[2019] Des bouq’1 sous le sap1 #6 : Nomadland de Jessica Bruder

Bienvenue dans notre calendrier de l’Avent Altérophile ! C’est reparti pour notre petite sélection de livres en papier en forme de calendrier de l’avent bibliophile. On poursuit aujourd’hui avec une enquête au cœur des États Unis menée par la journaliste Jessica Bruder auprès des des travailleurs itinérants, bien souvent âgés, qui ont perdu leurs foyers, leurs économies, l’argent mis de côté pour leur retraite lors de la crise de 2008 et qui se trouvent jetés sur les routes.

La journaliste et professeur de journalisme à la Columbia University, Jessica Bruder a proposé, il y a quelques années, au Harper’s Magazine, de rédiger un papier sur les nouveaux nomades se déplaçant en camping-car à travers les États Unis. Consciente que les trois jours de reportage que lui finançait le magazine n’étaient pas suffisants pour comprendre le phénomène, elle partit avec voiture et tente dans le coffre pour en suivre certain.e.s sur plusieurs semaines. Puis finalement trois ans. Certes entrecoupés de retour à la vie sédentaire, mais suffisamment pour se plonger quasi corps et âme dans le quotidien de ces S.A.F., sans adresse fixe, acronyme que les intéressé.e.s préfèrent à celui de SDF. Ils ont effectivement bien un toit sur la tête. Ils.Elles disent s’être mis.es en et sur la route volontairement. Mais on comprend que c’est quasiment toujours pour des raisons économiques que ces Joad modernes ont rassemblé leurs économies pour aménager qui un bus scolaire, qui un van, qui un camping-car d’occasion, voire même une vieille berline. Bien souvent bringuebalants.

Et comme les Joad de Steinbeck jetés sur les routes vers l’Ouest chassés par les tracteurs qui leur prennent leurs terres et leur travail comme toute une foule de Okis (ces habitants de l’Oklahoma -et d’ailleurs-, migrants américains errant sur les routes de leur propre pays à la suite de la crise de 29), les nomades du 21ème siècle ne semblent pas beaucoup plus libres que leurs ancêtres et semblent être des victimes de plus de la récession économique. Sur la route, oui. Mais pas de romantisme beat échevelé ici. Plutôt des têtes chenues qui traversent le pays immense en quête de travail, car tou.te.s ont perdu toutes leurs économies et prendre la route est leur dernier recours pour tenter de survivre décemment.

Linda May et Coco – Crédit photo : Jessica Bruder

Et les femmes, remarque Jessica Bruder, se démarquent malheureusement une nouvelle fois par leur précarité souvent plus prononcée : « D’après les chiffres du recensement de 2015, plus d’une femme âgée célibataire sur 6 vit en dessous du seuil de pauvreté. Le nombre de femmes pauvres aux États-Unis (2,71 millions) est presque deux fois supérieur au nombre d’hommes dans la même catégorie (1,49 millions). Quant aux pensions de la sécurité sociale, les femmes reçoivent en moyenne 341 dollars de moins que les hommes puisqu’elles cotisent moins via l’impôt sur le revenu, conséquence souvent mésestimée de la différence salariale entre les sexes. (…) Les femmes gagnent moins et mettent moins d’argent de côté. Et comme leur espérance de vie est supérieure à celle des hommes -cinq ans de plus en moyenne-, ces dollars sont aussi censés durer plus longtemps. » Quant aux Afro-américain.e.s ou Latinos, ils.elles restent sacrément absent.e.s de ces tribus de nomades. Et pour cause : s’ils sont eux aussi en grande précarité, devenir nomade pour un homme afro-américain, c’est à la limite de signer son arrêt de mort. Doit-on rappeler les causes du mouvement Black Lives Matters ?

Crédit photo – Jessica Bruder

La route excitante des grands espaces et des villes bouillonnantes de Kerouac est donc ici surtout un ruban de bitume sur lequel on se râpe les dents. Ou les pneus. Où les moteurs en surchauffe tombent en rade et où les campings-cars cahotants et instables risquent de basculer dans des ravins à chaque virage. Alors certes, les moyens ont changé : les familles poussées sur les routes que décrivent Les Raisins de la Colère (1938) conversaient entre elles et/ou se fiaient aux prospectus imprimés par les viles exploitations de Californie leur promettant travail et pays de cocagne, alors qu’aujourd’hui, c’est souvent par le biais d’internet et de forums que les vandwellers dénichent les annonces et les tuyaux pour trouver un emploi saisonnier. Mais ces derniers le disputent à ceux décrits par Steinbeck dans les Raisins de la Colère en termes d’inhumanité, de salaire misérable et de conditions de travail indignes.

Crédit photo – Jessica Bruder

On ne sait trop où réside l’horreur la plus absolue, si travailler dans un parc à thèmes, les parcs nationaux n’est pas de tout repos, c’est le moins qu’on puisse dire, travailler dans un entrepôt géant entièrement consacré à la distribution de la betterave sucrière est totalement harassant. D’autant plus quand on a l’âge d’être retraité.e. Jessica Bruder, en immersion, s’y fait employer: « je suis affectée sur un poste de 12 heures par jour dans l’équipe du convoyeur N°1. Notre lieu de travail se trouve à l’intérieur d’un hangar, un gigantesque entrepôt frigorifique évoquant tout à fait une aérogare au sol bétonné. Une montagne de betteraves s’élève déjà vers le plafond (…) il doit y en avoir vingt mille tonnes. Cette saison, les betteraves sont plus grosses que l’année précédente (…) certaines ont la taille d’un ballon de basket. La plupart des sites de tri sont en plein air. Apparemment, nous avons beaucoup de de chance d’être protégés de la pluie et du froid mais ce luxe a une contrepartie : le bruit et les fumées d’échappement sont insupportables. Sans compter l’odeur entêtante des betteraves humides, qui se mêle à la poussière et aux vapeurs de diesel. (…) Le système de ventilation contribue au maintien d’une température glaciale autour des betteraves en attendant leur départ vers la raffinerie. Tout ce processus est bruyant, ultra-rapide et chaotique à souhait. Nous devons ramasser en permanence les dizaines de betteraves égarées à l’aide de fourche ou de grosses pelles pour les mettre dans la benne. (…) Quand ces gestes répétitifs deviennent trop éreintants, on renonce aux pelles pour ramasser les betteraves à la main. Si on ne travaille pas assez vite, notre contremaître (…) fait résonner une sirène digne de la seconde guerre mondiale depuis le poste de contrôle comme si elle nous intimait d’armer des torpilles, avant de nous ordonner d’un geste, d’accélérer le mouvement. Pendant ce temps-là, les tapis roulants qui défilent au-dessus de nos têtes projettent à la ronde des morceaux de betterave et des mottes de terres qui s’écrasent sur nos gilets de sécurité et nos casques. (…) Une betterave grosse comme une pomme me percute le poignet. (…) Il faut tenir chacun des gros sacs en vinyle sous la chute verticale à l’extrémité du convoyeur : les betteraves tombent comme des pierres à l’intérieur, et il faut s’arc-bouter autant qu’on peut pour maintenir le sac droit. J’ai l’impression de réceptionner des boules de bowling dans une taie d’oreiller. » Un boulot qui fait rêver…

Lou Brochetti – Crédit photo – Jessica Bruder

Et vous n’avez pas encore lu les pages sur Amazon (qui vous feront très certainement réfléchir à deux fois avant d’utiliser désormais leur service) L’entreprise américaine a créé un programme spécial pour les travailleurs âgés itinérants : Camperforce. Il propose aux nomades âgés de venir travailler dans les entrepôts de la multinationale, durant les périodes de fêtes et de se transformer selon les prospectus « en lutins de Noël » pour quelques dollars de l’heure. Et bien autant dire qu’on ne peut y tenir qu’avec des analgésiques. D’ailleurs gratuitement distribués par l’entreprise à ses employés. « C’est la première fois que j’effectue un travail d’ouvrière. Je le respecte bien plus qu’avant », m’a confié Linda Chesser, une ancienne conseillère académique de la Washington State University. Elle étendait pour qu’ils sèchent des tee-shirts près de la laverie du camping (…). Âgée de soixante-huit ans, elle remerciait chaque jour l’inventeur de l’ibuprofène : « J’en prends quatre avant de partir au boulot le matin et quatre en rentrant le soir. » Mais pour certains, l’ibuprofène ne suffisait pas. Karren Chamberlen, ancienne conductrice de bus âgée de soixante-huit ans et affublée de deux prothèses de hanche, m’a racontée qu’elle avait dû quitter CamperForce au bout de cinq semaines car ses genoux ne supportaient pas les heures de marche sur un sol en ciment. (…) D’autres travailleurs m’ont parlé de « doigt à ressaut », une pathologie du tendon liée notamment à l’usage répété de la scannette. » On vous laisse lire le livre pour y découvrir ce qu’on a du mal à ne pas voir comme l’un des cercles de l’Enfer sur Terre.

Mais comme dans les Raisins de la Colère (on pense à ce final avec cet homme mourant de faim sauvé -on l’espère, c’est une fin ouverte- par la fille des Joad), c’est aussi l’entraide entre les nomades qui frappe dans le livre de Jessica Bruder. Qu’elle soit en quelques sorte « officialisée », lors de rassemblements pour échanger bons tuyaux (utiliser un détecteur de monoxyde de carbone pour ne pas se faire intoxiquer par son mini-chauffage portatif dans l’espace confiné du van, camper sur les parkings des supermarchés Wallmarts qui se montrent plus permissifs – Jessica Bruder le souligne d’ailleurs, les parkings sont sûrement les derniers endroits gratuits aux États Unis), cultures et modes de vie tel le Rubber Tramp Rendez-vous de Quartzsite. Ou l’entraide quotidienne entre les vandwellers pour qui fraternité, partage, solidarité ne sont pas de vains mots. C’est d’ailleurs l’une des réussites de Jessica Bruder avec ce livre. Suivre de « vraies » personnes, pages après pages. Linda May. LaVonne Ellis. Barb et Chuck Stout. Kat et Alex Valentino. Iris Godlberg. Et tellement d’autres. Donner des noms, des visages, révéler des histoires, rencontrer les un.e.s et les autres à plusieurs reprises. Ne pas se fier aux premiers discours de façade. Mais écouter plus loin, avec bienveillance, empathie. Et par là revenir à cet essentiel ; remettre chacun de ces nomades, chaque homme, chaque femme à la place qui devrait être la sienne : au centre.


Nomadland  de Jessica Bruder, traduit de l’anglais par Nathalie Peronny, Ed. Globe, 2019 (pour la version française).


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