Le dernier cordier de Baud (chapitre 2, 1944-1987)

La corderie (au centre) et le petit quartier en 1979. Photographie IGN.

Habitant du nouveau quartier de Baud-Chardonnet, je n’avais entendu que des rumeurs sur l’existence d’une ancienne corderie et d’un ensemble de maisons à l’emplacement du parc. Je pensais que cette histoire, malgré un petit pan de mur résistant, allait doucement disparaître, lorsque j’ai rencontré le dernier cordier de Baud…(Aujourd’hui, le deuxième et dernier chapitre, après 1944).

« Messieurs, et chers clients, reprenant les traditions d’avant-guerre, nous avons le plaisir de vous informer que nous participerons à la foire-exposition qui aura lieu à Rennes du 30 avril au 9 mai prochains […]. Beaucoup parmi vous se souviendront les moments difficiles que nous avons passés ensemble pendant la guerre, notamment pendant les bombardements, et alors qu’on manquait de tant de choses, vous voudrez bien nous continuer la faveur de vos ordres. Th Delin & Fils« , peut-on lire dans une lettre adressée à leurs clients par Théophile Delin et son fils Théodore quelques mois après la fin de la 2ème Guerre Mondiale. Il faut dire que la corderie a souffert: sur un plan du Ministère de la Reconstruction de 1946, elle est même signalée comme partiellement détruite. Théodore s’associe maintenant aux activités de son père. En 1955, il se fait d’ailleurs construire une nouvelle maison adossée au pignon nord de la corderie et proche de la maison de ses parents.

Les deux maisons des cordiers Delin en 1964, la nouvelle (1955) est adossée sur la corderie. Extrait d’une photographie du fonds Heurtier, Musée de Bretagne.

A la même date, la corderie est reconstruite avec une charpente métallique, les tôles percées de l’ancienne fabrique bombardée sont remployées pour les cloisons extérieures. Le bâtiment, toujours perpendiculaire à la rivière, fait 80m de long, pour pouvoir « travailler la corde au long ». Cela correspond aux normes: « pour fabriquer de la ficelle il fallait 70m, mais il fallait 100m pour la corde », me précise Michel Delin.

Capture image d’un film super 8 réalisé en 1978 par Michel Delin, disponible plus bas.

Le sol est en terre battue, l’ensemble équipé d’une partie magasin, où Théophile et Théodore, et bientôt Michel, reçoivent leur clientèle. L’hiver, le froid peut provoquer des engelures aux doigts. L’activité reprend en même temps que la ville se transforme. Les commandes évoluent: par exemple, dans les nouveaux quartiers où l’on aménage des aires de jeux, la corderie Delin fournit des cordes pour les trapèzes ou les balançoires. La mode du « macramé » ou des stores de fenêtres « type Ballauff » offrent des nouveaux débouchés à la ficellerie. Les Delin s’adaptent et alimentent la ville et la campagne, avec la capacité de répondre à des commandes très précises.

Théodore Delin dans sa corderie, fin des années 70. Photographie Michel Delin.

Comme l’ensemble de la ville, les années 60 voient le paysage du petit quartier radicalement changer. Si Michel Delin se souvient de baigneurs sur les pontons opposés de la Vilaine, c’est au même endroit que viennent s’amarrer les gabarres sablières qui alimentent les grands chantiers de rénovation urbaine de Bourg L’Evêque ou du Colombier. En 1967, la Vilaine est élargie: les berges d’en face se modèlent et s’alignent sur la nouvelle avenue François Château.

Photographies aériennes de 1965 et 1967 avec l’élargissement de la Vilaine. Fonds Heurtier, Musée de Bretagne.

Michel Delin se souvient d’une vie de quartier rythmée par la présence de beaucoup d’enfants. Le matin, il embarque avec les autres dans les estafettes du concessionnaire Renault (voisin du pont Villebois-Mareuil, récemment encore utilisé par l’élabo) pour aller à l’école rue Saint-Hélier. Le quartier sent bon, grâce aux parfum des brûleries de café de la rue Alphonse Guérin. Il y a plusieurs commerces actifs, dont le café Frotin, « avec sa pompe à cidre ancienne » (actuel « La Mie Mobile »). Au milieu des petits jardins familiaux « de la SNCF », vivent une dizaine de familles, il y a là « des charpentiers des ateliers ferroviaires et même un policier ». Le seul téléphone est celui de la famille Delin, qui sert à tout le monde. Autour, les environs au sud de « l’impasse de la Corderie » ont aussi beaucoup changé: il y a là les dépôts techniques des services de la ville, l’usine d’ameublement Poirier et même un grand dépôt de carburant, qui déménage « pendant les évènements d’Algérie, secrètement, pour prévenir les attentats » (il se trouve aujourd’hui à Vern-sur-Seiche).

Le dépôt des services techniques de la ville (en bas à gauche), les établissements d’ameublement Poirier (au centre) et le dépot de carburant (à droite), 1964. Fonds Heurtier, Musée de Bretagne

Michel Delin dans une publication sur les « métiers du Village », éditions Ouest-France, 1979.
Malheureusement, à partir du début des années 70, la corderie commence à subir les transformations sociétales qui affectent le milieu artisanal. Quand Théophile s’alimentait en chanvre en France, Théodore doit plutôt chercher du matériau en Inde ou en Espagne, faute de filière française disponible. Le nylon envahit le marché. Pour pouvoir durer, il faudrait réaliser de bien lourds investissements. Au même moment, les pratiques de cordiers commencent à se patrimonialiser. Le 22 avril 1973, la corderie Delin est l’objet d’un long reportage dans Ouest-France. Les éditions du même journal publient même un petit livre, « Les métiers du village », où Michel Delin est mis en scène, sur le bord de la Vilaine, en train d’oeuvrer sur la « traîne » traditionnelle. L’auteur, Olivier Eudes, ne manque pas de préciser que le patronyme « Delin » tend à trouver son origine dans une longue histoire familiale liée au lin.

Le dôme géodésique. archives M.Delin
Au même moment, Michel Delin dote le quartier d’un bien curieux aéronef: pour sa propre maison, il retient l’idée d’un « dôme géodésique », dont il réalise lui même la maquette, grâce aux conseils d’un ami architecte. La « soucoupe volante » vient se poser derrière la maison de son grand-père Théophile, en 1979. Il y vivra cinq ans.

Après son service militaire, Michel tente une aventure professionnelle différente de la tradition familiale qui tourne court. Il retourne vite à la corderie. Malheureusement, Les perspectives de perpétuer cet artisanat s’avèrent bien courtes. Le cordier réfléchit à des nouvelles activités pour les bords de la Vilaine: il envisage même « une guinguette ». Las! Il est trop en avance, la ville refuse le permis. Une opportunité vient: des clients, une vannerie de la rue Vasselot, cherchent un repreneur. A partir de 1987, la vannerie-corderie-ficellerie Delin fournira le centre-ville: elle a été reprise ces dernières années, quand Michel a fait valoir ses droits à la retraite.

La corderie cesse donc définitivement ses activités en 1987. Elle restera longuement inactive, avant sa destruction, en 2013. Cette même année, les dernières maisons du quartier sont achetées par l’aménageur, puis détruites pour pouvoir réaliser le parc actuel. Le dernier résident, Louis Le Hégarat, est un cousin des cordiers. C’est le premier cordier, Théophile Delin, qui avait construit la maison en bois. Après un désaccord sur le prix, elle est vendue puis rasée en 2014. Le mur en schiste qui existe toujours dans le parc est probablement son dernier témoin.

Extrait d’un article Ouest-France en 2013

Pourtant, dans le voisinage du parc actuel, l’oeuvre d’art de Lilian Bourgeat (2017) qui décore l’école d’arts appliqués IFFDEC, représente…une corde!

Le centenaire (et quelques années) de la corderie Delin à Rennes méritait bien cet hommage (même involontaire?).

En 2018, Michel Delin a réalisé un montage vidéo des images qu’il avait lui-même filmées en 1978 et 1979. En y ajoutant quelques rares images de 1955, il raconte en vidéo le siècle de présence de la corderie:

Cet article a été réalisé grâce aux informations qu’a bien voulu me donner Michel Delin, et une partie des documents proviennent de sa collection personnelle, notamment le film. Qu’il en soit chaleureusement remercié, ainsi que Patrice Poucineau. Les autres documents sont conservés au Musée de Bretagne.

Pour consulter le chapitre 1 (1898-1944), c’est ici.

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