Communiquer avec son voisin, même quand il nous ressemble si peu qu’on se dit qu’il exagère : en est-on encore capables ? La question se posait, au moment précis où nous frappions à la porte des Filles de Jésus de Kermaria: une poignée de religieuses vivant au beau milieu de la ville, dans le grand bâtiment de béton qui se trouve presque en face des Champs Libres, à l’arrière du multiplexe Gaumont – entre un hôtel et un sex-shop.

Les sœurs nous ont ouvert la porte simplement, avec prudence mais sans méfiance. Elles ont même accepté qu’on les interroge, non sur leur engagement spirituel mais sur leurs états d’âme de citoyennes.

Rencontre avec Anne-Françoise, Geneviève, Anne et Marie-Jeanne (1).

Filles de Jésus et citoyennes

Précisons d’emblée que ces soeurs là sont loin d’être recluses. Les Filles de Jésus sont des religieuses apostoliques, dont l’engagement se situe « au cœur du monde » : beaucoup ont par exemple exercé le métier d’enseignante ou d’infirmière. Elles travaillent aujourd’hui pour la congrégation ou animent des groupes de croyants dans la ville ou sa périphérie. Elles rencontrent donc, de façon privilégiée, des catholiques pratiquants – mais pas seulement : la réputation architecturale de leur maison leur vaut régulièrement des visites organisées par l’Office du tourisme ou l’École d’architecture (2).

Si la Règle de leur congrégation ne les laisse pas libres de s’établir durablement dans un lieu, elles sont toutes les quatre rennaises depuis plusieurs années. Et puis, rappelle Anne-Françoise, « on est bretonnes, on ne peut pas ne pas connaître Rennes ».
Les sœurs, en ayant conscience d’être des citoyennes un peu particulières, ont donc les deux pieds dans la ville… et les deux yeux dans la presse locale. Si elles votent ? La question les fait rire. « On ne fait pas partie des abstentionnistes », s’esclaffe Marie-Jeanne.

Des Rennaises plutôt heureuses

Reste alors à comprendre, non ce qu’elles votent – leur choix n’est pas fait – mais ce qui gouvernera leur vote : quelles préoccupations, quelles aspirations ?

On pourrait par exemple supposer un certain malaise à vivre dans une ville étudiante, plutôt festive et parfois tapageuse, quand on est religieuse et d’un âge respectable. Pourtant les sœurs sont globalement des Rennaises heureuses, comme l’exprime Anne-Françoise : « Je trouve qu’il y a beaucoup de vie à Rennes, d’autant plus que nous sommes dans le centre (…). Il y a des choses qui sont très bien organisées, en particulier les transports en commun, ça permet beaucoup de possibilités».
Marie-Jeanne apprécie les espaces verts des parcs ou des bords de la Vilaine. Toutes, comme Geneviève, profitent de la vie culturelle : « On a l’embarras du choix. On n’a pas assez de temps pour tout faire ».

Une ville agréable, donc : pour Geneviève, l’action des précédentes municipalités y est forcément pour quelque chose : « Je pense qu’ils ont le souci de la cité. Dans tout ce qui va bien à Rennes, il y a des choses qu’on leur doit, quand même, ils ont continué l’œuvre des précédents».

Projets urbains, impôts locaux? « Je suis pour aller de l’avant » !

Les sœurs affichent même une prudente adhésion aux projets en cours : métro, centre des congrès : « Je suis pour aller de l’avant, pas pour rester en arrière » affirme Geneviève. Marie-Jeanne tempère : « Je ne suis pas suffisamment informée pour prendre position pour ou contre. Avoir un centre des congrès à Rennes, ça peut être intéressant mais est-ce qu’il est placé au bon endroit, j’en sais rien ».

On se risque alors à évoquer certaines idées qui circulent, comme l’aménagement de l’église Saint-Aubin, place Sainte-Anne, pour des usages profanes. M. Bourcier, adjoint à l’urbanisme, comme M. Chavanat, candidat de l’opposition, s’y sont montrés favorables à la condition d’un accord du diocèse, qui ne semble pas acquis (3). Sur cette question qu’on imagine sensible, la réaction des quatre femmes nous surprend : [extrait sonore 1]

Vient naturellement la question des impôts locaux, corollaire inévitable de ces grands projets et sujet chaud de ces élections : 3 candidats (M. Chavanat, Lescure et De Mellon) ont déjà promis de les geler ou de les faire baisser. Cela fait rire Geneviève : « Les impôts, ça augmente toujours trop. Mais si on veut que la cité puisse faire des travaux, il faut bien qu’on paie des impôts. On bénéficie de toutes les infrastructures… Il faudrait pas que ça continue à augmenter trop vite, quand même », tempère-t-elle. « Il faut voir quel emploi il en est fait », ajoute Marie-Jeanne. Et les sœurs d’évoquer l’apparente improvisation des travaux dans le quartier de la gare : « On refait les canalisations d’une rue et un mois après, on reperce pour en faire d’autres. Ils pourraient faire des plans d’ensemble ! »

Mais ce qui préoccupe vraiment ces Rennaises, plutôt confiantes par ailleurs dans les ressources de leur ville, est d’un autre ordre…

Des incivilités « qui pourrissent un peu la vie »

Geneviève en fait tout une liste : « Les tags sur les murs. La propreté. Vous savez, on est sur le chemin de la gare, on s’arrête sur les porches, les odeurs c’est pas toujours…[elle fait une moue] Il y a les crottes de chiens sur les trottoirs, quand c’est pas autre chose. (…) C’est pas très joli ça, c’est les aspects négatifs ».
Elle ajoute : « Il y a un manque de civilité, quand même, assez important. On est sur le trottoir, on est assez âgées, nous, maintenant ; les jeunes peuvent nous bousculer, c’est à nous de nous ranger. Toujours ».
« Pas toujours ! », corrige Marie-Jeanne. « On voit aussi des jeunes qui cèdent leur place dans le métro ou dans les bus, faut pas non plus tout mettre au négatif ». Mais elle-même est parfois heurtée à la lecture des faits-divers : « Il y a quand même pas mal de violence. (…) Il y a souvent des agressions de personnes, des bagarres liées à l’alcool, à la drogue (…). Et quand il y a des soirées étudiantes et qu’on voit la place [du Champs de Mars] le lendemain matin, c’est un peu désolant, quoi ».

Que faudrait-il faire alors ? Prévenir, sanctionner ? Sans avoir de solution miracle, les sœurs s’accordent à rejeter les solutions radicales : « ça ne peut pas être tout l’un ou tout l’autre », explique Anne-Françoise. Geneviève opine : [extrait sonore 2]

Une misère incompréhensible

Il y a aussi cette présence de plus en plus visible de la pauvreté dans la ville, mais aussi de la richesse, qui interroge :
« Il y a une question qui m’intéresse, explique Anne-Françoise, c’est par rapport au logement. On construit beaucoup dans Rennes, apparemment c’est beaucoup de bureaux. Alors qu’il doit bien manquer des logements aussi. Alors ça me paraît un peu étonnant qu’on construise tant de bureaux et pas assez de logement. Ou bien alors c’est du haut standing, on est entourés d’hôtels qui vont se transformer en très haut standing… (…) Est-ce qu’on pense à ceux qui cherchent des logements abordables et qui n’en trouvent pas ? »

« Et tous les SDF qu’on rencontre, demande Geneviève, qu’est-ce que ça signifie ? (…) Peut-être quand même qu’il manque des centres d’accueil, parce qu’on a eu l’occasion une fois ou l’autre d’appeler le 115, et impossible d’avoir des places. Il y en a qui ne trouvent pas de place, et d’autres aussi qui préfèrent ne pas y aller pour différentes raisons. (…) Mais il reste qu’il y a des gens, la nuit, qui ne sont pas logés. L’effort doit peut-être être augmenté. Sûrement qu’il manque des lieux d’accueil ».

Des élections locales, mais des enjeux plus larges

La misère n’est certes pas un problème strictement rennais ; mais sur cette question et sur d’autres, les sœurs n’ont pas l’intention de positionner leur vote en fonction d’enjeux exclusivement locaux.

« Dans des villes comme ici, explique Marie-Jeanne, ce sont des scrutins de liste. (…) La liste est constituée sans doute à partir de considérations locales mais elle est quand même affiliée à quelque chose d’autre. Elle porte aussi des enjeux plus que locaux. C’est vrai que des positions affichées dans le domaine éthique peuvent avoir une importance. Il y a le mariage pour tous mais il y a aussi toutes les questions autour de la fin de vie. »

On leur fait remarquer que, leurs positions étant souvent sociales sur le plan économique et plutôt conservatrices sur les questions de société, la tâche de choisir son candidat promet d’être ardue ; que le choix était sans doute moins redoutable du temps -pas si lointain- où les gauches rennaises et bretonnes étaient largement issues du catholicisme social. Marie-Jeanne approuve :
« Dans le catholicisme social, il n’y avait pas ces positions là. Bon, je sais bien que c’était une autre époque aussi, les mœurs ont évolué, beaucoup de choses ont évolué. Mais par certains côtés, on pourrait penser à des tendances un peu anticléricales dans le socialisme actuel français. (…) Ça vient peut-être aussi de la position de certains catholiques par rapport aux questions de société. Ça provoque, aussi. »

Car c’est un fait : les religieuses ne goûtent pas tellement l’agitation produite par certains catholiques ces derniers mois. « Il y a peut-être eu des manifestations extrêmes au moment de la discussion sur le mariage, explique Geneviève. Mais je n’ai pas l’impression que ça rejoigne énormément de catholiques, ici ou ailleurs. Il y a eu quelques groupes excessifs, c’est ce que j’ai ressenti, mais je ne pense pas que ce soit généralisé du coté des catholiques ».
« Les médias prennent toujours les positions extrêmes, observe Marie-Jeanne. Entre les deux il y a plein de gens qui réfléchissent ».

Et qui, comme Anne-Françoise, pèsent consciencieusement le pour et le contre en tâchant de ne jamais perdre le sens de la mesure : « On n’a jamais un programme qui correspond exactement à ce que l’on souhaite. Il y a toujours des positions qui nous rejoignent et d’autres qui ne nous conviennent pas. Mais bon…. on fait pour le mieux, je crois que c’est ça ».

———————————————-

(1) : Les prénoms ont été modifiés
(2):  La maison des Filles de Jésus est une oeuvre de l’architecte Hervé Perrin, livrée en 1994 et qui a obtenu cette même année le prix d’architecture de Bretagne. Pour mieux la découvrir : http://www.flickr.com/photos/guillaumemichelet/11904991213/in/set-72157639683472145/
(3) : « Place Sainte-Anne, que deviendra l’église Saint-Aubin ? », Ouest-France, 27 mai 2013

Photos : Guillaume Michelet, guillaume@alter1fo.com