Le dernier cordier de Baud (chapitre 1, 1898-1944)

La plaine de Baud en 1967. La corderie est le long bâtiment horizontal au centre de l’image. Fonds Heurtier, Musée de Bretagne


Dans le nouveau parc « Les plages de Baud », le long de la Vilaine, aménagé récemment (2014-2019) à l’est de Rennes, il y a un mur en schiste rouge, esseulé, qui sert de but aux enfants jouant au foot, et qui suscite parfois les interrogations des usagers. Avec quelques bosquets (en bordure du parc), c’est le seul témoignage de l’existence d’un petit quartier disparu. Celui-ci, centenaire, était bordé par une rue qui s’appelle toujours officiellement « rue de la Corderie », mais l’ancien panneau, « impasse de la Corderie », a été enlevé récemment. Habitant du nouveau quartier et connaisseur de l’histoire de Rennes, je n’avais entendu que des rumeurs sur l’existence d’une ancienne corderie et d’un ensemble de maisons à l’emplacement du parc. Je pensais que cette histoire, malgré ce petit pan de mur, allait doucement disparaître, comme elles tendent à le faire parfois dans les villes, même si le champ lexical du port, ceci probablement inspiré par la présence de cette corderie, est largement utilisé ici par les aménageurs et les communicants de Rennes Métropole. Récemment, par l’intermédiaire d’un ami, j’ai pu rendre visite au dernier des cordiers de Baud. Retraité dans la couronne rennaise, Michel Delin m’a raconté l’histoire de la corderie et des maisons voisines disparues.

Une carte de visite. Collection Michel Delin

Cette histoire, comme souvent en Bretagne, puise ses racines dans la grande Histoire toilière de notre région: celle du lin et du chanvre, qui ont laissé tant de traces patrimoniales, avant la révolution industrielle. Au départ, la famille Delin, pour autant qu’on le sache, était originaire des confins du pays de Fougères, tout près de la Mayenne, à la Chapelle-Janson. C’est là, dans une zone réputée active pour l’économie du chanvre, que s’est établie une tradition familiale de cordiers, dans une ferme reculée appelée « le Tilleul ». Les cordiers, autrefois, n’avaient pas bonne réputation: selon l’ethnologue François de Beaulieu, leur vie pouvait même être marquée par une forme sévère de ségrégation, voire de discrimination. Les « caquins« , puisque c’est ainsi qu’on les nomme, ne sont pas admis dans les cimetières communs, on leur attribue bien des maux ou des pouvoirs magiques et on les repousse au plus loin. Les plus pragmatiques évoquent le rapport de leur production, la corde, avec l’oeuvre des… bourreaux. Sur les bateaux et dans les théâtres, on connaît bien cette superstition: « corde » est un mot interdit!

Musée de Bretagne – Les Champs Libres

Quoiqu’il en soit, à la naissance du XXe siècle, Théophile Delin (1883-1985), jeune cordier polyvalent et ambitieux, ne se satisfait plus d’une vie d’artisan rural, voit plus grand et s’installe à Rennes. On ne sait pas exactement à quelle date il lorgne vers les carrières inhabitées de l’est de la ville, mais les entêtes de courrier de la future fabrique signale la date de 1904. Il a vingt ans, vient d’achever un « tour de France », a pu observer les machines les plus modernes et a en tête de grands projets. Peut-être est-ce lui que croise le photographe rennais Georges Nitsch, actif au début du XXe siècle, lorsqu’il légende « le cordier » une photographie réalisée pendant cette période et conservée au Musée de Bretagne. La « plaine de Baud » est alors un désert presque inhabité, n’était le beau manoir tout neuf d’Elie Jacquart, possesseur d’un grand magasin place de Bretagne, et le moulin voisin de Joué. Entre le manoir de Baud et la ville, il n’y a, à la veille de la Grande Guerre, que quelques carrières aujourd’hui bouchées, et, faute de piscine, l’un des seuls lieux de baignade autorisés de la ville, pour lequel l’architecte Martenot a dessiné quelques cabines et un ponton, juste en face de l’endroit où s’étendent aujourd’hui les modernes plages. Michel Delin se souvient avoir vu dans son enfance, avant que le cours du fleuve ne soit élargi en 1967, des baigneurs au même endroit.

Les baigneurs au « Gué de Baud » (ou « cabinet vert »), 1875. Musée de Bretagne

La Grande Guerre a ses (petites) consolations: en Bretagne, les alliés ayant laissé derrière eux quelques camps, Théophile a l’idée du remploi. C’est avec des structures de baraquements récupérés qu’il crée, vers 1925, avec les savantes machines qu’il produit lui-même, la première corderie. Longue de plusieurs dizaines de mètres et perpendiculaire à la rivière, elle permet de travailler les cordes à l’abri d’un long bâtiment longiligne, qui apparaît pour la première fois sur un plan de 1928 conservé aux archives municipales, aux côtés d’une petite « savonnerie » (on vous l’a dit: Théophile est polyvalent!)

Extrait d’un plan de 1928. Archives Municipales

Théophile est également ambitieux, on l’imagine débordant d’énergie. A cette époque, il apparaît plusieurs fois sur des photographies de la très fréquentée foire-exposition de Rennes, au champ de Mars (actuelle esplanade Ch.de Gaulle). Il y présente, en compagnie de son épouse, ses productions: cordages et savons.

A ce stade du récit, le lecteur s’interroge peut-être: « mais pourquoi une corderie à Rennes? Ce n’est pas un grand port, que je sache! » Des corderies, royales, à Rochefort (toujours en place), à Brest, à Saint-Malo, pour la « royale », je veux bien, mais à Rennes? Michel Delin me l’a expliqué d’emblée: ici, il ne faut pas imaginer de cordages de frégate ou de galion. La corderie Delin avait, dès l’origine, des débouchés très spécialisés pour le pays de Rennes ; A savoir, pour les activités rurales (longes pour attacher les bêtes, gros cordage pour la fixation des meules de foin…) et urbaines (ficellerie d’emballage, éléments de sommiers, équipements des pompiers…). Dans les publicités d’époque, la spécialité est bien précisée: « spécialité d’articles à la main pour l’agriculture ». A côté, on ajoute également: « cordages de fantaisie, cables métalliques, fil à voile » ou… « fils de fouet ». La corderie Delin ressemblait alors plus à cette corderie corrézienne, toujours active, qu’aux grandes corderies de l’arsenal militaire de Brest. Elle partageait avec celles-ci, cependant, le même plan longiligne.

Selon la tradition familiale, les années trente sont des années de développement importantes pour la corderie de Théophile Delin. Bientôt, Théodore, son fils, viendra s’associer à ses activités. Pendant l’entre-deux-guerres, le voisinage immédiat se voit garnir de plusieurs maisons. Celle des Delin, toute proche à l’est de la corderie, dévoile sur une photographie un agréable jardin sur l’impasse qui ne s’appelle pas encore « la corderie ». A gauche de la photo, on devine le mur de la fabrique. Une véritable petite vie de quartier naît. Michel Delin se souvient que, quelques décennies plus tard, quand il grandira dans le quartier, celui-ci était surtout peuplé d’une population d’ouvriers, de la SNCF essentiellement, comme dans les quartiers voisins de Saint-Hélier ou de Quineleu. Après-guerre, ces quelques maisons se verront entourées de plusieurs dizaines de jardins familiaux, à l’initiative, semble-t-il, de la même SNCF, dont les ateliers et la gare de triage sont voisins.

Malheureusement, cette gare de triage retient aujourd’hui l’Histoire locale pour un évènement bien tragique: le 17 juin 40, le lendemain de l’arrivée des occupants, un wagon d’explosifs anglais est la proie d’une bombe allemande. L’explosion est tellement violente que le nombre exact des victimes n’a jamais été clarifié. Il est probablement proche du millier, soit l’un des plus meurtriers de l’occupation en Bretagne. Si la corderie et les maisons sont probablement soufflées ou détruites, il semble qu’un autre bombardement, allié celui-ci, en juin 44 ait terminé l’oeuvre de destruction. En 1945, la corderie Delin figure au titre des dommages de guerre dans les archives du ministère de la Reconstruction pour ces deux bombardements. Son histoire est pourtant loin d’être terminée…En 2013, sur les photographies aériennes, on la voyait encore.

La plaine de Baud entre les rails et la Vilaine en juin 1940. Musée de Bretagne, Collection Arts graphiques

Cet article a été réalisé grâce aux informations qu’a bien voulu me donner Michel Delin, et une partie des documents proviennent de sa collection personnelle. Qu’il en soit chaleureusement remercié, ainsi que Patrice Poucineau. Les autres documents sont conservés au Musée de Bretagne et aux Archives Municipales.

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