Dans son livre publié en 2024 aux Éditions du CNRS, l’historien Fabien Lostec, docteur en histoire, enseignant et chargé de cours à l’université Rennes 2, explore une facette encore méconnue de l’épuration : celle des femmes condamnées à mort pour avoir collaboré avec l’ennemi. Au total, 651 femmes ont été frappées par la peine capitale. Contrairement à une idée reçue, toutes n’ont pas été graciées : 46 d’entre elles ont été finalement exécutées, 121 si l’on prend en compte les tribunaux extralégaux… Depuis la Révolution française, jamais une telle sévérité n’avait été exercée à l’égard des femmes en un laps de temps si court.
Il y a quelques semaines, Fabien Lostec est intervenu lors d’une conférence organisée aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine. Marqués par la richesse de ses travaux, nous avons souhaité prolonger la réflexion. Nous l’avons donc rencontré en ce mois de juin, sous un soleil déjà estival, pour revenir avec lui sur cet épisode méconnu de notre histoire nationale.
(ALTER1FO) : Fabien, merci d’avoir répondu à notre invitation. L’histoire de la Libération est souvent racontée à travers des figures masculines et héroïques (résistants, chefs militaires, grandes figures politiques etc.). Les femmes, quant à elles, se voient reléguées au second plan, voire même invisibilisées. Qu’est-ce qui vous a poussé à centrer vos recherches sur ces femmes jugées et parfois condamnées à mort pendant l’épuration ?
(Fabien LOSTEC) : Il y a toujours un déclic. Pour moi, il remonte à 2003, pendant mes études d’histoire. Alors en licence, j’ai assisté à un exposé sur les femmes tondues à la Libération, en lien avec la thèse de Fabrice Virgili soutenue quelques années auparavant. L’image de ces femmes tondues en place publique, dans une atmosphère de fête mêlée à la vengeance, m’a durablement marqué. Plus tard, au moment de choisir mon sujet de thèse, cette scène m’est revenue en mémoire. Il m’a alors semblé que l’histoire des femmes à la Libération offrait une clé essentielle pour comprendre comment une société se reconstruit après une guerre.
Alors que les femmes tondues demeurent l’un des symboles les plus marquants et controversés de la Libération, vous avez réussi à trouver un angle d’approche inédit, à la fois complémentaire et différencié des précédents travaux comme ceux de Fabrice Virgili que vous venez de citer. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche ?
Avec Marc Bergère, mon directeur de thèse, nous avons délibérément choisi d’écarter les champs déjà largement étudiés, comme la Résistance ou la collaboration masculine et la question de la tonte des femmes, qui avait fait l’objet de nombreuses recherches. J’ai décidé de prendre le contre-pied et de me tourner vers une forme de répression plus institutionnalisée, plus extrême : la peine de mort. Une peine prononcée par les tribunaux, pas par la rue. C’est en creusant cette piste que j’ai réalisé qu’un pan entier de notre histoire restait encore largement méconnu.
Souvent réduite à un simple châtiment populaire, la tonte des femmes est en réalité un acte profondément sexiste et violent, et mis en scène comme un spectacle public. L’historien Philippe Buton parle d’une « joie douloureuse » pour désigner cette période ambivalente. Comment comprendre que ce rituel d’humiliation collective, exposé à la vue de toutes et tous, ait été si longtemps banalisé dans la mémoire collective ?
À la Libération, la tonte a souvent été perçue comme une sanction anodine, justifiée par l’idée que « les cheveux repoussent ». Mais c’était tout sauf bénin. Elle exposait les femmes à l’humiliation publique, à la stigmatisation sociale, et parfois même à des violences physiques (une photographie célèbre de Robert Capa, prise le 16 août 1944 à Chartres, montre une jeune femme rasée, un nourrisson dans les bras, et marquée au fer rouge sur le front, NDLR.) Ce geste marquait durablement les corps et les esprits, en les frappant dans leur dignité. Réduire cet acte à une simple coupe de cheveux, c’est ignorer sa portée profondément sexiste et traumatique.
!["Libération" à Basse-Indre (Loire-Atlantique) : couverture du roman d'André Figueras "Pas de champagne pour les vaincus" : [carte postale]](https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/in/dz/thumb/512/c17/c0b/47f/BMD_CPA_1559a.jpg)
Certaines de ces femmes, tondues publiquement, seront ensuite jugées par des tribunaux officiels, et certaines condamnées à mort. Pourtant, comme si la violence extrajudiciaire avait suffi à solder leurs fautes… on retient souvent que toutes ont été graciées.
C’est faux, et pourtant c’est une idée très répandue, en effet. En réalité, 46 femmes ont bel et bien été exécutées à la Libération. Ce chiffre peut sembler modeste, surtout comparé à celui des hommes (1500, ndlr), mais il est historiquement exceptionnel. Depuis la Révolution française, jamais autant de femmes n’avaient été exécutées en si peu de temps.
Au fil de vos recherches, parvenez‑vous à dégager un profil type ou récurrent parmi les femmes qui seront condamnées à mort ? Ou, à défaut quelles caractéristiques communes repérez‑vous ?
La majorité des femmes sont souvent jeunes, entre 20 et 30 ans, issues de milieux populaires, vivant en zone urbaine dans des villes où la présence allemande était la plus forte. Beaucoup étaient serveuses, secrétaires, femmes de chambre dans des établissements fréquentés par les Allemands. La proximité, parfois quotidienne, a pu favoriser certaines formes d’engagement. Certaines ont déjà eu affaire avec la justice.
Lors de votre conférence aux Archives départementales, vous avez souligné un point particulièrement intéressant : la manière dont la collaboration féminine a été, trop souvent, sous-estimé, réduite à une « collaboration horizontale »…
Oui, et cette image continue d’imprégner nos représentations. Elle permet de résumer la collaboration féminine à un corps, à une liaison intime. Pourtant, et cela a été démontré par Fabrice Virgili dès 2000 : près de 40 % des femmes tondues l’ont été pour des faits de collaboration sentimentale. Autrement dit, plus de la moitié d’entre elles, ont eu un engagement idéologique, politique ou administratif, ont participé à presque toutes les formes de collaboration, à l’exception de la collaboration militaire. Certaines ont même participé à des interrogatoires, voire à des actes de violence et de tortures. Leur engagement au sein des partis politiques collaborationnistes n’était d’ailleurs pas anecdotique : elles représentaient environ 15 % des adhérents. Certaines prenaient la parole en public, arboraient l’uniforme du parti dans l’espace public et affichaient sans détour leurs convictions. Ce n’est pas une posture militante que de le dire, mais il faut prendre au sérieux l’action des femmes, dans toute sa complexité, y compris lorsqu’elle est condamnable. Il y a une égalité des sexes, même dans le pire.
Vous parlez d’une justice profondément genrée. Que voulez-vous dire ?
Les dossiers judiciaires concernant les femmes sont truffés de commentaires sur leur réputation, leur vie privée, leur sexualité. Elles sont accusées d’être de mauvaises épouses, de mauvaises mères. À l’inverse, ces éléments sont quasi absents des dossiers masculins, sauf en cas d’homosexualité. Il faut rappeler que les magistrats étaient presque exclusivement des hommes. Même si les jurys de la Libération s’ouvraient théoriquement aux femmes, elles sont ultra-minoritaires.
Il nous semble important de revenir sur ce point, pouvez-vous nous rappeler clairement les deux types d’épuration : une populaire et une légale. Et comment s’enchaînent-elles ?
L’épuration populaire se déroule pour l’essentiel immédiatement après le débarquement de Normandie et à la Libération : brutale, expéditive, souvent portée par la colère, et la revanche. On estime que 90 % des exécutions sommaires ont eu lieu entre le Débarquement et la Libération.
Dès la fin de l’été 1944, une phase de normalisation s’amorce : c’est le début de l’épuration légale. Celle-ci recouvre en grande partie l’épuration judiciaire, sans s’y limiter. Elle prend également des formes administratives, économiques et professionnelles, bien au-delà du seul champ judiciaire. Contrairement à une idée répandue, l’épuration légale ne s’oppose pas à l’épuration populaire : elle en prend le relais. Cela dit, le retour des déportés et prisonniers au printemps 1945 réactivera ponctuellement des violences extrajudiciaires.

Au fond, que révèle cette violence genrée?
Qu’au moment même où les femmes obtiennent le droit de vote, en 1944, elles sont aussi rappelées à l’ordre, leur corps ne leur appartient pas pleinement. Il y a là une contradiction troublante : le progrès politique, mais une répression sociale et sexuelle extrêmement forte. L’épuration, c’est aussi un moment où l’on reconstruit une virilité nationale blessée. Après la défaite de 1940, l’occupation du territoire, le travail forcé (STO) et la déportation : l’épuration permet aux hommes de reprendre symboliquement le contrôle.
Votre conférence a suscité de nombreuses réactions, parfois très personnelles. Vous le soulignez vous-même : ces témoignages sont loin d’être isolés, la parole semble se libérer. Y a-t-il des rencontres ou des récits qui vous ont particulièrement marqué ?
Ce sont surtout des petits-enfants qui viennent me parler après les conférences. Ils me disent : « Je sais que ma grand-mère ou mon grand-père a fait quelque chose de trouble, mais je ne sais pas quoi. » Ils ne cherchent pas à réhabiliter ou à condamner, juste à savoir, à comprendre. Sans forcément juger. Ce sont des démarches sincères, souvent douloureuses qui font suite aux silences familiaux, aux tabous encore très présents.
Et vous pensez que votre livre changera la manière de penser l’épuration ?
C’est difficile à dire. L’historien sait qu’il doit être modeste et que sa parole a parfois du mal à nuancer, voire à contrer les représentations collectives du passé. Mais une chose est sûre : la société de 2025 n’est plus celle des années 2000. Les enjeux de mémoire, de genre, de transmission ont évolué. Et les nouvelles générations posent des questions que l’on n’osait pas formuler il y a vingt ans.
Pour conclure cet entretien, pouvez-vous nous dire quels seront vos projets ou activités dans les mois à venir ? Travaillez-vous actuellement sur une nouvelle initiative ?
Oui, sur l’histoire de la prison Jacques Cartier à Rennes, de 1903 à 2010. C’est un travail collectif, avec un focus sur la Seconde Guerre mondiale. On y retrouve à l’intérieur des murs de la prison des résistants puis des collaborateurs, des prisonniers de droit commun. Il y a encore beaucoup à explorer, notamment sur la torture par les Allemands durant l’Occupation. Et au-delà, c’est aussi une plongée dans l’histoire carcérale, les conditions de détention, les relations humaines derrière les murs.
Merci beaucoup !
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