors donné envie d’en savoir plus. Pas facile sans internet ! Mais les encyclopédies mises à dispositions dans le salon, payées à crédit par nos parents, les mêmes qui sont gagnées dans l’émission « Question pour un Champion », nous ont grandement aidées. L’exécution de Salvador Puig Antich par le régime fasciste espagnol en mars 74 est le point de départ d’une longue entreprise de prospection sur ce mouvement.
Une dizaine d’années plus tard, alors que les badges aux slogans engagés sur notre veste en jean ont remplacé les boutons d’acné, c’est au local de la rue Malakoff que nous avons accumulé beaucoup de lectures libertaires et antifascistes. La bibliothèque de « La Commune » nous permettait d’emprunter des livres difficilement disponibles à cette époque. Amazon n’existait pas et c’était très bien comme ça ! Par la suite, nos premiers salaires nous ont permis d’acheter nos livres et avouons-le, nous avons perdu de vu les sympathisant·e·s libertaires. Le capitalisme est une plaie !
Retour au présent… C’est un peu par hasard que, circulant à vélo par un samedi après-midi, nous avons croisé la route de Marc(*) en bien mauvaise posture. Le pauvre se démenait comme un beau diable pour ouvrir la grille du local libertaire. Conséquence fâcheuse d’un sabotage à la colle contre la serrure la semaine passée. « C’est aussi ça être militant ! » rigole-t-il. Après un appel à un copain, quelques outils et de l’huile de coude, la grille sur laquelle se trouvait, il n’y a pas si longtemps encore, des graffitis rendant hommage aux illustrations de Tardi se soulève enfin. On s’invite à rentrer.
« Des étudiant·e·s de Rennes 2 jusqu’aux mouvements des squats, il y a une grande tradition libertaire à Rennes… » nous explique Marc, finissant son sandwich. Une histoire qui s’observe jusqu’aux noms des rues ou des écoles de la capitale bretonne. Ici, dans le quartier Bourg-L’évêque, une promenade porte le nom d’Emile Masson, un intellectuel anarchiste du début du XXème siècle. Plus loin, une école publique fait référence à Louise Michel, figure majeure de La Commune de Paris. Et là, dans le quartier Landry, une maison de quartier nous rappelle Francisco Ferrer, ce libre-penseur et pédagogue libertaire espagnol.
C’est vers la fin des années 70 que la mouvance libertaire se structure localement et qu’en 1984, consciente de la nécessité de s’organiser pour faire progresser leurs idées, une antenne de la Fédération Anarchiste se crée. Beaucoup se souviennent de « La commune » situé rue Malakoff, haut lieu de grandes réflexions avec la présence de diverses sensibilités du mouvement de l’époque (SCALP, collectif féministe Entre-genres, militant·e·s de la FA, CNT-AI, communistes…) Mais les travaux de l’immeuble vont précipiter son déménagement.
C’est désormais rue Châteaudun que le groupe « La sociale » se retrouve pour « refaire le monde », programmer des conférences(1), des expositions, monter des ateliers(1) et tenir une bibliothèque associative. « Notre groupe s’inscrit dans la lignée du mouvement ouvrier et de l’anarcho-syndicaliste. Il regroupe en moyenne une trentaine de membres. Les personnes qui entrent ici nous connaissent déjà ou ont des affinités avec nos idées. Elles viennent chercher des livres, des journaux militants ou simplement discuter. Cela reste un point de chute, un outil au service des luttes sociales. »
Social… ce mot reviendra plusieurs fois durant notre conversation. « Nous avons un ancrage très fort dans le monde du travail et dans le tissu associatif. A titre individuel, certaines personnes du groupe militent dans des syndicats (CNT, CGT, FO…) ou au sein d’autres collectifs comme en soutien aux personnes sans papier, aux chômeurs ou pour la gratuité des transports publics, par exemple. » De quoi écorner sérieusement les amalgames (NDLR : comme celui du sociologue Michel Wieviorka qui déclarait tranquillement sur une chaîne publique que les ′A cerclés′ témoignaient d’un mouvement d’extrême-droite) ou les mensonges diffusés par les médias à la botte du système selon lesquels l’anarchie est forcément synonyme de violences, de désordres ou chaos.
« Au contraire, c’est une autre expression de l’ordre (NDLR : la plus haute selon Elisée Reclus, militant anarchiste français). Dans l’anarchie, il y a l’idée d’égalité économique et sociale et de l’absence d’autorité hiérarchique. C’est compliqué d’appréhender ce concept puisque dès l’enfance, par notre éducation, on nous conditionne pour ne pas l’être, anarchiste ! Je dis toujours qu’on est un·e anarchiste viscéral·e avant de l’être philosophiquement (rires)… » Une pensée qui rejoint parfaitement celle de l’écrivaine Sarah Haidar qui déclarait récemment que l’anarchie « fait partie de la nature humaine, sauf que le système, les calmants qu’on nous administre nous empêchent de le voir. » Le groupe « La sociale » a donc comme dessin une société avec la liberté comme base, l’égalité comme moyen et l’entraide au quotidien. Tout de suite, cela fait moins peur, non ?
Marc s’interrompt, pose son sandwich et souhaite la bienvenue à un couple qui hésite à entrer. La porte est grande ouverte, ici, entre qui veut. Mc Donald’s, symbole du monde capitaliste à combattre, n’a pas le monopole du « Come as you are ». La conversation entre les trois s’engage facilement, naturellement. Nous, on en profite pour regarder les affiches collées sur les murs, souvenirs des nombreuses luttes menées. Après quelques infos échangées et un joyeux « salut », notre hôte revient s’assoir à coté de nous : « le local est surtout un lieu de rencontre et amène de nouveaux contacts. »
Au cours de ces deux heures passées à ses côtés, on ne peut que confirmer ses dires. Il y a eu du passage. Finalement, le local est étroitement lié au militantisme de terrain, tout comme l’est le collage, la distribution de tracts ou bien la vente du journal du Monde libertaire sur le marché des lices, face à l’horloge. « Les placiers du marché ont d’ailleurs tenté de nous virer alors que cela fait plus de 40 ans qu’on vend notre journal au même endroit… » Rien d’étonnant ! Ce coup de pression reste dans la continuité de la lente transformation du centre-ville qui n’a pour effet que de chasser les classes populaires au profit de la marchandisation et de la privatisation de l’espace public (projet du palais deS commerceS, Centre des congrès, destruction de la maison du peuple en 2013, augmentation de la vidéosurveillance, réouverture du poste de police rue Penhoët, manifestations interdites…)
Ce soir à 20h je serai au local de @falasociale à Rennes, pour une causerie sur #Anarchie #MunicipalismeLibertaire #Féminisme #Effondrement Eh oui, tout ça dans la même soirée 😉
— Isabelle Attard (@TeamIsaAttard) 6 mars 2019
Enjeu crucial, la diffusion d’informations et d’un son de cloche différent de celui aux discours dominants s’est également déportée sur la toile, à travers les réseaux sociaux alternatifs comme Diaspora et Mastodon mais aussi celui de Mark Zuckerberg. Pas banal pour des anticapitalistes ! « Ce fût une grosse discussion entre nous mais on estimait délicat de délaisser cet espace alors que beaucoup de gens l’utilisent pour s’informer. »
Pour preuve, c’est un peu grâce ou à cause de Facebook que le mouvement des gilets jaunes s’est constitué et s’est amplifié à travers la diffusion de vidéos virales, de « lives » ou de « riot-porn ». Édouard Philippe, déboussolé, a même déclaré au lendemain d’une énième mobilisation « la France, c’est la liberté d’expression, mais ce n’est pas l’anarchie. » Du gilet-jaune au drapeau noir, il n’y aurait donc qu’un pas, demande-t-on d’un ton volontairement provocateur ? « Même s’illes s’inscrivent dans les luttes sociales, beaucoup de libertaires ont une défiance vis-à-vis de ce mouvement à cause d’une possible infiltration de l’extrême droite. Et puis, il semble que les « gilets jaunes » attendent surtout des réponses de l’État alors que les anarchistes espèrent sa seule disparition. Ce mouvement est surtout révélateur d’une perte de repère, d’une méfiance face aux corps intermédiaires comme les syndicats et les politiques. »
En deux heures, impossible pour nous de balayer tous les sujets (travail, élection, féminisme, écologie…) et nous avons suffisamment accaparé Marc pour le laisser tranquille. Il nous avoue bien volontiers les bienfaits de la diffusion des deux premiers épisodes du documentaire de Ramonet « Ni dieu, Ni maitre » sur ARTE. « Beaucoup de monde a découvert l’importance de l’anarchie dans les mouvements sociaux et les révolutions (Mexique, Russie, Espagne…) On oublie trop souvent qu’à ses débuts, le communisme libertaire était un des courants fondateurs de la Cgt, sur une base anticapitaliste et révolutionnaire… » En effet, les premières tentatives d’organisation(2) du mouvement ouvri·er·ère·s dites « socialistes » se voulaient à la fois anti-capitaliste et anti-autoritaire, bref, anarchiste !
Avant de partir, on prend le temps de discuter avec cet homme venu chercher le Monde Libertaire, le mensuel de la fédération anarchiste. Il est resté tranquillement à nous écouter parler, posé dans un fauteuil « C’est ici que je viens chercher mes infos » en nous montrant certains journaux et fanzines posés sur le bureau de la pièce. « Vous savez, je suis anti-connecté, je n’ai ni smartphone, ni internet, ni télé… » Dommage, il ne pourra pas lire cet article une fois publié. Raison toute trouvée pour revenir et y déposer une photocopie de ce dernier. Et puis tiens, on en profitera pour emprunter quelques bouquins, planqués sur les étagères, qui nous ont tapé dans l’œil.
(*) prénom d’emprunt
(1) : L’ancienne députée Isabelle Attard est venue parler de féminisme et d’écoanarchisme, un atelier d’autodéfense numérique a eu lieu le 9 février
(2) : Extrait de [Octobre 1906, le congrès de la CGT adopte la « charte d’Amiens »] du journal l’Humanité : Du 6 au 13 octobre 1906, la CGT, fondée en 1895, réunit son IXe congrès à Amiens. Longtemps inconsistante, la jeune centrale s’est refondée quatre ans plus tôt et des militants de formation anarchiste se sont trouvés placés à sa tête.
Groupe La Sociale Fédération Anarchiste – permanences les mercredis et samedis de 14 h à 18 h
Local La Commune – 17 rue de Châteaudun, Rennes
Histoire des Anarchies (1/4) Naissance du mouvement anarchiste
Histoire des Anarchies (3/4) Les anarchistes espagnols
[Histoire] : Quand on venait écouter la « vierge rouge » à Rennes