Rien de tel que l’été pour rattraper son retard de lecture de polars. Sur le sable à la plage, quand la noirceur contraste avec l’ensoleillement, ou au chaud, près de la cheminée, comme en ce moment eu égard à la météo ambiante… Deux polars étrangers pour cette chronique : grand écart entre la Russie post-communiste et la Californie du Sud fleurant bon « Sex, Drug and Volley-Ball »… Embarquement immédiat !
Polar aux photos retouchées au scalpel
Le retoucheur : confession d’un tueur de sang-froid : voilà un titre prometteur. Écrit par Dmitri Stakhov, journaliste russe, ce roman noir nous plonge dans l’univers peu scrupuleux des photos retouchées sous Lénine et Staline. Cette pratique, courante sous certains régimes communistes, est ici prétexte à thriller paranoïaque…
« Ceux que tu effaces des négatifs meurent quelque temps après. Ou bien sont tués. Ils sont condamnés. Mais surtout ne t’afflige pas. Même si tu as amplement de quoi t’affliger. Moi, je faisais le boulot sur ordre. Tu comprends ? j’exécutais des ordres. J’ai pris ma décision une bonne fois, et je ne me suis plus jamais tourmenté pour rien. Je savais ce dont j’étais capable, et j’utilisais mes compétences. Sans m’agiter. Sans gesticuler. Je ne touchais rien pour ça. Les uns accomplissaient leur devoir devant un four Martin, et moi dans un laboratoire photo. Les uns fondaient de l’acier, et moi je rectifiais l’Histoire. »
Tout comme son grand-père et son père, Heinrich Heinrichovitch Miller, le narrateur, est photographe et retoucheur – rectificateur du cours de l’Histoire. Héritier du don familial, Heinrich peut, d’un coup de scalpel sur un négatif photo, faire perdre la vie à certaines personnes. Un Photoshop meurtrier en puissance. Surtout à l’époque où se déroule le roman, à savoir la Russie de Poutine, criminogène et corrompue, où les meurtres politiques et crapuleux sont quotidiens.
Ce scénario, qui aurait dû être palpitant, se perd toutefois dans les méandres de la narration. Le fil de l’intrigue est assez confus : flashback initial que l’on ne rattache que tardivement au récit du thriller, allers-retours assez constants entre l’enfance du narrateur et le présent de la narration. Une chronologie difficile à suivre donc, morcelée et qui confère à l’égarement pour le lecteur. Confusion prolongée par la similitude entre les professions du père et du fils. Confusion entre les personnages récurrents ou ressemblants (Tania, sosie de Liza, l’amour de jeunesse d’Heinrich, morte accidentellement à cause de lui : comme deux figures féminines, l’une fantôme, l’autre modèle fantomatique).
Méandres de la narration amplifiés par le clic-clac de la chambre noire. Le narrateur pose autour de lui son œil de photographe et nous décrit le monde tel quel. Comme une suite ininterrompue d’instantanés, parfois flous, parfois trop cadrés. Un monde en mosaïque, dont on ne trouverait pas le fil conducteur. Un peu comme des poupées russes mal rangées. Des images, des flashbacks, sans queue ni tête.
Mais il reste le personnage principal : Heinrich. Et on lit jusqu’au bout le roman pour savoir comment il va se sortir de cet imbroglio politiquement corrompu. Il manipule et est lui-même manipulé. Sans doute aidé par sa plus grande amie, fidèle d’entre les fidèles : la vodka. Ce personnage assez froid constate assez vite qu’il a hérité du don de son père. Que ce don peut donner des ailes et les brûler. Une seule question le taraude tout au long du roman : son père appartenait-il au KGB ou n’en était-il que l’instrument ?
Au final, un polar russe contemporain, nourri de l’actualité : corruption du pouvoir, trésor disparu du Parti communiste, hommes de mains et règlements de compte sanglants, suppression des opposants politiques… Mais un polar qui à mon goût ne tient pas ses promesses. Une intrigue complexe mais noyée sous les méandres de la narration. Une paranoïa sanglante qui ne s’exprime pas assez et est enfouie sous une couche de glace, l’indifférence même du narrateur. Aucune empathie du coup pour ce photographe indépendant aux pouvoirs meurtriers et la nette impression de rester en surface, sur la partie immergée du récit. Avec un scalpel qui glisse mais ne tranche pas…
Le Retoucheur : confession d’un tueur de sang-froid / Dmitri STAKHOV – Actes Sud Littérature (collection Actes Noirs) – Mai 2011 (France) / 2008 (Moscou, Russie)
Polar sous le soleil californien et les balles mexicaines
Autres latitudes, autres mœurs avec Savages de Don Winslow. Sous le soleil de Laguna Beach, Californie du Sud, un trio assez insolite fait du business écolo. Il y a Ben, docteur en botanique et marketing ; Chon, mercenaire féru d’armes en tout genres, et Ophelia, O pour les très intimes, une bimbo que l’on aurait tort de prendre pour une idiote. Un triangle amoureux dont O est l’épicentre : « Ben est sang chaud, Chon est métal froid, Ben a du cœur, Chon est indifférent, Ben fait l’amour, Chon baise. Elle les aime tous les deux. »
Leur business écolo n’est pas des plus légal mais ils s’en fichent, tant qu’il reste éthique, prospère et non violent. Ben est le roi du cool, la meilleure herbe de la côte Ouest : l’hydro, un cannabis cultivé hors sol, sans matières organiques. Leurs clients sont fidèles et attachés à la qualité du produit. Le trio savoure pleinement sa vie heureuse et sereine grâce à leur petit commerce. Un seul mot d’ordre : sexe, volley, bière et dope. Mais le ciel bleu californien peut cacher quelques nuages… Le petit monde de la drogue est une jungle où cohabitent « les sauvages et les moins sauvages » et où leur réussite ne plaît pas à tout le monde. A commencer par une madone, la reine du Cartel de Baja, un cartel mexicain, adepte des décapitations pour l’exemple, qui décide de lancer une OPA hostile sur leur petite entreprise. Le pot de terre contre le pot de fer dans le petit monde de la marijuana…
Le trio, fort de ses préceptes anti-violence et commerce équitable, refuse l’offre de rachat en pavanant. Mais quand O. se fait enlever, leur jolie vie californienne s’écroule. A partir de ce moment, la série pour ados un peu déjantée vire au roman noir et sanglant. Bourré – shooté – d’humour noir. Après avoir plané, vous allez haleter… jusqu’au dernier souffle et dernier chapitre.
Après le surf et la dope, vive les tronçonneuses qui transforment «les gens en distributeur de bonbons Pez» et vive la violence implacable du petit monde du trafic de drogue. Mais l’affrontement, même sanglant, se déguste, grâce à l’humour cynique distillé avec subtilité par Don Winslow. Ce dernier jette aussi un regard réaliste sur cette Californie frontalière qui snobe son grand voisin : racisme américano-mexicain, problèmes sociaux des immigrés, corruption de la police, inefficacité latente de la guerre anti-drogue, ultra-violence des gangs… Et se moque même gentiment du pape, dans un paragraphe à l’humour provocateur :
« La dope-sexe de Ben & Chon.
Responsable de plus d’orgasmes sur la côte Ouest que le docteur Johnson.
Pas étonnant que les Mexicains la veuillent.
Tout le monde en veut.
Vous filez ça au pape, il jouerait au frisbee avec des capotes qu’il balancerait de son balcon à une foule de fidèles en adoration. Leur dirait d’y aller. Dieu est bon, tirez votre coup. Dieu est amour, envoyez-vous en l’air. »
Qui de l’artisanat ou de la multinationale l’emportera ? sur qui parier ? business éthique ou capitalisme sauvage et décomplexé ? seule la lecture de ce polar haletant vous le dira.
Ne soyez pas déconcertés par la syntaxe et le rythme, surprenants au départ. Des chapitres très courts, des phrases qui claquent comme des mitraillettes. Un style très oralisé, où le « Fuck You » est roi (et constitue d’ailleurs le premier chapitre). Un style lapidaire – certains chapitres ne sont composés que de trois ou quatre phrases – comme une exécution où seule une balle suffit. Une écriture percutante pour un rythme haletant font de ce roman une spirale envoûtante. La pression monte et l’on dévore les chapitres. A cent à l’heure. Comme un shoot.
De surcroît, les personnages sont attachants. Ben, ce producteur et vendeur d’hydro, incarne surtout la non-violence équitable : il réinvestit les bénéfices de son petit business dans des actions en faveur du Tiers Monde parce qu’«il a une conscience sociale». Il y a Chon, qui dort le doigt sur la gâchette et revit ses missions en Afghanistan ou en Irak, en bon vétéran du Truckistan. Et qui défendra ses amis becs et ongles. Il y a O., nymphomane à ses heures perdues, adepte de shopping, en guerre pacifique contre sa mère, Rapu, la « Reine Agressive Passive de l’Univers ».
Toujours pas convaincus par cette épopée rock et sanglante sur fond de sable californien et de champs de marijuana ? ce roman jubilatoire a tapé dans l’œil d’Oliver Stone qui se préparerait à l’adapter au cinéma avec un plateau de choix : John Travolta, Uma Thurman, Benicio Del Toro… Si la lecture vous rebute, patientez pour vous installer confortablement dans une salle obscure. Et là, vous aussi, vous succomberez à la sauvagerie !
Savages / Don WINSLOW – Editions du Masque (collection Grands Formats) – Mars 2011 (France) / 2010 (Etats-Unis)