Littérature – Dans le jardin des martyrs nord-américains par Tobias Wolff

Tobias Wolff - Dans le jardin des martyrs nord américains - Editions gallmeisterDécouvrez l’un des maîtres de la nouvelle américaine avec l’édition d’un recueil à la cruauté feutrée et à la subtilité dévastatrice : Dans le jardin des martyrs nord-américains.

Pendant les rigueurs hivernales, alors qu’on se réfugiait dans la minuscule mais chaleureuse librairie Greenwich dédiée aux auteurs étrangers (petite mais au choix sûr), un titre étonnant nous arrêta sur la table des sélections : Dans le jardin des martyrs nord-américains. Ajoutez à cela une couverture à la blanche sobriété avec un arbre dénudé rouge et vert (tout aussi hivernal), le nom d’un auteur lupin (Tobias Wolff, avec deux f), une maison d’édition qui choisit une patte d’ours comme logo et une petite étiquette « recommandé » glissée entre deux pages par le taulier en personne, et notre curiosité était piquée.

A l’intérieur de ce bel ouvrage à glisser dans une poche de manteau, paru chez la maison d’édition Gallmeister dans la collection Totem, douze nouvelles éditées sous la forme d’un recueil en 1981 aux États-Unis (précédemment publiées entre 1976 et 1981). Les éditions Gallmeister, qui se consacrent à la découverte des multiples facettes de la littérature américaine (la collection inaugurale des éditions Nature Writing autour du mouvement du même nom initié par H.D. Thoreau mêlant observations subtiles de la nature et narration, étant désormais rejointe par Noire et Néonoir qui en décryptent les faces sombres et nous invitent dans les « dédales obscurs de la société américaine à travers leurs romans policiers » ainsi qu’Americana qui interroge en profondeur les failles de l’American Way of Life par l’intermédiaire d’auteurs souvent frondeurs) ont choisi de republier le texte dans une nouvelle traduction (par François Happe) et de le rendre à nouveau disponible. La première parution française aux éditions Alinea sous le titre Chasseurs dans la neige datait en effet de 1987. Quant à la version poche 10/18, elle n’incluait que 10 nouvelles sur les 12 du recueil original et n’était dégotable que d’occasion… et avec beaucoup de chance.

Or il aurait été dommage de se priver de la découverte de ce texte brillant à la cruauté feutrée et à la neutralité ravageuse. Ces douze nouvelles à la troisième ou à la première personne racontent la vie de petites gens, sans grand intérêt de prime abord, coincés dans leurs existences et pensées étriquées. Et qu’il s’agisse de ce couple de la première nouvelle, Les gens d’à côté, faisant lit à part depuis la maladie de l’épouse, coincé dans leur pavillon à observer sans réagir leur voisin se soulager sur leurs parterres fleuris ou des voisins justement, qui vivent tout à fond, de branlées mémorables infligées par l’homme à sa femme ou de sexe sauvage contre le réfrigérateur, rien ne semble permettre d’échapper à une existence bouchée, ni l’excès, ni la modération.

« Si je ne regarde pas le film jusqu’au bout, c’est parce que je vois déjà comment ça finit » dit d’ailleurs le narrateur de cette première nouvelle. Autrement dit, mal, avec une louchée d’ironie tragique pour couronner le tout et se sentir malheureux et poisseux. Le narrateur aimerait en changer la fin. Tout comme, plus loin, le professeur Brooke (Un épisode de la vie du professeur Brooke) qui remarque que « rien de ce qu’il [a] jamais pensé ou dit ne pourrait redonner à une femme l’envie de vivre » . Mais rien n’y fait. Tobias Wolff ne change pas les dénouements de ces nouvelles en happy ends, ne joue même que rarement sur les chutes (Chasseurs dans la nuit étant peut-être la seule exception, à la nuance près que la finesse et la grandeur du texte ne reposent que très peu sur la chute, tout comme Le menteur) laissant ses personnages sans espoir d’une vie meilleure. Et nous avec.

Tobias Wolff Martyrs nord américains - gallmeister

Un peu à la manière d’un Tcheckov que Wolff admire (« il faisait confiance aux moments les plus simples pour être révélateurs et pleins de sens » avait dit l’écrivain américain à la Fiction Writers Review), un habitacle de voiture peut devenir le théâtre où se révèle les intimités des êtres (Passagers, Le menteur). Pas vraiment de faits extraordinaires dans ces nouvelles. Pas plus que de grands sentiments. C’est l’amour par le petit bout de la lorgnette (« Me marier avec elle, c’est la chose la plus intelligente que j’ai faite » assène Howard après 50 ans de mariage dans Croisière inaugurale, opposant raison et sentiments), tenté par de grands maladroits (Face à Face), qui s’empêtrent dans leurs contradictions et passent à côté de la vie. C’est l’ambition qui conduit à mettre progressivement un mouchoir sur ses propres valeurs morales, tel le narrateur de Fumeurs qui veut échapper à sa condition sociale, quitte à en devenir abject. Ce sont des rapports humains grippés par les ressentiments plus ou moins enfouis (Face à face, Chasseurs dans la neige…), les jalousies mesquines (Fumeurs, Un épisode de la vie du professeur Brooke, …) cachées sous la surface d’une humanité au visage aseptisé. Ce sont les rêves qui se transforment en nouvelle aliénation, Davis tombant de Charybde en Scylla jusqu’à en perdre le sommeil (Les biens de ce monde). Un horizon bouché où l’honnêteté ne paie pas (Davis et son constat d’assurance) à tel point que pour certains il ne vaut même pas/plus le coup de la tenter (Fumeurs, Le menteur).

Le pire c’est qu’on s’habitue. « C’est terrible, toutes ces choses auxquelles on peut s’habituer » note le narrateur des Gens d’à côté, des femmes qui se prostituent dans les vitrines d’Amsterdam à un Turc portant seul un piano à queue sur son dos dans les rues d’Istanbul. « Je pense à la vie qu’ils mènent, et qui continue ainsi sans grand changement, jusqu’à ce qu’elle semble être la vie pour laquelle ils étaient faits » . On s’habitue à la chape de plomb qui couvre l’horizon, on s’habitue même à se soustraire de sa vie, comme Glenn (Passagers), martyrisé par son patron et colocataire aux délires épurationnistes, qui ne parvient pas à s’affirmer face à ce monstre d’égoïsme, ou l’émouvante Mary (Dans le jardin des martyrs nord-américains), professeur effacée qui n’ose pas parler en sa voix : « avant de donner un cours, elle le rédigeait intégralement, se servant des arguments, et souvent même des termes, utilisés par d’autres spécialistes reconnus, pour ne pas risquer de dire quelque chose d’inconvenant. Elle gardait pour elle ses propres pensées, et les mots qui les exprimaient s’affaiblirent à mesure que le temps passait » . Tellement habituée à calquer sa vie sur le désir des autres que « bien des années plus tard, lorsqu’elle eut besoin d’une prothèse auditive, [elle] se dit qu’elle était peut-être devenue sourde à force d’essayer de capter tout ce que disaient les autres. »

Tobias Wolff Martyrs nord américains - gallmeister

Pour mettre en scène ces douze histoires, Tobias Wolff use d’un style apparemment neutre, clair et précis (« j’admire l’objectivité de Tchekhov qui est cependant pleine d’émotion » ), mais à la neutralité ravageuse. Par un jeu de focalisations, on est ainsi amené à voir le monde à travers les yeux des personnages, même lorsque le récit est à la troisième personne comme Un épisode de la vie du professeur Brooke. On pénètre ainsi la vérité du quotidien, les secrets qui dirigent nos choix, avec ce qu’ils peuvent avoir de lâche, de veule, d’égoïste. L’ami Carver, au sortir de la lecture de ces nouvelles, relevait que Wolff avait réussi, on ne sait comment, à « [mettre] la main sur des secrets que nous partageons tous » et à les révéler par le biais de ces douze histoires. Interrogé sur son apparente dureté avec ses personnages par The Believer, Wolff répondait que ses histoires mettaient en scène « quelqu’un devant faire un choix, ayant un problème avec ce choix, ainsi qu’avec la suite de conséquences qui en découleront. Pour dépeindre cela honnêtement, il faut montrer la façon dont les gens analysent leurs choix, et l’intérêt personnel entre naturellement en scène. C’est moins une question de vouloir être dur avec les gens que de vouloir être vrai. »

Chacune de ces nouvelles nous engage bien plus profondément que le style épuré n’aurait pu le laisser présager. D’autant que si les situations, les sentiments décrits restent essentiellement d’une noirceur feutrée mais bien réelle, Tobias Wolff reste un écrivain qui sait glisser des nuances dans chaque comportement. Tobias Wolff sait bien que la vérité qui se dissimule sous nos masques aseptisés n’est pas une, mais plurielle et que justement, c’est ce mélange à la profondeur insondable qu’il convient de révéler. Ainsi les trois Chasseurs dans la neige (somptueux texte !) « qui se tiennent l’air de rien sur le seuil de la barbarie » sont aussi de pauvres bougres qui nous touchent tout aussi intensément lorsqu’ils parviennent à s’ouvrir l’un à l’autre, alors que leur camarade… (non, on ne vous révèlera pas la chute). Barbarie et fraternité se côtoient, tout comme égoïsme et compassion, révélant bien plus intensément l’abîme de l’âme humaine. Humani nihil a me alienum (Rien de ce qui est humain ne m’est étranger) écrivait Térence il y a plus de 2000 ans .

Et puis des fois, il faut se méfier de l’idée de « rester dans la course » de l’American Way of Life. « Ce n’est peut être pas une si bonne idée de suivre le courant si vous allez en direction des rochers. Il y a quelque chose à dire sur le fait de sortir du courant » expliquait Tobias Wolff en interview. On se souvient avec émotion de Mary, le professeur effacée dont nous parlions plus haut, qui faisait tout pour ne pas faire de vagues et qui malgré l’implacabilité de la situation loin de s’arranger pour elle, trouve le courage, enfin, de parler avec sa propre voix, de donner corps à celle des « martyrs sacrifiés sur l’autel de la réussite » . Ses mots, qui s’étaient affaiblis « jusqu’à ne plus être que des petits points fébriles et lointains, comme un vol d’oiseaux dans le ciel » se rapprochent : « Le silence se referma autour d’elle ; juste au moment où elle se dit qu’elle allait s’y engloutir et y disparaître; elle entendit quelqu’un siffler en dehors de la salle (…) faisant des trilles comme un oiseau, comme toute une volée d’oiseaux. »

Tobias Wolff Martyrs nord américains - gallmeister

Dans la nouvelle finale, le jeune James est devenu un menteur compulsif à la mort de son père. Il a découvert que ses mensonges, particulièrement morbides, lui apportent l’attention des autres mais également que jouer avec les mots en travestissant la réalité (comme son père « plaisant(ait) [pour] garder son calme » face à l’angoisse) est son seul moyen de combattre la peur (Le menteur). Peu importe que les récits ne correspondent pas à la réalité. Ils viennent dire une vérité tout aussi importante. Dans le car, sous l’orage, dans une lumière boueuse, le garçon capte l’auditoire grâce à ses mensonges : « la dame assise près de moi s’adossa à son siège et ferma les yeux, et tous les autres en firent autant, tandis que je chantais pour eux dans ce qui était certainement une langue sacrée du fond des âges. »

Les histoires, souffle ainsi Tobias Wolff en interview, « c’est la façon dont nous voyons nos vies. Jésus parlait par histoires, par paraboles : le bon Samaritain, (…) le fils prodigue. Les enseignements de cet ancien texte taoïste, le Chuang-Zhu, reposent essentiellement sur une séries de paraboles qui engagent l’esprit sur les routes inattendues de la réflexion et de l’intuition. (…) L’art de Tchekhov prend ses racines dans des intuitions humaines qui font surface sous la forme d’histoires et qui ne peuvent être dites d’aucune autre manière. (…) C’est ça que peuvent faire les histoires, c’est ce que ne peuvent pas faire les (…) axiomes, ce que ne peuvent pas faire les règles ou les commandements » (Paris Review 183).

Ce que font, finalement, ces douze nouvelles écrites par Tobias Wolff qui disent elles aussi ce qui ne peut être dit d’aucune autre manière…

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Tobias Wolff, Dans le jardin des martyrs nord-américains, Editions Gallmeister, collection Totem, 256 pages.

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