Fondre ensemble image numérique et corps des danseurs dans un même espace, c’est ce que se proposait de faire ce samedi 17 octobre la Cie Adrien M/Claire B avec Le Mouvement de l’Air présenté dans le cadre du festival Maintenant au Triangle. Compte-rendu.
Ce samedi après-midi, au son de la sélection éclairée de Mioshe, un public nombreux et familial se presse dans le hall du Triangle pour assister dans la grande salle à la seconde représentation du Mouvement de l’Air (la première a eu lieu la veille). Comme lui, on est curieux de voir ce que cette alliance onirique entre réel et numérique peut donner.
Sur la scène, un écran de tulle en deux volets et un espace blanc sur le sol forment une sorte de cube coupé dans sa diagonale. C’est sur cet écran, mais également sur l’espace blanc délimité au sol que vont être projetées les images numériques qui font partie intégrante de la chorégraphie pour trois danseurs pensée et mise en scène par Claire Bardainne, Adrien Monot et Yan Raballand. En effet, comme l’expliquent les deux fondateurs de la Cie, ce qui les intéresse, c’est de « rendre visible l’invisible (…), de regarder autrement l’espace » et ainsi « de rendre la frontière entre virtuel et réel tellement poreuse qu’on a l’impression qu’ils font partie d’un même monde » . C’est ainsi que les images projetées et le corps des danseurs sont amenés à ne faire qu’un, dans un dialogue, une interaction constante entre les deux.
Un premier danseur traverse l’espace scénique en faisant tourner un tuyau harmonique au dessus de sa tête tandis que des motifs répétitifs faisant penser à une jungle numérique s’agitent autour de lui. Suit un pas de trois où les corps jouent à s’assembler : deux hommes (Rémi Boissy, Semi-aride Rahmouni), une femme (Maëlle Reymond) se rejoignent, se séparent, se touchent, s’éloignent, s’accrochent sans discontinuer dans une pluie inversée de flocons qui montent vers le ciel jusqu’à un joli moment à trois de danse en contact avec le sol.
Puis la Cie s’amuse autour de la notion d’espace et nous invite à le repenser. On croyait l’espace scénique réduit à l’espace délimité à l’intérieur des trois écrans. Pourtant c’est l’arrière-plan qui se découvre maintenant : l’espace derrière le tulle s’éclaire et devient lui aussi espace de danse. Mais cette fois-ci vu de derrière l’écran. On apprécie autant ce jeu bienvenu sur les limites de l’espace que ce questionnement autour de l’écran (l’écran sur lequel on projette, l’écran à travers lequel on est forcé de regarder, les notions de 3D/2D, d’espace réel et d’espace perçu). Une spirale de sable s’élève alors, et telle une tornade numérique, se déplace sur l’écran. Au centre, un danseur à longue jupe se met à tournoyer de concert avec le typhon digital, derviche tourneur moderne complètement immergé dans la masse numérique. Le corps du danseur et les projections numériques intimement liés ne font alors plus qu’un pour un moment particulièrement réussi.
Mais les trois danseurs n’ont pour autant pas fini de se jouer de l’espace. La neige se transforme en éphémères si l’on en croit les chants d’insectes qui résonnent dans la salle nous transportant progressivement une nuit d’été. Devant l’écran, accompagnée de voiles numériques qui dansent avec elle sur le sol, puis sur l’écran en fond de scène, Maëlle Reymond s’élève dans l’air. En plus des entrelacs entre espace numérique et réel, un troisième plan s’ajoute, celui de la danse de son ombre projetée dans la lumière sur l’écran blanc. Se jouant de la pesanteur du réel, le corps de la danseuse prend la tangente et suit le mouvement de l’air.
Tout aussi suspendu, mais à un câble davantage élastique, l’un des danseurs engage alors une lutte avec une lumière rouge toute en lignes mouvantes. Plus qu’un fond de scène décoratif, la forme digitale devient désormais elle-même danse, comme si le décor devenait lui aussi danseur pour un pas de deux mêlant numérique et réel. La forme avance, menace, s’élance, l’homme recule, hésite, s’enfuit. S’aplatit sur le sol puis rebondit dans les airs, s’affale, s’élève à nouveau vers l’arrière tentant de résister à la pression des vents contraires.
L’accalmie suit, autour d’un plan d’eau figuré sur le sol, qui sert de point d’échanges, de rencontre entre les corps. Avec encore, ce jeu sur les transparences et les plans, les danseurs n’étant pas toujours du même côté de l’écran, trompant l’idée même de rencontre. Autour de l’onde liquide, les corps se caressent, se poursuivent, se réunissent. Puis l’eau se transforme en volutes de fumée mouvantes et éphémères. Des formes humaines semblent sortir des corps des danseurs souvent à nouveau suspendus, comme des âmes qui s’élèveraient au-dessus des êtres.
La fumée virtuelle devient tempête de sable puis quadrillages de stries lumineuses, déchaînement de lignes contre lesquels les corps doivent rester en rangs serrés, emmêlés pour résister. Les lignes mouvantes donnent une perception visuelle de l’espace perturbée, dessinent une profondeur de l’espace différente : ces pans entiers de quadrillage qui tournent, s’abattent, auxquels les danseurs sont constamment contraints de s’adapter, tournant de concert avec eux (avec parfois l’un des danseurs restant à la même place, et renforçant encore les effets d’optiques qui perturbent nos sens) ou même se jetant au sol dans une pirouette pour échapper à la masse lumineuse qui semble tomber et réduire d’autant l’espace et l’air.
Plus tard, défiant une nouvelle fois les lois de la gravité et suivant les mouvements de l’air et des nuages (diffusés en vidéo sur les écrans) les trois danseurs s’élèvent dans un tourbillon onirique de feuilles qui virevoltent autour d’eux. Pour finir, le musicien qui chante et joue de la guitare en même temps que ce dernier moment de danse, entre sur la scène, de dos, toujours jouant pour un joli effet de surprise.
Au final, si l’on apprécie particulièrement cette réflexion constante sur l’espace, les limites et les écrans présente dans le travail de la Cie, tout comme ces jeux sur la perception parfois déréglée par l’utilisation de l’outil numérique, si l’on est tout autant intéressé par cette recherche d’abolition des frontières entre réel et virtuel, qui nous donne constamment à penser et à ressentir, on reste (et à l’exacte inverse de la salle, il faut être honnête, qui réserve une ovation plus que nourrie aux trois danseurs et à la Cie) un poil sur notre faim.
La forme est plutôt réussie, mais le tout manque un peu de fond pour nous satisfaire pleinement. Des moments un peu trop convenus, une irruption du narratif (le baiser, le jeu des deux danseurs pour savoir qui arrivera à attraper le premier le crochet pour se suspendre dans les airs par exemple, ou la chanson finale) un peu décevante, ou en tout cas pas suffisamment subtile à notre goût, nous laissent un tantinet plus circonspect que le reste du public. Mais si tout ça manque pour nous un peu de sève, on a cependant passé un joli moment, plein des belles réussites évoquées plus haut. La plus essentielle étant celle de la rencontre réussie du public, familial qui plus est, avec l’œuvre de la compagnie. Car lorsqu’on sortira de la salle, de toutes parts, les commentaires seront élogieux, voire fascinés.
Photos : Caro
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