[Report] – Bacchantes et Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp @ l’Antipode

Programmation parfaite ce vendredi 21 novembre dans la grande salle de l’Antipode avec l’enchainement à haute valeur ajoutée des concerts des époustouflantes Bacchantes et de la belle fanfare post punk débridée Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp. Une soirée aussi captivante qu’exaltante. On vous raconte.

Bacchantes

Si les toutes premières notes du concert de Bacchantes résonnent dans un Antipode encore timidement rempli, la salle s’épaissit vite de la présence de plus en plus fournie d’un public l’oreille et l’œil rapidement intensément captivés. Disposées en arc de cercle sur la scène, géométrie demi-circulaire soulignant à la fois la complicité et l’unité du quatuor mais également l’ouverture au partage avec les spectateurs et spectatrices, les quatre magiciennes-chamanes-mousquetaires ferraillent dans la lumière au milieu des ombres, invitent doucement à la transe et imposent immédiatement leur univers hybride aussi in-ouï qu’étrangement familier.

Bacchantes @ Antipode - Alter1fo.com

Un harmonium dont on apprend qu’il est indien, des claviers (alternativement joués par Claire Grupallo et Faustine Seilman), une batterie minimaliste à la scie circulaire en guise de surprenante cymbale (Astrid Radigue), une guitare sous tension parfois frottée d’une baguette (Amélie Grosselin) et quelques cloches qui se répondent, voire un carillon qui s’invite : l’instrumentarium des quatre prêtresses du Dionysos latin est plutôt minimaliste. Pour preuve, plus tard, le verre rempli d’eau frotté du doigt par Claire Gruppalo en intro du nervalien et hypnotique Politique. Et pourtant. L’effet en est maximal. Tant la richesse et la pertinence des arrangements sautent à l’oreille (au hasard les percussions pleines de subtilité ou les ostinato vocaux sur le sublime Marine tout comme l’alternance des vers chantés à l’unisson / harmonisés). Rien n’est forcé, tout sonne plein, et juste.

Un chœur aérien de quatre voix savamment entremêlées vient s’empaler sur un riff répétitif de guitare poisseux de disto avant de s’en extraire et de s’envoler au-dessus d’un grave drone vocal aggloméré aux riffs cycliques de la six-cordes, au-dessus desquels Amelie Grosselin, comme à son habitude, se balance d’avant en arrière. Le silence, très vite, étreint le public. Une histoire de vents imaginaires gonflent d’espoir les voiles de bateaux désespérément échoués sur la terre aride tandis que surgit une mélodie electrelane-ienne lancée par les cloches de Claire Gruppalo. La salle, bouche bée d’étonnement, se trouve immédiatement transportée. Ailleurs. Loin. Très loin de ce qu’on a l’habitude d’entendre.

Voire emportée, même, avec la doublette sur la faune (!) Cavale / Fiers tyrans dont l’enchaînement entre poignante complainte mélodique (laisse-le en cavale) lovée sur des nappes lancinantes claviers/harmonium lardées de coups de six cordes et chœurs médiévaux entêtants et entêtés, martelés de plus en plus intensément par la batterie, finit de prendre la salle dans sa sarabande échevelée. Et chacun d’accompagner les claquements de mains qui l’achèvent et de cris et d’applaudissements. Avec l’un de leur rare texte -à peine plus joyeux (on va mourir / en pleine puissance / décomposé / parmi les bêtes)- Héllébore fétide, scandé à pleine voix et pleins poumons d’une furie amusée, la bande des quatre finit d’entraîner la salle dans ses détonants et passionnants développements.

Alors quand le quatuor quitte ses instruments pour venir en front de scène harmoniser a capella sur les premier et dernier couplets du Chant des Marais (dont la mélodie convoque immédiatement à la mémoire l’Hymne des femmes et ce n’y est peut-être pas par hasard), la qualité d’écoute de la salle est palpable. A la fois moment suspendu et partage émouvant, leur version -renommée Terre d’allégresse-, comble autant les oreilles que les cœurs. Bigre, se dit-on, elles l’ont encore fait. Car une nouvelle fois, à notre surprise ravie (ça peut quand même être ardu, cette « musique du fond des temps, du fond des bois » comme la qualifiait facétieusement mais aussi justement Philippe Katerine), les quatre musiciennes emportent et le public et l’adhésion, avec encore une belle célérité.

Chant lyrique, aridité punk, riffs noise, musique vocale médiévale, percussions tribales, textes poétiques littéraires (Nerval, Verlaine, Cendrars, Isaac Habert, Edward James…), pop passée par l’ivresse d’un alambic intercesseur du monde des esprits de la nature : au lieu de renvoyer dos à dos contraires, différences et mondes épars, Bacchantes les intègre. Et plutôt que d’en lisser les angles, Bacchantes les imbrique les uns aux autres avec autant de profonde finesse que d’ardente inventivité. Pariant intelligemment sur la subtilité et la curiosité du public, Bacchantes va ailleurs. Et nous prend par l’oreille. La salle, rapidement bluffée par les propositions hors normes des quatre musiciennes, prise par cette étonnante alliance entre malice et désarmante sincérité du propos et de l’engagement, est désormais prête à les suivre jusqu’au final d’un set réussi de bout en bout.

D’autant que les quatre Bacchantes ne manquent pas d’humour, tel ce désopilant Chœur d’Amour qui se révèle tour à tour féérique par son enchevêtrement de cloches, inquiétant par ses feulements inattendus, entraînant par sa rythmique chamanique et étonnamment drôle lorsque Claire Grupallo qu’on a jadis applaudie avec Sieur et Dame y retrouve ses mimiques théâtrales, et la malice complice avec ses partenaires.

Bachantes @ Antipode - Alter1fo.comOn a déjà eu la chance d’entendre Bacchantes plusieurs fois sur scène et on ne peut que se réjouir de l’ampleur que concerts après concerts gagne le quatuor. On avait pressenti lors de leurs premières dates par ici (les Embellies et l’Antipode old way notamment, où elles avaient déjà cueilli le public par surprise) que les prémisses pour quelque chose de beau et grand étaient là et bien là. Le set de ce soir le confirme haut les chœurs. Et bien que ce soit sans rappel (« on n’a plus d’autres chansons »), le concert s’achève dans la chaleur des cris et des applaudissements.

Parce qu’elles sont la somme des influences qui les traversent, des projets qu’elles ont menés ou mènent en parallèle -et que nous avons pour notre part bien souvent suivis avec passion (Fordamage, Sieur et Dame, Mermonte, Faustine Seilman et on en passe tout autant) – tous divers qu’ils soient et tout aussi riches que l’étendue du spectre musical qu’ils embrassent, mais surtout parce qu’elles creusent là où pas grand monde ne cherche, et avec un talent et une intelligence sacrément affutés, Bacchantes se révèlent infiniment passionnantes. On avait froid en arrivant. Nous voilà tout réchauffés.

Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp

Et autant dire qu’avec la suite de la soirée, la température va encore sacrément grimper. Car après le captivant et chaleureux set de Bacchantes, ce ne sont pas moins que les douze musiciens de l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp qui prennent place sur la grande scène pour un fabuleux moment de danse, de partage et de sueur. Deux batteries, deux guitares, deux marimbas, un violoncelle, une contrebasse, deux cuivres (trombone et trompette), un violon (ou alto on n’a pas bien vu) et une violoniste/chanteuse pour une force de frappe encore démultipliée. Et vu les talents de la belle bande, plutôt qu’une simple addition, on s’y attend à une déflagration exponentielle.

Et bien autant dire qu’on a été servi et qu’on est ressorti de là complètement ruisselant. A l’image de leur épatant patronyme Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp (ou OTPMD, pour les plus intimes) qui vient de la joyeuse collision entre les noms hauts en couleur des groupes traditionnels africains : Orchestre Tout Puissant Konono n°1, Tout-Puissant Orchestre Poly-Rythmo de Cotonou… avec le plus iconoclaste des dynamiteurs d’art français, la joyeuse bande culbute les genres avec une réjouissante maestria. Punk funk, rythmiques afro-beat, aridité noise-punk, dissonances noise, marimbas traités à la Steve Reich, grands orchestres de jazz funk africains, récitatifs scandés, chorale à gorge déployée, cuivres New-Orleans ou trio de cordes romantiques -et on en passe des moulinettes-, les Tout Puissant font feu de tout bois et vous réjouissent tant l’oreille que les pattes.

Dès l’entame du set déjà punchy en diable, on se retrouve ainsi à secouer le ciboulot comme de beaux diables. Preuve par trois que, même sans échauffement, l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp n’a rien perdu de son incroyable et communicative énergie. Leur musique joyeuse et festive a pourtant le chic pour ne jamais vous prendre totalement dans le sens du poil. Les deux notes lancinantes des guitares post punk alliées aux pas plus diserts cuivres punk funk d’Empty Skies toutes irrésistibles qu’elles soient, se voient ainsi régulièrement stoppés dans leur répétitive course par d’iconoclastes cordes qui surgissent on ne sait quand, quasi en leur tirant la langue. Ça en devient encore plus captivant et jubilatoire et on a des fourmis plein les jambes.

Le set dans son ensemble fait la part belle au dernier album, We’re OK. But we’re lost anyway (Bongo Joe Records). Les compostions du maître d’œuvre de la bande Vincent Bertholet (qu’on retrouve aussi dans la version à l’os mais toute aussi réjouissante Hyperculte) y sont de nouveaux particulièrement inspirées et on découvre sans étonnement aucun, que les morceaux se révèlent encore plus percutants et addictifs en live, portés par l’énergie survoltée et débridée de la belle fanfare post punk. Il faut les voir sauter, violon à la main, guitare dans les airs, avec une complicité et une écoute à l’autre assez démentielles. Chanter à plein poumons avec une énergie aussi débordante que communicative, voire se passer le micro de l’un à l’autre ou emberlificoter nos oreilles dans de surprenants dialogues instrumentaux. Ça gigote de bonheur et ça s’amuse tout autant sur scène que dans la salle pour le plus grand plaisir de toutes et tous.

L’intro de So many things to feel guilty about en cavalcade de percussions en tous genres, contrebasse à la ESG et notes no wave à la guitare électrique aboutit par exemple à un chœur survolté où l’extatique tripotée de musiciens scandent les paroles à l’unisson pour un effet des plus percutants. Il y a des breaks partout, ça part dans un sens, ça culbute dans l’autre, ça passe d’un timbre par ci, ça rebondit par là, des cuivres à la guitare, du chant scandé au récitatif, des percussions africaines au rythmiques vocales. On se demande bien comment on pourrait encore résister à cette fiévreuse frénésie. On ne sait pas trop comment ça se passe au fond de la salle, mais dans les premiers rangs ça danse à tout va, le sourire cloué aux lobes des oreilles. Et sans faiblir d’une once. On salue l’hommage de l’Orchestre à Gilles de la Bascule (qui accueillit autrefois la belle bande) avant de repartir tambour battant la jambe et la tête alertes

A de nombreuses reprises, on se laisse porter par la voix toute en nuances de Liz Moscarola. Elle impressionne par sa présence scénique et sa capacité à se camper en véritable œil du cyclone de cette merveilleuse tornade bigarrée. Mais on aurait tort de limiter les talents de l’Orchestre à ces irrésistibles moments de transes débridés. Pour preuve, le si bien nommé Be patient qui passe de nappes lentes à un merveilleux trio de cordes entremêlées violons/violoncelle (qui nous rappelle les Foreign Landscapes d’Hauschka ou nos tant aimés Rachel’s) à une ballade lancinante et répétitive. La partie de cordes se poursuit dans de légères stridences légèrement plus free et un bourdonnement de cuivre proche du drone. Le morceau devient momentanément trip hop abstrait, les cuivres jouent free à leur tour mais la voix de Liz Moscarola reste le phare lumineux auquel on s’accroche de bout en bout. Avec un art merveilleux des équilibres et des bascules, l’Orchestre prend ainsi le temps d’installer ses ambiances, le temps de dévoiler et développer ses propos. Mention spéciale également à la superbe intro de cordes de So we all (Sauvage Formes, 2018) sur laquelle Liz Moscarola s’élance soudain, claire et juste, avant que l’exaltation ne gagne petit à petit par des coups de baguettes cliquetantes, l’arrivée des marimbas et des cuivres avant l’explosion tant attendue, dans un grand raout mené par un violon devenu totalement frappadingue.

Et même quand les joyeux lurons s’essaient à la reprise, on en prend plein les oreilles, telle cette version passionnante d’I doubt de Tres (sur La contra Ola Synth Wave & Post Punk from Spain 198086 paru chez Bongo Joe, leur label pour les deux derniers albums). On n’a pas une seconde pour se retourner et voir l’ensemble de la salle, mais tout autour, tout le monde danse et ce n’est pas l’accalmie porté par le chant et les cordes émouvants de Flux, qui stoppe les ardeurs, bien au contraire. Construit comme une rampe de lancement, avec une lente montée progressive, le titre passé par un break percussif se poursuit par chacun des musiciens scandant (en français) les absurdités de la mondialisation, parfois entrecoupés de scansions de guitares no wave qui se répondent la rage aux cordes. Les percussions se font plus massives, les scansions plus percutantes avant que d’irrésistibles bends répétitifs sur la six-cordes de Beginning ne kidnappent totalement nos orteils et oreilles. C’est alors parti pour une transe totalement dantesque, portée par des cuivres en ébullition. La fanfare devient alors marching band (sur place) puisque tous se mettent à chanter comme un seul homme à plein poumons sur Bêtes Féroces pour un moment d’intense alliance Nous avançons Nous avançons le front comme un delta / A force d’avoir haï toutes les servitudes/ Nous sommes devenus des bêtes féroces de l’espoir.

On aura la chance d’un rappel avec Blood Pumps & Buds issu de leur premier album (The thing that everything else is about), joué à toute berzingue qui finira de nous mettre définitivement en nage. L’euphorie offerte par l’incroyable capacité du groupe à communiquer aussi pleinement son énergie et sa complicité aura définitivement gagné toute la (grande) salle. Et on ressortira en nombre le sourire jusqu’aux oreilles. D’autant que le plaisir offert par cette folle programmation aura encore été démultiplié dans le très chouette écrin du nouvel Antipode et on applaudira des deux mains l’attention portée à soutenir des projets hors-normes comme ceux-là.

Photos les fourmis dans les pattes : l’indispensable et sautillant Mr B

Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp & Bacchantes @ Antipode, Rennes


 

Laisser un commentaire

* Champs obligatoires